Carême 1984 :La gloire du CrucifiéTout est fini : le corps de Jésus de Nazareth a été déposé dans une tombe par les soins de Joseph d’Arimathée... On s’entretiendra peut-être quelque temps encore de ce prétendu « Messie », dont l’imposture a été dénoncée par les autorités religieuses. Livré à Pilate, Jésus n’est pas mort lapidé, comme un prophète dont on veut faire taire le message : il n’aura été qu’un crucifié de plus parmi les milliers d’obscures victimes de la répression romaine. Jérusalem a rejeté son roi. Tirons un trait sur ce bref épisode sans conséquences d’une histoire déjà surchargée de règlements de comptes sanglants... Pourtant, quelques semaines plus tard, l’affaire rebondit. Une poignée de provinciaux illuminés réussit à mettre la capitale en émoi en proclamant que Dieu a conféré la dignité suprême à ce crucifié : « Dieu a fait Seigneur et Christ ce Jésus que vous avez crucifié » (Actes 2/36) ! Comment ont-ils pu se convaincre d’une idée aussi insensée ? Il s’est produit un extraordinaire renversement ; quelque chose a remis debout les partisans de Jésus, après que sa mort ait anéanti leurs espoirs. Cet événement bouleversant, le Nouveau Testament le nomme la « résurrection » de Jésus, avec des mots profanes qui évoquent un surgissement, un réveil. Certains des plus anciens témoignages parlent de son « élévation », de sa « glorification ». Il n’y a pas dans les évangiles de « récit de la résurrection » en tant que description d’un prodige où l’on verrait le mort sortir de son tombeau. Pour dire cet événement indicible, la tradition commune évoque la découverte du tombeau vide, et une mystérieuse apparition du Seigneur au cercle des apôtres, pour les envoyer en mission. Luc en donne sa propre version au début et à la fin de son chapitre 24. La marche en quête de sens Au chapitre 24 de l’évangile de Luc, lisons pour commencer les v. 13 à 16 : Voici donc deux disciples de Jésus quittant Jérusalem. Ils tournent le dos à la cité sainte de leur peuple. Pendant plus de dix chapitres, Luc avait évoqué la marche inverse de Jésus, montant à Jérusalem, suivi de ses disciples. Mais après ce qui s’est passé, ces derniers n’ont plus rien à attendre de la ville qui a rejeté son roi. Sans doute rentrent,˜ils tout simplement chez eux, pour retrouver au village la grisaille quotidienne, après un intermède exaltant. Accablés par les derniers événements, ils ne restent pourtant pas plongés dans un morne silence, en avançant côte à côte sur la route d’Emmaà¼s. Ils s’entretiennent et discutent de tout cela. Le texte dit qu’ils « cherchent ensemble ». Ils ont besoin d’épiloguer sur les événements, de chercher un sens à ces choses absurdes et désolantes. Il serait certes plus sage de ne pas retourner le fer dans la plaie, de ne pas remâcher la déception, de chercher à se distraire ; ils n’entrent pas dans cette sagesse de résignés. Dans leur échange, dans cette recherche obstinée d’une explication, il y a de la grandeur. La quête du sens n’est-elle pas au cœur de notre vocation d’hommes ? Et formuler sa peine pour la partager est une façon de la regarder en face, en même temps que de trouver réconfort à ce partage. C’est dans cette situation qu’ils sont rejoints par un troisième voyageur. Luc use ici d’un procédé courant dans les œuvres romanesques ou théâtrales, dès l’Antiquité : un personnage disparu revient incognito, il est méconnaissable pour ses partenaires. Mais lecteurs ou spectateurs sont d’emblée dans le secret. Le ressort dramatique du récit, qui les tient en haleine, c’est la question : quand le reconnaîtra-t-on ? A quel signe découvrira-t-on sa véritable identité ? Sous cette forme classique d’un « récit de reconnaissance », Luc va nous faire suivre le cheminement exemplaire d’une découverte du Christ vivant, dans une sorte de parabole. Lue à ce niveau, la situation décrite au départ est déjà chargée de signification pour nous : « Jésus s’approcha et fit route avec eux ». Sur les chemins de la vie, parfois si tristement banals, souvent traversés d’épreuves et de déceptions, Jésus nous rejoint incognito et « marche avec nous ». Il connaît et veut partager nos soucis, nos combats, nos besoins de comprendre. Il sait le courage qu’il faut pour reprendre la tâche quotidienne quand un grand espoir ou un simple bonheur s’est brisé. « Il est avec nous jusqu’à l’accomplissement des temps », comme le dit la finale de l’évangile de Matthieu. Il est avec nous, mais le plus souvent nous ne savons pas discerner sa présence... Sur la route d’Emmaà¼s, un dialogue va s’engager, dont le mystérieux compagnon prend l’initiative. Nous lisons les v. 17 à 21 : Interpellés par l’inconnu, les deux hommes ne cachent pas leur tristesse, elle est inscrite sur leur visage, mais ils s’étonnent de son ignorance. (Nous savons, nous, que Jésus l’a feinte pour provoquer leurs confidences !) , A Jérusalem, toute la population , y compris les étrangers de passage , a entendu parler de ces événements, mais puisque leur interlocuteur ne semble pas au courant, ils vont lui en rendre compte. C’est ici, je crois, le plus long discours attribué à des disciples, dans tout l’évangile : Luc en profite pour récapituler ainsi tout le destin historique de Jésus. C’est la reprise du parcours évangélique, au niveau de ce qu’ont vécu les partisans de Jésus, marqué par le caractère tragique de la dernière étape, tant que ne l’éclaire pas la lumière de la résurrection. Un roi, symbole d’unité , Dès le début de cette série d’études, dès son titre, j’ai mis en vedette ce thème royal, pour rendre compte d’un axe central du récit de Luc. Est-ce une présentation par trop désuète ? Dans le dernier récit que nous lisons, le titre de Roi n’apparaîtra plus, mais ses équivalents : Christ, ou Seigneur, tous deux conservés jusqu’à nos jours dans le langage des Eglises. Mais celui de « Christ » garde-t-il un sens pour l’homme de la rue ? Et celui de « Seigneur » n’évoque-t-il pas une situation féodale totalement anachronique ? Pour moderniser, faudrait-il dire « Guide suprême » ou « Grand leader », car « Président » ne convient guère ? Au fond, « Roi », cela parle encore. La terminologie royale sert encore métaphoriquement à désigner un personnage qui a conquis la renommée ou la suprématie dans son domaine, « Prince des poètes », ou « Roi du pétrole » ! Cependant, la connotation politique du titre de Roi demeure essentielle, si nous restons dans la perspective biblique. Il y a sur terre des despotes, dont Jésus a dénoncé les abus de pouvoir, dans l’entretien après la Cène ; mais un Roi méritant ce nom, dans tout l’Ancien Orient, c’est le garant de la justice, le défenseur des pauvres, le chef qui risque sa vie à la tête de ses troupes, c’est celui qui symbolise l’unité et la vocation de tout un peuple, c’est enfin le représentant de Dieu sur la terre... Ainsi, dans l’espérance d’Israël, le Messie-Roi n’est pas le révélateur de mystères célestes, ni le « sauveur des âmes » ; c’est l’Envoyé de Dieu qui doit libérer et purifier son peuple, et qui a mission de faire régner la paix pour toutes les nations, d’inaugurer sur la terre des temps nouveaux, de bâtir un monde où la justice habitera... C’est bien cette immense espérance qui s’exprime dans l’aveu rétrospectif de Cléopas : « Nous, nous espérions qu’il était celui qui allait libérer Israël ! ». S’il conteste une notion étroitement nationaliste du rôle du Messie, l’évangile conserve assurément l’ampleur de cette vision biblique, historique et collective, d’un salut qui doit être libération totale de l’humanité, accomplissement du grand dessein de Dieu pour le monde. C’est cette dimension que maintient, et souligne, l’attribution à Jésus du titre de Roi. Revenons à notre récit. Jérusalem a rejeté son roi, Cléopas et son compagnon conjuguent maintenant le verbe espérer à l’imparfait. Leur espérance est morte avec Jésus, « ensevelie dans la tombe », comme se lamentait Job... Pourtant, ils ont appris l’incroyable information de la matinée : des femmes ont trouvé le tombeau vide, des anges leur auraient dit qu’il est vivant. Des camarades ont vérifié le fait du tombeau vide, mais n’ont rien vu. Donc ce signe en négatif, ce signe ambigu n’a pas suffi à réveiller leur espoir. En évoquant le message des femmes, les deux disciples s’en tiennent à la réaction première des apôtres, qui l’ont pris pour du « délire » ! (24/11). L’information n’est pas devenue bonne nouvelle. Alors l’inconnu les apostrophe de manière aussi cinglante qu’inattendue. Nous lisons la suite du récit, aux v. 25 à 27 : Nous retrouvons ici la figure du prophète impatient devant l’esprit obtus de ses disciples, et pourtant si patient à les enseigner. Mais Luc nous fait aussi rejoindre l’expérience fondamentale par laquelle l’Eglise primitive a accédé à l’intelligence de la foi. C’est l’Esprit du Seigneur vivant qui l’a conduite à relire l’Ancien Testament pour mieux saisir l’Evangile ! Le scandale de la croix a pu prendre sens à travers une méditation renouvelée des Ecritures. C’est l’expérience que Luc symbolise en montrant Jésus se mettre à guider ses compagnons de route dans un magistral « parcours biblique ». Le peu qu’il en dit mérite d’être bien examiné. Jésus, interprète des Ecritures Dans notre récit, son but est avant tout d’éclairer la réalité de sa Passion, d’expliquer aux deux disciples que son apparent échec n’est pas un scandale incompréhensible : « Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela pour entrer dans sa gloire ? ». Mais Luc ne précise pas quels sont les textes évoqués pour cette démonstration. Il aurait été bien en peine de le dire, commentent parfois des esprits forts ! C’est faire injure à l’évangéliste, et à ses lecteurs ! S’ils oit lu attentivement le récit de la Passion, ils ne manquent pas d’éléments. En dressant la liste des textes présents en filigrane dans ce récit, on aperçoit deux grandes figures de référence : La première est celle du Juste souffrant, présente en de nombreux psaumes : fidèle qui rencontre persécutions et sarcasmes, innocent menacé de mort, mais qui s’en remet à Dieu, le juste Juge. La seconde est celle du Serviteur du Seigneur, qui se dessine dans les poèmes d’Esaïe 42 à 53. C’est un prophète ou un roi, élu de Dieu mais rejeté par ses contemporains qui le bafouent, l’arrêtent, le jugent, le mettent à mort. Il est compté parmi les malfaiteurs, il intercède pour les coupables, il est glorifié par Dieu au-delà de sa mort. C’est une citation d’Esaïe 53 que Jésus lui-même avait faite en annonçant son arrestation, en Luc 22/37 : « Il faut que s’accomplisse en moi cette Ecriture : il a été compté au nombre des hors-la-loi » (cf. Esaïe 53/12). « Ne fallait-il pas que le Christ souffrît cela, pour entrer dans sa gloire ? ». Devant une telle affirmation, la vraie question est théologique, et il ne faut pas l’esquiver. De quelle nécessité s’agit-il ? Je ne puis croire que ce soit celle d’un décret divin qui aurait programmé de toute éternité la souffrance du Messie : notre lecture du récit évangélique s’est déjà inscrite en faux contre un tel déterminisme. Jésus en appelle à la Bible : elle est le témoignage d’un long drame historique dans lequel Dieu s’est engagé pour se révéler ; on y découvre la souffrance de Dieu, nécessité inhérente aux rapports de l’humanité rebelle et du Dieu saint. La Passion est inévitable en raison de ce que sont les hommes : ceux qui proclament les exigences de Dieu suscitent toujours la haine des orgueilleux qui refusent de voir dénoncer leurs injustices... « Le prophète a dit la vérité, il doit être exécuté ! ». La Passion est inévitable en raison de ce qu’est Dieu : si sa sainteté et sa justice sont celles de l’amour, il fallait les souffrances du Christ pour incarner la solidarité totale de ce Dieu avec les victimes de toute violence. « Il le fallait » pour que « son règne, sa puissance et sa gloire » ne puissent jamais apparaître comme un pouvoir qui écrase et humilie... Telle est la vérité que l’interprétation de Jésus doit faire peu à peu pressentir à l’esprit et au cœur de ses compagnons. C’est sa lecture du témoignage biblique. Elle est assurément polémique par rapport à d’autres lectures possibles, quand la « toute-puissance » de Dieu n’est pas reconnue comme celle de l’amour. L’intronisation royale du Crucifié La fin de l’épisode doit nous aider à ne pas tomber dans un dernier contresens, religieux, souvent commis... La Résurrection comme intronisation royale de Jésus atteste la gloire du crucifié ! Elle ne vient pas effacer la croix comme un mauvais souvenir, elle n’est pas la revanche de Jésus sur ses ennemis. Son pouvoir ne peut changer de nature. Elevé à la droite de Dieu pour être le Seigneur de tous, il n’imposera pas son règne par la contrainte : ce serait contredire tout le sens de sa parole et de son œuvre... ! Lisons pour finir les v. 28 à 35 : Ce n’est pas le lieu de montrer en détails l’admirable construction littéraire de ce récit, qui marque trait pour trait le renversement de la situation initiale : l’entretien des deux disciples à nouveau seuls a radicalement changé de contenu, si bien qu’ils refont à la hâte toute la route, revenant au point de départ, Jérusalem, le cœur gonflé d’une merveilleuse nouvelle à partager. Retenons quelques points essentiels pour achever notre propre parcours dans cet évangile. Pas de photographie du Ressuscité C’est l’important message communément reçu de cet épisode. Une analyse plus fine nous invite pourtant à dépasser une interprétation qui resterait au niveau théologique et sacramentel : on dit toujours que les gestes de Jésus rompant le pain évoquent la dernière Cène. Ce n’est pas faux, mais réfléchissez : au niveau de l’événement vécu, ces deux disciples n’ont pas participé à cette Pâque, célébrée avec les seuls apôtres, Luc l’a bien spécifié. Ce n’est donc pas ce souvenir qui a pu déclencher leur soudaine illumination ! En revanche, par plusieurs similitudes d’expression, dont le fameux « le jour décline », Luc renvoie expressément au récit de la multiplication des pains. Or, justement, ce signe avait précédé, peut-être même déclenché, selon Luc, la reconnaissance par Pierre de la Royauté de Jésus : « Tu es le Christ de Dieu ! ». Au signe du pain partagé, les deux d’Emmaà¼s ont reconnu le Seigneur. Il évoque pour eux celui qui a voulu nourrir les affamés, celui qui accueillait à sa table les hors-la-loi, les méprisés, tous ceux que les bien-pensants voulaient exclure du Royaume de Dieu. La gloire de Jésus réside dans cet accueil, cette commensalité qui fit scandale. Ressuscité, il n’en cherche pas d’autre. S’il chemine dans nos histoires, ce n’est pas dans le carrosse des puissants, mais à côté des hommes aux pieds nus. Il a une fois pour toutes pris le parti des opprimés. C’est pour eux qu’il est Roi. Il les met debout en leur rendant dignité et espérance... Mais c’est incognito qu’il marche sur nos routes. Lorsque les deux disciples l’ont invité à leur table, il était encore pour eux l’inconnu, l’étranger. Ils ont fait un simple geste d’hospitalité ; mais sans lui, ils auraient manqué la rencontre du Ressuscité ! N’est-ce pas la plus forte leçon de ce récit final ? Partageons la Parole et le Pain dans la communauté ecclésiale : cela est nécessaire pour l’attestation de l’évangile. Mais ce n’est pas suffisant. Aujourd’hui plus que jamais, c’est dans l’accueil de l’étranger, dans le partage du pain avec l’affamé que le Roi-Serviteur nous donne rendez-vous et nous appelle à servir l’avancée de son règne de paix dans notre monde déchiré. Charles L’EPLATTENIER, Le Christianisme au XX° siècle, n° 16, 16.04.1984, p. 6-7. |