Carême 2001 : La Pudeur de Dieu

La pudeur de l’amour blessé de Dieu

La Bible est très discrète sur la souffrance de Dieu, mais elle en dit suffisamment pour nous laisser entrevoir qu’il arrive à Dieu de souffrir et que sa souffrance est toujours celle de son amour, puisqu’il n’est qu’amour.

Pourquoi donc cette discrétion de la Bible ? Dieu souffrirait-il si peu, que cela ne mérite pas d’en parler ? Ce n’est pas en tout cas ce que je découvre dans la Bible. Je crois plutôt y relever que cette discrétion est celle de la pudeur. Dieu sait que la souffrance des autres n’est pas toujours facile à entendre et qu’il est difficile également de dire sa souffrance à ceux qui en sont la cause. Tout cela serait déjà bien assez pour expliquer pourquoi Dieu ne tiendrait pas à parler de sa souffrance.

Voyons donc ce qu’il en est exactement de la pudeur de Dieu dans sa souffrance.

Dans les pages précédentes, nous avons vu que Jésus a souffert dans son amour et qu’il a vécu cette souffrance avec une grande pudeur. Voilà ce qui m’incite à penser qu’il en est de même pour Dieu. Si l’amour du Christ révèle l’amour de Dieu, alors l’amour blessé du Christ peut aussi révéler qu’il y a en Dieu un amour blessé, et donc enfin et pourquoi pas ? si le Christ a voilé de pudeur son amour blessé, Dieu pourrait aussi faire de même.

Aborder un tel sujet, c’est entrer dans le coeur de Dieu, dans son intimité, dans le saint des saints. Il convient donc, avant de faire le moindre pas vers ce sanctuaire, de nous prosterner :

Père très bon, Dieu de tendresse et ami des hommes,

En toi nous découvrons un amour qui nous comble et qui nous fait vivre,

Et nous t’en bénissons !

Mais nous savons aussi que notre manque d’amour te blesse ;

Nous t’en supplions : prends pitié de nous !

Ne nous repousse pas, à l’heure où nous désirons

Mieux connaître ton amour, afin de mieux t’aimer encore.

Dans ta grâce, accorde-nous ton Saint Esprit :

Qu’il vienne ouvrir nos coeurs à la profondeur de ton mystère ;

Qu’il vienne encore éclairer pour nous les Ecritures ;

Qu’il nous rende dignes de nous avancer vers toi

Et qu’il nous fasse entrer dans la profondeur du mystère de ton amour,

Afin que nous puissions en vivre toujours plus,

En le partageant avec ceux que nous côtoyons,

Au nom de ton Fils bien-aimé, notre Seigneur Jésus Christ.

Amen.

Le livre de l’Exode nous informe que Dieu et Moïse étaient amis (33.11), sans nous dire cependant quand est née cette amitié. Eux seuls le savent, et nous n’avons pas à essayer de dévoiler ce qui appartient à leur intimité.

L’amitié de Moïse avec Dieu nous est signalée, lors d’un épisode qui la met particulièrement en évidence. Les deux amis sont ensemble sur la montagne du Sinaï ; et ils ne voient pas passer les jours, comme il en est ainsi lorsqu’on est avec un ami. Mais pour le peuple qui attend au bas de la montagne, il en va tout autrement. Le temps paraît bien long ! Inquiets de ne plus voir redescendre Moïse, les Israélites fabriquent un veau d’or, en guise de Dieu. Il est plus facile d’avoir une idole sous la main que d’attendre un Dieu qui s’éternise sur une montagne !

Voilà comment Dieu informe Moïse de l’existence du veau d’or :

" Descends donc, car ton peuple s’est corrompu, lui que tu as fait monter du pays d’Egypte. Ils n’ont pas tardé à s’écarter du chemin que je leur avais prescrit ; ils se sont fait la statue d’un veau ; ils se sont prosternés devant elle et lui ont offert des sacrifices, en disant : Voici ton Dieu, Israël, qui t’a fait monter du pays d’Egypte " (32.7-8).

Nous le voyons, Dieu se contente de dénoncer le péché du peuple devant Moïse, sans rien laisser paraître de sa souffrance. Seulement voilà  ! Jusqu’à présent, Dieu a toujours parlé d’Israël à Moïse en disant " mon peuple " (Ex 3.7,10, 5.1 ) et jamais " ton peuple ". Pourquoi donc dire maintenant : " ton peuple s’est corrompu " ? Pourquoi ce brusque changement pour parler d’Israël, comme si ce peuple n’était plus le sien, alors qu’il a même dit devant Moïse qu’Israël était son " fils premier né " (4.22) ? Ne serait-ce pas pour laisser paraître devant Moïse qu’il n’est plus attaché à Israël, et que, s’il ne lui est plus attaché, il ne peut pas souffrir du veau d’or, pas plus qu’il ne souffre des idoles d’Egypte ou de quelque autre nation lointaine ?

S’ajoute à cela que Dieu dit à Moïse dans la même phrase : " ton peuple, que tu as fait monter du pays d’Egypte ". Comment cela ? Jusqu’à présent, Dieu a toujours revendiqué pour lui l’honneur d’avoir fait monter Israël du pays d’Egypte (Ex 3.8,17). Pourquoi donc désavouerait-il maintenant ce qu’il a fait ? Sans doute, me semble-t-il, parce que là se trouve précisément la blessure de Dieu, depuis que le peuple s’est prosterné devant le veau en disant : " Voici ton Dieu, Israël, qui t’a fait monter du pays d’Egypte ".

La manière dont Dieu parle maintenant d’Israël montre discrètement que Dieu est blessé dans son amour pour son peuple, d’autant plus que cette blessure lui est infligée par celui-là même qu’il aime comme son fils premier-né.

Et Moïse reste là sans rien dire ! Dieu lui a demandé de descendre, mais il ne le fait pas. Sans doute a-t-il compris la souffrance de Dieu. Mais il ne sait que dire. Alors, Dieu éprouve le besoin de reprendre la parole et dit à Moïse : " Je vois ce peuple : eh bien ! c’est un peuple à la nuque raide. Et maintenant laisse-moi, car je vais me mettre en colère contre eux et je les exterminerai. " (Ex 32.9-10)

Pour bien comprendre ce que Dieu dit maintenant, il faut savoir que sa colère n’est qu’une manifestation de sa souffrance ; elle est comme un cri de douleur. Dieu informe donc ici Moïse de sa souffrance, mais, avant de laisser libre cours à son cri de douleur, il lui dit ce mot extraordinaire, qu’il n’a dit à personne d’autre : " Et maintenant laisse-moi ! "

Oui, " laisse-moi " : ne reste pas ici, car je ne veux pas que tu me vois souffrir ! " Laisse-moi " : je ne veux pas faire peser sur toi le poids de ma souffrance ! " Laisse-moi " : je préfère rester seul avec ma douleur !

Voilà la parole d’un ami ; voilà la pudeur de Dieu qui s’efforce de cacher son amour blessé, même au plus proche de ses amis ! La pudeur ne dresse pas des barrières dans l’amitié. Elle inclut dans son silence le silence de la complicité. L’avantage d’un ami, c’est qu’il comprend les choses sans qu’on les lui dise.

Et Moïse réagit comme un véritable ami : il reste ! Dieu lui demande de le laisser, mais il ne le laisse pas ! Il se permet de désobéir à Dieu par amour pour Dieu !

Admirable Moïse, qui sait faire face à l’amour blessé de Dieu. Il se met à lui parler, et avec beaucoup de tact, il ne dit pas un mot de ce qui a blessé Dieu : rien du veau d’or, rien de l’infidélité du peuple ! Il se met à lui parler des ancêtres, des patriarches, dont le seul souvenir est pour Dieu comme un baume sur sa plaie : " Souviens-toi d’Abraham, d’Isaac et d’Israël, tes serviteurs, auxquels tu as dit avec serment : Je multiplierai votre descendance comme les étoiles du ciel et je donnerai à vos descendants tout le pays dont j’ai parlé, pour qu’ils le possèdent à jamais " (Ex 32.13)

Moïse a su trouver les mots qui apaisent. Le peuple est toujours aussi infidèle ; la blessure demeure, avec le veau. Mais il a suffi qu’un seul se tienne avec amour devant lui et Dieu revient de sa colère et pardonne à tous : " Dieu se repentit du mal qu’il avait déclaré vouloir faire à son peuple. " (Ex 32.14)

La pudeur de Dieu dans sa souffrance, nous la découvrons encore, toute de silence, dans un récit aussi bouleversant qu’extraordinaire, celui de la mort de Moïse :

" Moïse, serviteur du Seigneur, mourut dans le pays de Moab sur la bouche du Seigneur et il l’enterra dans la vallée, au pays de Moab, vis-à -vis de Beth Peor. Personne n’a connu sa sépulture jusqu’à ce jour. Moïse était âgé de cent vingt ans lorsqu’il mourut ; sa vue n’était point affaiblie et sa vigueur n’était point passée. Les enfants d’Israël pleurèrent Moïse pendant trente jours, dans la plaine de Moab ; puis, ces jours de pleurs et de deuil arrivèrent à leur terme. " (Dt 34.5-8).

La présence de Dieu dans ce récit est toute de silence. Il est d’abord question de lui dans une expression un peu floue : " Moïse mourut sur la bouche du Seigneur " ! Les traducteurs très académiques comprennent que Moïse est mort " selon l’ordre du Seigneur "21, ce qui se passe de commentaire. Mais d’autres, beaucoup plus intuitifs et sensibles, ont compris que Moïse était mort " dans un baiser du Seigneur "22. On ne peut pas mieux dire la proximité de Dieu et son amour pour Moïse. Admirable texte, qui voile discrètement cela dans une expression un peu floue !

La suite du récit est tout à fait bouleversante : " il l’enterra " ! Comment cela ? Dieu enterra Moïse ? Le texte ne dit pas autre chose, en effet ! Mais il le dit encore avec une immense discrétion, en désignant Dieu par un simple pronom : " il l’enterra " ! C’est tout !

La seule pensée de cette scène d’enterrement est si bouleversante, que les premiers traducteurs grecs ont préféré corriger ce texte, ce qui était facile à faire. Il leur a suffi, en effet, de remplacer " il l’enterra " par " on l’enterra ". Ces traducteurs savaient que celui qui enterre un mort devient impur. Voilà pourquoi, sans doute, ils ont délibérément écarté Dieu de cette scène. Ne leur jetons pas la pierre ; ils ont cru bien faire. Mais, quel dommage qu’ils n’aient pas pu envisager que Dieu pouvait rendre pur un mort en le touchant ! (Lc 7.13, 8.54).

Les conséquences de cette traduction sont cependant immenses. Pendant les premiers siècles de la vie de l’Eglise, en effet, les théologiens chrétiens ne lisaient pas l’hébreu. Les Pères grecs ont donc été privés de cette scène, qu’ils étaient pourtant parfaitement capables de commenter avec toute la profondeur spirituelle nécessaire.

Mais revenons au texte hébreu.

Pour le narrateur lui-même, la scène est aussi très difficile à raconter, si difficile qu’il s’est arrangé pour que tout tienne dans le minimum de mots : " il l’enterra " ; en hébreu, c’est un seul mot !

Le récit ne donne aucun autre détail de cette scène mémorable, sinon cette information encore très forte : " Personne n’a connu sa sépulture jusqu’à ce jour ".

Si personne ne sait où se trouve la tombe de Moïse, cela signifie que personne n’a assisté à son enterrement ! Dieu était donc tout seul ! Tout seul pour enterrer son ami ! Les questions se bousculent et les réponses me bouleversent : Qui donc à préparé les aromates ? Qui donc a aménagé le tombeau ? Qui donc y a étendu Moïse ? Qui donc a entonné sur lui les lamentations funèbres ? Ne cherchons pas : cela dépasse notre entendement !

Et les mots me manquent ! Amour infini, qui va jusqu’à ensevelir son ami, dont il a recueilli le dernier souffle dans un baiser ! Pudique amour, qui prend soin d’écarter tout témoin de ce grand moment d’intimité !

Dieu est resté totalement silencieux. Le récit ne dit plus rien de lui et s’applique à décrire le deuil du peuple, sans dire un mot du deuil de Dieu ! Mais, qui donc pourrait en parler, quand Dieu se tait ? La Bible parle encore abondamment de Moïse, mais elle ne dit plus rien de ses funérailles, ni rien de ce qui a pu être la douleur de Dieu ! 23 C’est ainsi que la Bible respecte au plus haut point le pudique silence de Dieu, qui n’a rien laissé paraître de sa douleur.

Un seul verset de psaume évoque très sobrement ce qui nous plonge dans le silence : " Il en coà »te au Seigneur de voir mourir ses fidèles " (116.15).

Le dernier texte que nous verrons évoque une scène, qui se situe lors du siège de Jérusalem par les troupes babyloniennes. La famine provoquée par le siège est rendue plus dure encore par une sécheresse qui frappe tout le pays. Le prophète Jérémie se fait alors le défenseur du peuple et se présente seul devant Dieu, pour prononcer une admirable prière de repentance (14.7-9). Mais Dieu ne veut rien entendre et intime l’ordre à Jérémie de se taire (14.11-12). Jérémie, cependant, est assez proche de Dieu pour oser plaider encore en faveur du peuple, qu’il estime victime des faux prophètes (14.13). La réponse de Dieu tombe alors comme un coup d’épée : " C’est faux ce que disent les prophètes en mon nom. Je ne les ai pas envoyés ; je ne leur ai rien demandé ; je ne leur ai pas parlé. Ce qu’ils prophétisent ne sont que de fausses visions, de vaines prédictions, des tromperies de leur coeur. C’est pourquoi, ainsi parle le Seigneur : Pour ce qui est des prophètes qui prophétisent en mon nom, alors que je ne les ai pas envoyés, bien qu’ils prétendent que l’épée et la famine ne surprendront pas ce pays, c’est en fait par l’épée et la famine que ces prophètes disparaîtront. Et les gens à qui ils prophétisent joncheront les rues de Jérusalem à cause de la famine et de l’épée ; ils n’auront personne pour les ensevelir, eux, leurs femmes, leurs fils, leurs filles. C’est ainsi que je reverserai sur eux leur méchanceté " (14.14-16).

Dieu s’en tient là et se tait. Jérémie ne se permet plus d’insister et se tait lui aussi. Mais il ne s’en va pas ; il reste en silence devant Dieu qui se tait. C’est un silence d’une rare intensité, qui rapproche Dieu et son prophète.

Combien de temps Dieu est-il ainsi resté silencieux devant Jérémie ? Je n’en sais rien ! Toujours est-il que Dieu est sorti de son silence, pour prononcer une des paroles les plus bouleversantes de toute la Bible :

" Tu leur diras cette parole : Mes yeux fondent en larmes, nuit et jour, sans cesse ; car un grand désastre, un coup meurtrier a brisé la vierge, fille de mon peuple. Si je vais dans les champs, voici les victimes de l’épée ; et si j’entre dans la ville, voici ceux que torture la faim. Prophètes et prêtres parcourent le pays, sans plus rien comprendre. " (14.17-18)

" Mes yeux fondent en larmes " : les larmes de Dieu ! Quel bouleversement ! Jamais Jérémie n’a entendu pareille révélation ! Jamais prophète n’a entendu ce que Jérémie vient d’entendre ! Et jamais la Bible ne reparlera des larmes versées par Dieu sur son peuple !

Les larmes de Dieu sont si bouleversantes que les premiers traducteurs grecs en ont été eux-mêmes profondément gênés, au point de ne pas en rendre compte dans leur traduction. Ils ont préféré modifier légèrement le texte pour respecter la bienséance, en invitant plutôt les survivants du peuple à pleurer, comme il se doit, sur les victimes. Voilà ce que devient le texte dans sa traduction grecque : " Tu leur diras cette parole : que vos yeux fondent en larmes, nuit et jour, sans cesse "

Cette retouche faite sur le texte a eu d’énormes conséquences sur la théologie. En effet, alors que les Pères grecs posaient les bases de la théologie chrétienne, les larmes de Dieu pour son peuple, jamais mentionnées ailleurs, ont été totalement ignorées. Quel dommage pour la théologie ! Et j’aurais tellement aimé lire le commentaire d’un Père grec sur de telles larmes !

Mais, revenons au texte hébreu !

Les larmes de Dieu ! Voilà donc pourquoi Dieu avait imposé silence à Jérémie : devant cette terre jonchée de cadavres sans sépulture, Dieu pleure, nuit et jour, sans cesse !

Pudique Dieu qui, pour la première et dernière fois, ose dire à un ami qu’il pleure sur son peuple. Ces larmes de Dieu ressemblent étonnamment à celles de Jésus devant le tombeau de Lazare : des larmes silencieuses, sans autre démonstration de deuil.

Si Dieu n’en avait pas parlé à Jérémie, celui-ci n’en aurait rien su ; il n’y était pas préparé ; il ne le soupçonnait sans doute même pas ! Quand Dieu pleure, c’est en silence. Personne sur la terre n’en sait rien, alors que, pourtant, ses yeux fondent en larmes, nuit et jour, sans cesse

La pudeur de Dieu est là  : un homme se cache pour pleurer ; et Dieu fait de même !

Quelques années après Jérémie, un autre proche de Dieu lui a dit : " Vraiment, tu es un Dieu qui se cache ! " (Es 45.15). Nous ne savons pas ce que Dieu a répondu, ni même s’il a répondu. La Bible nous transmet cette parole, sans le moindre commentaire !

Devant ce Dieu qui se cache pour pleurer, un détail de la vie de Moïse prend soudain un éclairage nouveau. Cela se passe juste après la blessure que le veau d’or a infligée à Dieu. Moïse a demandé à Dieu la faveur de le voir. Voici la réponse qu’il a reçue :

" Tu ne pourras pas voir mon visage, car quiconque me verrait ne pourrait plus vivre. Voici un lieu près de moi ; tu te tiendras sur le rocher. Quand ma gloire passera, je te mettrai dans un creux du rocher et je te couvrirai de ma main jusqu’à ce que j’aie passé. Et lorsque je retournerai ma main, tu me verras par derrière, mais mon visage ne pourra pas être vu. " (Ex 33.20-23)

Et si Dieu, dans sa pudeur, n’avait rien voulu laissé paraître de ses larmes devant Moïse ? Assurément ! celui qui verrait la douleur du visage de Dieu ne pourrait plus vivre !

Mais, revenons à Jérémie, qui, lui non plus, n’a pas vu le visage de Dieu !

Les larmes, dont Dieu lui parle, sont des larmes de compassion : Dieu pleure sur la blessure de son peuple, mais non sur sa propre blessure. C’est bien ce qu’il dit, en effet, mais en quels termes le dit-il ?

" Mes yeux fondent en larmes, nuit et jour, sans cesse ; car un grand désastre, un coup meurtrier a brisé la vierge, fille de mon peuple "

" La vierge, fille de mon peuple ! " : curieuse manière de parler du peuple, car il y a bien longtemps que le peuple n’a plus rien d’une vierge, tant sont nombreuses ses prostitutions avec une foule de dieux étrangers. Il suffit d’entendre la toute dernière accusation de Dieu, juste avant la sécheresse, pour se rendre compte de la réalité : " Eh bien ! moi, je vais retirer ta jupe et l’on verra ton sexe. Tes adultères ! Tes hennissements ! Ta prostitution éhontée ! Je vois tes ordures sur les collines et dans les champs ! Hélas ! Jérusalem ! Tu ne veux pas te purifier en me suivant. Combien de temps encore ? (Jr 13.26-27 ; cf. aussi 2.20-25 ; 3.2-5 ; 5.7-9 ).

C’est sur cette prostituée que Dieu pleure, sans plus lui faire de reproches maintenant ! Mais, en continuant de parler d’elle comme d’une vierge, Dieu laisse percevoir combien il est blessé par les agissements de celle qui demeure toujours pour lui une vierge, qu’il aime (cf. Jr 31.3-4).

Certes, Dieu révèle avant tout à Jérémie les larmes de sa compassion, mais, nous voyons maintenant qu’il cache dans ces larmes-là les larmes de son amour blessé.

Et Jérémie ne s’y est pas trompé. Il est assez proche pour comprendre ce que Dieu a enfoui dans sa pudeur. Sa réaction le montre : il demande pardon au nom de tout le peuple. On ne demande pas pardon à quelqu’un qui dit sa compassion ; mais on demande pardon à celui que l’on a blessé : " Seigneur, nous sommes conscients de notre culpabilité et de la perversion de nos pères. Oui, nous avons péché contre toi ! A cause de ton nom, ne méprise pas, n’avilis pas le trône de ta gloire ! N’oublie pas, ne renie pas ton alliance avec nous ! Parmi les idoles des nations, en est-il qui fasse pleuvoir ? Serait-ce le ciel qui donne la pluie ? N’est-ce pas toi, Seigneur notre Dieu ? Notre espérance est en toi, car c’est toi qui fais toutes choses. " (14.20-22).

En réagissant ainsi devant les larmes de Dieu, Jérémie ne cherche rien d’autre qu’à consoler Dieu. Consoler Dieu ! C’est bien la première fois que cela arrive ! Mais l’amour de Jérémie lui dicte ce qu’il convient de faire : la repentance, c’est la consolation de Dieu.

La langue hébraïque a ceci d’admirable que le verbe signifiant " se repentir " signifie aussi " consoler ". Cela est fort bien vu : la repentance, en effet, console la personne offensée. Ainsi, devant la blessure de Dieu, que nous avons offensé, la repentance est la consolation de Dieu.

Il y a là une formidable lumière projetée sur notre chemin de Carême. Le Seigneur pleure encore de compassion devant toutes les victimes de la terre, jetées sans sépultures sur les routes humaines. Dieu pleure aussi en silence sur son peuple infidèle. Que notre repentance soit pour lui consolation dans son amour blessé !