Carême 2001 : La Pudeur de Dieu

La pudeur de l’amour du Christ

La pudeur de Dieu : quel étonnant sujet, mais, je crois aussi, quel merveilleux sujet pour nous conduire dans ce Carême, jusqu’à la croix et jusqu’au matin de Pâques. Oui, quel merveilleux sujet ! Et je dois vous dire toute ma joie de pouvoir ainsi cheminer avec vous, à la lumière d’un si beau thème.

Mais commençons par le commencement : Dieu est-il au moins pudique ?

Il y a dans la pudeur de la retenue, de la réserve, de la discrétion, comme une sorte de voile que l’amour s’impose à lui-même pour ne pas se livrer trop vite. Le timide n’ose pas, ne sait pas ou ne peut pas aimer comme il le souhaite. Par contre, le pudique ne veut pas tout donner de son amour, non par avarice, ni parce que l’autre est indigne d’être aimé, mais pour permettre à l’amour de parvenir à l’intimité.

L’amour a soif d’être partagé, jusqu’à devenir intime. Or, l’intimité ne naît pas en un jour ; elle a besoin de temps. La pudeur, alors, conduit l’amour sur le chemin de l’intimité.

La pudeur n’est pas à confondre non plus avec l’inhibition. L’inhibition est une maladie de l’amour ; la pudeur en est une qualité, toute faite de discrétion.

Voilà ce qu’il en est, me semble-t-il, de l’amour humain. Qu’en est-il maintenant pour Dieu ? Son amour est-il pudique ?

Que Dieu aime, cela ne fait aucun doute, puisqu’il est amour (1 Jn 4.8), amour infini, amour en plénitude. Mais peut-on dire que son amour est un tant soit peu marqué, teinté par la pudeur ? Y a-t-il dans l’amour de Dieu cette réserve, cette retenue, cette discrétion propres à la pudeur ?

Je crois que oui ! Dieu a soif, lui aussi, d’un amour partagé avec les hommes, soif d’intimité avec nous. Lui aussi prend le chemin de la pudeur pour parvenir à cet amour partagé.

Mais comment savoir cela ?

Jamais dans la Bible il n’est question de la pudeur de Dieu ! Je veux dire que le mot " pudeur " ne se trouve jamais appliqué à Dieu. La Bible parle de la pudeur des femmes (1 Ti 2.9), de l’impudeur de certaines nations (So 2.1), mais elle entoure d’un très grand silence la pudeur de Dieu, au point que ce silence pourrait être dissuasif pour quiconque voudrait en savoir un peu plus à ce sujet.

Pourquoi donc la Bible a-t-elle plongé la pudeur de Dieu dans un tel silence ?

Par pudeur, précisément ! Vous avez dà » le remarquer : un pudique est toujours gêné quand on l’interroge sur sa pudeur ; il préfère se taire, faire silence à ce sujet ; et son silence fait partie de sa pudeur. La pudeur aime s’enfouir dans le silence.

Eh bien ! Je crois qu’en Dieu il en est ainsi : par pudeur, il fait silence sur sa pudeur ! S’il en est ainsi, alors le silence de la Bible sur ce sujet apparaît tout autrement et m’intéresse au plus haut point ; je le reçois comme voulu par Dieu, comme le reflet de son propre silence, signe de son authentique et profonde pudeur.

Je vous propose dans ces conférences de Carême, de passer la Bible au peigne fin, jusqu’entre les lignes, jusque dans les silences, pour nous avancer sur le chemin de Dieu, le coeur prêt car c’est au niveau du coeur que cela se passe le coeur prêt à détecter le moindre de ses gestes, le coeur prêt à sonder chacun de ses silences, le coeur prêt à scruter chacune de ses paroles, afin de découvrir en lui la vérité de sa pudeur.

Je peux vous dire que l’enjeu en vaut la peine. En effet, tout ce qu’il m’a été donné de découvrir à ce sujet me permet d’avancer que, si l’amour de Dieu est d’une extrême beauté, cette beauté est encore rehaussée, soulignée, avec beaucoup de finesse et comme en silence, par une pudeur qui ne cesse de m’émerveiller.

Un Dieu pudique dans son amour : voilà le Dieu en qui je crois ; voilà le Dieu qui me comble de joie : un Dieu qui va jusqu’à s’envelopper de pudeur dans les ténèbres de la croix et la première lueur de Pâques.

Que ce Carême soit pour nous un temps béni, pour cheminer vers la croix et vers le tombeau vide, tout environnés de la pudeur de Dieu.

Père très bon, Dieu de tendresse et ami des hommes,

Béni sois-tu d’avoir tracé pour nous le chemin de l’amour, où tu t’avances à notre rencontre.

Béni sois-tu pour ta parole qui vient baliser pour nous ce chemin.

Béni sois-tu pour ton Fils Jésus-Christ, devenu homme parmi les hommes pour cheminer avec nous.

Tu sais combien de fois je me suis égaré ; combien de fois j’ai capitulé ou rebroussé chemin,

Mais je sais aussi que tu ne cesses pas de me chercher, et pour cela aussi je te remercie.

Viens donc me montrer encore le chemin, car j’ai soif de te rencontrer et de me rapprocher de tous ceux que tu m’as donnés comme compagnons de route.

Dans ton amour infini, fais-nous la grâce de ton Saint Esprit.

Qu’il nous fasse entrer dans la profondeur des Ecritures.

Qu’il ouvre nos coeurs au mystère de ton amour

Et qu’il nous conduise devant toi, jusqu’au pied de la croix et dans la lumière pascale, pour contempler celui en qui tu nous révèles ton amour, ton Fils bien-aimé, notre Seigneur Jésus-Christ.

Amen.

Par où commencer, maintenant ? A quelle page ouvrir la Bible, si le mot " pudeur " ne s’y trouve pas employé pour Dieu ?

Il me semble bon, dans un premier temps, de voir ce qu’il en est du Christ dans les Evangiles. C’est en Christ, en effet, que Dieu se révèle de manière privilégiée. Si donc nous voulons découvrir ce qu’il en est de la pudeur de Dieu, cherchons d’abord ce qu’il en est de la pudeur du Christ. Après quoi nous serons sans doute mieux armés pour voir ce qu’il en est de Dieu.

Comme le mot " pudeur " est totalement absent des Evangiles, la question demeure : par où commencer ? Par quelle page d’Evangile ?

Le propre d’un pudique est d’être extrêmement réservé dans sa manière d’exprimer son amour. Le mot " pudeur " étant absent, cherchons autour du mot " amour " ce qu’il en est de l’amour de Jésus.

Eh bien ! Je dois vous dire combien ma surprise a été grande, le jour où j’ai découvert que le mot " amour " était totalement absent de l’Evangile de Marc ! Cela ne paraît pas possible, quand on sait que l’amour est au coeur de la Bible ! Et c’est pourtant bien la réalité : Marc n’emploie jamais le mot " amour " ! Pas plus pour Dieu, que pour Jésus, que pour quiconque !

Dans l’Evangile de Matthieu, ce n’est guère mieux ! Le mot " amour " n’y apparaît qu’une fois, et encore, dans un passage un peu déconcertant. Je vous laisse juges : " L’amour de beaucoup se refroidira " (24.12). Jésus parle ici de notre amour, bien sà »r ! Mais de l’amour de Dieu ou de l’amour du Christ, il n’en est pas question !

Pour ce qui est de l’Evangile de Luc, un seul emploi encore, qui parle cette fois de l’amour de Dieu, mais comme une réalité négligée par certains : " Malheur à vous, malheur à vous, Pharisiens, qui versez la dîme de la menthe, de la rue, et d’autres plantes potagères, et qui laissez de côté la justice et l’amour de Dieu " (11.42) C’est tout ! Pas une seule fois le mot " amour " n’est employé par Luc à propos de l’amour de Jésus !

Heureusement, il y a l’Evangile de Jean et tout le reste du Nouveau Testament pour nous assurer que l’amour est bien au coeur de la vie de Jésus1.

Mais, restons-en aux trois premiers Evangiles, avec ce surprenant constat que le mot " amour ", à propos de Jésus, y est absent. Serait-ce que Jésus n’a jamais aimé ? Mais, tout le reste de la Bible dit le contraire ! Serait-ce que l’amour de Jésus doit être censuré ? Je laisse cette hypothèse aux mauvaises langues ; et je retiens une autre explication, encore formulée comme une hypothèse : et si l’amour de Jésus était pudique ? Et si les trois premiers Evangiles rendaient compte de cette pudeur en entourant de silence l’amour de Jésus ?

Pour vérifier si cette hypothèse est solide, reprenons l’examen de ces trois Evangiles, pour voir l’emploi qu’ils font du verbe " aimer ", ou plutôt des verbes " aimer ", car en grec il y en a deux2.

Eh bien ! Une surprise nous attend encore, qui va conforter notre hypothèse !

Dans l’Evangile de Matthieu, Jésus nous invite à aimer Dieu (22.37), à aimer notre prochain (22.39) ; il nous invite même à aimer nos ennemis (5.44) et à l’aimer lui-même plus que tous les membres de notre famille (10.37). Mais, quand il s’agit de savoir si Jésus lui-même a aimé et comment il a vécu ce qu’il nous demande, c’est le grand silence ! Jamais dans Matthieu, Jésus n’est sujet du verbe " aimer " ! C’est très étonnant, mais cela va dans le sens de notre hypothèse : l’amour de Jésus semble bien être enfoui dans le silence de la pudeur.

La lecture de l’Evangile de Luc conduit exactement au même résultat : Jésus n’est jamais sujet du verbe " aimer " !

Avec l’Evangile de Marc, nous voilà soulagés et rassurés : enfin, il nous est dit que Jésus a aimé quelqu’un ! Mais cela ne nous est dit qu’une fois ! Une seule ! Mais ce seul cas va bien sà »r attirer toute notre attention. Nous allons enfin savoir quelque chose sur l’amour de Jésus ! Et nous allons pouvoir vérifier si cet amour est pudique.

Ecoutons l’unique texte de Marc qui parle de l’amour de Jésus : " Comme Jésus se mettait en chemin, quelqu’un vint en courant et se jeta à genoux devant lui. "Bon Maître, lui demanda-t-il, que dois-je faire pour recevoir en partage la vie éternelle ?" Jésus lui dit : "Pourquoi m’appelles-tu bon ? Nul n’est bon que Dieu seul ! Tu connais les commandements : tu ne tueras point ; tu ne commettras point d’adultère ; tu ne voleras point ; honore ton père et ta mère". L’homme lui dit : "Maître, tout cela je l’ai observé dès ma jeunesse". Alors, l’ayant regardé, Jésus l’aima et lui dit : "Une chose te manque : va, vends ce que tu as ; donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel. Puis, viens, suis-moi !". Mais, assombri par cette parole, il s’en alla tout triste, car il avait de grands biens. " (10.17-22).

" Jésus l’aima " : nous voilà donc enfin placés devant l’amour du Christ ! Examinons ce texte pour voir comment Jésus s’y est pris pour exprimer ou manifester son amour.

" Jésus l’aima " : juste après cette expression, Marc nous transmet une parole de Jésus à l’homme riche. Nul doute que cette parole va être pleine d’amour. Si nous voulons recueillir de la bouche même de Jésus une parole d’amour, c’est le moment. Peut-être même sera-t-elle dénudée de cette pudeur qui par ailleurs l’enveloppe ? Ecoutons à nouveau cette parole :

" Une chose te manque : va, vends ce que tu as ; donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel. Puis, viens, suis-moi ! "

Cette parole est surprenante ! Je ne doute pas qu’elle soit pleine d’amour. Oui, Jésus aime véritablement cet homme, mais le moins qu’on puisse dire, c’est que l’amour exprimé dans cette parole est vraiment très discret. C’est une parole d’amour qui se dit sans le moindre mot d’amour ! Et c’est cela la pudeur !

Comment cet homme a-t-il réagi à l’amour de Jésus ? " Assombri par cette parole, il s’en alla tout triste ! " Cette réaction montre clairement que cet homme n’a rien perçu de l’amour de Jésus. Certes, il y est insensible, car il est habité par un autre amour, celui de l’argent, et cet amour-là rend imperméable à l’amour du Christ. C’est vrai ! Mais, il y a plus que le repliement de cet homme sur son argent ; il y a aussi le fait que Jésus est très pudique dans l’expression de son amour.

L’amour de Jésus est si pudique que Matthieu et Luc ont préféré l’envelopper de silence. Ces deux évangélistes racontent, en effet, cette même scène et nous rapportent la même parole de Jésus 3, mais sans la faire précéder du verbe " aimer ". Pudique silence sur un amour pudique !

Si l’homme riche n’a pas perçu l’amour du Christ, d’autres que lui l’ont perçu, puisque Marc note expressément que Jésus l’a aimé. Comment les témoins de la scène ont-ils donc pu percevoir l’amour de Jésus ? Si ce n’est pas dans une parole, serait-ce dans un geste ? Mais, aucun geste de Jésus n’est ici rapporté 4 ! Alors, à quel détail du texte s’accrocher pour pouvoir dire que Jésus a effectivement aimé cet homme ?

Eh bien ! Ce détail existe. C’est un détail que Matthieu et Luc ont laissé de côté, comme ils ont laissé de côté le verbe " aimer ", car ils vont ensemble. C’est un détail qui se trouve dans le verbe qui précède immédiatement le verbe " aimer " : " Alors, l’ayant regardé, Jésus l’aima ".

Le regard de Jésus : un détail, mais quel détail ! Tout l’amour de Jésus se cristallise dans ce regard.

Il y a des regards impudiques, et nous le savons bien ! Un regard impudique n’est pas fait d’amour, mais de convoitise ; il s’attarde à la surface du corps, sur certaines parties du corps même ; c’est un regard en surface. Or, le verbe choisi ici par Marc pour attirer notre attention sur le regard de Jésus écarte radicalement toute impudeur. Ce verbe, en effet, est un verbe assez rare, qui n’a pas d’équivalent en français. C’est un verbe composé, qui dit que Jésus a regardé à l’intérieur de l’homme riche. C’est le contraire du regard superficiel de l’impudeur. Jésus a plongé son regard jusqu’au plus profond du coeur de cet homme. Il ne convoite pas, il contemple.

Regard profond et silencieux, dépouillé de tout autre signe d’amour. L’amour peut se dire dans un seul regard, et la profondeur d’un regard peut révéler la profondeur d’un amour. Ce regard est pudique, quand il est dépouillé de tout autre signe d’amour. Tel est le regard de Jésus : aussi profond que son amour, aussi profond que sa pudeur ! Regard tellement pudique qu’il court le risque de n’être pas perçu. Et le riche n’a rien perçu de ce regard, rien perçu de cet amour pudique ! Il s’en est allé tout triste !

Lorsque le riche s’en est allé, Jésus se tourna vers ses disciples, leur adressa quelques paroles, et puis les regarda (10.27). Pour parler alors de ce regard de Jésus, Marc reprend le même verbe qu’il avait utilisé plus haut pour le riche ; le même verbe, au même temps, à la même forme ! Tout cela pour dire que Jésus regarda ses disciples comme il a regardé l’homme riche, avec le même amour. Mais cette fois, Marc ne mentionne pas le verbe " aimer ". Il fait silence sur ce verbe, et nous apprend ainsi, dans ce silence, à contempler le Christ dans son amour pudique.

Dans l’Evangile de Jean, il est plusieurs fois fait mention de l’amour de Jésus. Or, nous nous apercevons que la pudeur de Jésus n’est pas pour autant écartée, au contraire !

En parlant abondamment de l’amour de Jésus, Jean se situe à un autre niveau de l’amour : au niveau de l’intimité ce sur quoi les autres évangélistes font silence.

L’intimité permet à l’amour de se dire, non pas parce que la pudeur a disparu, mais parce que, dans l’intimité de l’amour partagé, la pudeur aussi est partagée.

Je laisse de côté aujourd’hui certains passages de Jean, dont j’aurai l’occasion de parler plus loin. Sachons bien, dès à présent, que nulle part dans cet évangile l’amour de Jésus n’est en porte à faux avec la pudeur.

Mais, tout d’abord, qui donc est Jean pour nous introduire ainsi dans l’intimité de Jésus ?

A plusieurs reprises dans son Evangile, et pas ailleurs, il est question du " disciple que Jésus aimait " (13.23, 19.26, 20.2, 21.7,20). Voilà un premier groupe de textes, où Jésus est sujet du verbe " aimer ".

Le disciple ainsi désigné n’est jamais identifié par Jean, mais tout le monde s’accorde à penser qu’il s’agit de Jean lui-même. Ce silence porté sur lui-même révèle en Jean quelqu’un de pudique. Or, cette expression fait de Jean un intime de Jésus ; le voilà donc bien placé pour nous parler de l’intimité du Maître. Si Jean est lui-même pudique, il saura certainement rendre compte de la pudeur de Jésus.

" Le disciple que Jésus aimait " : nulle part dans l’Evangile, nous ne sommes témoins du moment où Jésus a signifié son amour à ce disciple. Par contre, nous sommes témoins du moment où Jésus a clairement dit son amour à l’ensemble des disciples. C’est un moment d’une rare intensité, où Jésus dit cette parole, jamais entendue dans les autres Evangiles : " Je vous ai aimés " (13.34).

Cette parole retentit dans le discours que Jésus prononça après avoir lavé les pieds de ses disciples. Elle est suivie de paroles semblables, dans le même discours : " Celui qui observera mes commandements, je l’aimerai " (14.21), " Je vous ai aimés, demeurez dans mon amour " (15.9), " Je vous ai aimés vous êtes mes amis " (15.12,14).

De toutes ces paroles, je retiendrai seulement la première, qui paraît manquer le plus de pudeur, pour voir ce qu’il en est exactement.

" Je vous ai aimés " : quand Jésus parle ainsi, c’est à la veille de sa mort ; il est en train de prononcer son discours d’adieux. La pudeur repousse toujours au dernier moment ce que l’amour s’efforce de faire comprendre depuis le commencement. Devant la mort, l’amour peut enfin se dire sans transgresser la pudeur ; la pudeur s’efface alors pour un moment, sans impudeur, puis reprend sa place avec une saveur d’éternité.

" Je vous ai aimés " : on peut dire à des intimes ce que la pudeur interdit de dire à d’autres. Et c’est bien le cas ici ; Jésus adresse ce discours à ses seuls disciples, ses intimes. Même Judas n’est plus là  ; il vient de sortir (13.30).

" Je vous ai aimés " : celui qui parle ainsi vient de laver les pieds de ses disciples, dans un geste d’une parfaite humilité. Un humble ne blesse jamais la pudeur, quand il dit son amour.

" Je vous ai aimés " : juste avant de dire ces mots, Jésus s’est adressé à ses disciples avec un curieux vocatif : " mes petits enfants " (13.33). Les paroles de Jésus n’ont rien d’infantilisant. Jésus sait qu’on peut dire à des petits enfants ce que la pudeur ne permet pas de dire aux autres ; voilà pourquoi il peut dire sans crainte : " mes petits enfants, je vous ai aimés ! ".

" Je vous ai aimés " : j’ai isolé ces quelques mots pour les souligner, mais ce n’est pas ce que fait Jésus. Il n’isole pas ces mots, au contraire, il les insère dans une phrase, qui met en avant un autre amour : " Aimez-vous les uns les autres. Comme je vous ai aimés, vous devez vous aussi vous aimer les uns les autres ". Nous le voyons, l’amour de Jésus est premier et sert de référence, certes, mais comme fondement de ce qui a plus de prix à ses yeux : l’amour communautaire.

" Je vous ai aimés " : Jésus ne dit jamais cette parole au singulier : " je t’ai aimé ", qui pourrait faire naître un sentiment individualiste exclusif. La pudeur le pousse à parler au pluriel : " je vous ai aimés ". C’est le pluriel d’une communion cimentée par l’amour unique du Christ, ce qui permet à chaque disciple de se sentir pleinement concerné, pleinement au centre de cet amour, et d’entendre pour lui personnellement ce qui est dit collectivement. L’intimité du Christ n’isole pas un individu, mais honore chaque personne, en soulignant le lien de communion qui l’unit aux autres.

" Je vous ai aimés " : en plus d’être au pluriel, cette parole est au passé. Certes, l’amour de Jésus est toujours d’une actualité présente. Mais le pudique ne dit pas " je vous aime ", qui lui paraît trop agressif. Il préfère dire cette parole plus discrète : " je vous ai aimés ". Alors, dans la bouche de celui qui fait son discours d’adieux, à la veille de sa mort, cette parole éclaire d’un jour nouveau tout ce que les disciples ont pu vivre avec Jésus. Dans ces mots, Jésus livre la clé de sa vie. Ce n’est pas seulement le lavement des pieds qui est éclairé par cette parole, mais chaque geste de Jésus, depuis le commencement ; chaque geste, chaque parole, chaque silence, chaque instant passé en sa présence se révèle être marqué par un amour que la pudeur a gardé caché jusqu’au dernier jour.

" Je vous ai aimés " : cette parole est en réalité une citation. Jésus ne dit pas qu’il est en train de citer Dieu, mais il sait que les disciples ont compris. Tout bon juif, en effet, ne peut oublier que ces mots très forts sont ceux de Dieu, au tout début du livre de Malachie (1.2). Ce sont des mots si forts, que jamais personne dans la Bible n’a osé se les approprier. Jésus est le premier à oser !

Si Jésus parle ainsi, ce n’est pas pour se mettre en avant, mais au contraire, pour s’effacer devant son Père, dont il ne cesse de parler à ses disciples dans ce discours d’adieux.

Au moment de remettre ses disciples à celui qui le premier a dit " je vous ai aimés ", Jésus enfouit avec pudeur son amour dans celui de son Père.