La souffrance rédemptrice
Nous
voici donc, Messieurs, devant la Croix du Calvaire.
Une fois
de plus, nous allons y voir souffrir et mourir le « Juif obscur
» dont parle Voltaire, le « petit émeutier »
qu’un auteur contemporain entend bannir de l’histoire
().
Que Jésus
ait été crucifié « par sentence de Ponce
Pilate pour cause d’agitation messianique », c’est
là, vous vous en souvenez, le seul fait de l’histoire
évangélique auquel des historiens et des critiques
veulent bien accorder quelque consistance ().
Pour nous
qui avons reconnu, dans la tradition apostolique, l’authentique
enseignement d’une loi nouvelle proposée par Jésus,
et se résumant dans l’amour de Dieu et des hommes, pour
nous qui avons vu en Jésus de Nazareth la vivante incarnation
de cette loi, une question se pose tout d’abord : comment se
fait-il que le révélateur d’une loi d’amour
si belle, si sainte, n’ait connu d’autre destinée
ici-bas qu’un supplice réservé aux pires
criminels ? Question dont la réponse nous aidera peut-être
à résoudre un autre problème : pourquoi,
depuis dix-neuf siècles, l’humanité chrétienne,
à quelque confession qu’elle se rattache, apporte-t-elle
à la mort du Christ une signification rédemptrice ?
Pourquoi la Croix apparaît-elle à un si grand nombre
d’hommes comme la solution donnée par Dieu au problème
de leur salut ?
I
Jésus,
dès le début de son ministère, enseigne aux
hommes que leur vraie destinée est de vouloir ce que veut pour
eux le Dieu qu’il leur apprend à connaître comme
le Père ; en vivant au milieu d’eux, il leur révèle
la pensée de Dieu à l’égard de l’homme
; et par sa vie, plus encore que par son enseignement, il les appelle
à le suivre sur la voie royale où, dans l’obéissance
librement consentie, l’homme, parce qu’il est désormais
le Fils aimant du Père, invisible mais tout proche, deviendra
à son tour, au milieu des hommes, un bon ouvrier des
miséricordes éternelles.
Qu’un
tel enseignement ait fait tressaillir d’espérance des
cœurs altérés de justice et d’amour, qu’il
ait même soulevé l’enthousiasme de la foule qui
s’attachait aux pas de Jésus, les Evangiles, Messieurs,
nous en apportent le vivant témoignage. Plus encore, que le
rayonnement d’une âme si sainte, si aimante, ait attiré
tout d’abord un grand nombre d’hommes à Jésus,
les Evangiles nous permettent de l’entrevoir, et ils témoignent
des attachements passionnés, des tendresses humaines qui ont
non seulement accompagné Jésus pendant la première
partie de son ministère, mais qui semblent l’avoir suivi
jusqu’à Jérusalem et, quelques-uns tout au moins,
jusqu’au Calvaire.
Toutefois,
les Evangiles nous montrent d’autres côtés de la
réalité.
La loi
d’amour, révélée et vécue par
Jésus, proposée par lui à son peuple, est aussi
une loi de sainteté. Parce qu’elle veut l’homme
tout à Dieu, elle le met en face d’exigences devant
lesquelles hésite, puis recule et se dérobe enfin
l’amour qu’il se porte à lui-même.
De ces
hésitations, de ces reculs, de ces éloignements de
certains qui semblaient avoir accueilli l’enseignement du
Maître, l’histoire évangélique conserve
maints exemples.
Ah, je le
sais, l’on peut dire qu’il y a eu un malentendu : Jésus
s’est heurté à des hommes qui attendaient de lui
autre chose que ce qu’il leur a apporté. Dans une
certaine mesure, cela est vrai. Les propres disciples de Jésus
n’ont-ils pas été, malgré toutes les
précautions qu’il a pu prendre, séparés de
lui et jusqu’à la dernière heure, par un
douloureux malentendu que tous ses efforts pour le dissiper n’ont
pas pu faire disparaître avant la croix ? Lorsque Pierre, au
moment même où il vient de proclamer la messianité
de Jésus, s’indigne à la seule pensée que
le Messie puisse subir les souffrances et la mort dont le Maître
entretient pour la première fois ses disciples, il est dominé
par une conception messianique qui, assurément, peut se
réclamer de l’enseignement des prophètes, mais
qui, par le mélange de rêves religieux et d’ambitions
temporelles qu’elle présente, n’en apparaît
pas moins à Jésus comme une tentation de Satan ().
Et
lorsqu’à la veille même de la mort de Jésus
ses disciples se chicanent sur des questions de préséance
()
ou discutent sur leur grandeur personnelle (),
ils ne renoncent pas encore à espérer, pour leur Maître
et pour eux-mêmes, la gloire humaine et la puissance politique.
Et c’est en vain, semble-t-il, que Jésus cherche à
les préparer à comprendre la signification de sa mort
toute proche.
Toutefois,
ce n’est pas là la cause profonde de l’opposition
croissante que rencontre, de la part de ceux qui écoutent
Jésus de Nazareth, la loi d’amour et de sainteté,
qui est au centre de son enseignement.
Ses
auditeurs, ai-je dit, attendaient autre chose que ce qu’il leur
a apporté. Son amour les attire, oui, sans doute, mais la
sainteté de son regard qui va droit au fond des consciences
les gêne. La clairvoyance avec laquelle il décèle
l’obstacle ou l’interdit intérieur qui s’oppose,
en tel ou tel d’entre eux, à ce qu’ils répondent
joyeusement et pleinement à son appel, les inquiète et
les éloigne. La sûreté avec laquelle il décèle
leurs pensées mauvaises les met mal à l’aise. Et
comment, au surplus, se prêteraient-ils à des exigences
telles que celles-ci devant lesquelles, avouons-le, nous reculons
nous-mêmes : « Si ton œil droit te fait tomber
dans le péché, arrache-le et jette-le loin de toi... Si
ta main droite te fait tomber dans le péché, coupe-la
et jette-la loin de toi » ().
Ainsi
naissent des résistances, se précisent des refus,
s’organise une opposition qui montre une fois de plus à
quel point il était vrai de dire que Jésus serait un
signe de contradiction. Il semble que sa sainteté, par cela
seul qu’elle s’affirme, provoque l’affirmation
contraire du péché. Combien sont significatives à
cet égard les paroles qui s’échappent des lèvres
d’hommes en qui les puissances démoniaques manifestent
leur force : « Qu’y a-t-il entre nous et toi, Jésus
de Nazareth ? Tu es le Saint de Dieu. Es-tu venu pour nous perdre ? »
().
Qu’était
donc le péché aux yeux de Jésus ? Infiniment
plus que la transgression d’un commandement déterminé.
Les péchés, actes extérieurs et intérieurs
de désobéissance à la volonté de Dieu
sont, sur un point particulier, des manifestations du péché.
Le péché, pour le Christ, c’est tout d’abord
« l’acte par lequel on se ferme à Dieu pour être
et pour vivre pour soi-même » ().
Il est donc la négation de la loi de la vie telle qu’elle
s’est révélée à nous et qui
implique que l’homme ne peut réaliser sa destinée,
être ce que Dieu l’appelle à être, que s’il
demeure en contact étroit avec la source de la vie, qui est
Dieu.
Le péché
est la rupture des solidarités voulues de Dieu. Il est, comme
le dit un jour Fallot, « le grand isolateur » qui sépare
tout ce que Dieu veut unir et unit dans une solidarité maudite
ce que Dieu entendait séparer.
Il y a
plus. Le péché, pour Jésus, n’est pas
seulement détermination de la volonté humaine. Si
l’homme se dérobe aux appels de Dieu, s’il
repousse ses offres, ce n’est pas simplement, non plus, parce
que les déterminations des générations passées
se sont fixées dans des habitudes mauvaises, constituant une
nature humaine pécheresse, dont, désormais, les
impulsions, les instincts, les tendances, font contrepoids aux
aspirations les plus nobles de l’âme humaine et
paralysent d’avance ce qui subsiste en elle de bonne volonté.
C’est
aussi parce que l’homme subit, parce qu’il écoute
les sollicitations d’une puissance malfaisante. Il y a, pour
Jésus, un Prince de ce monde, une puissance satanique qui mène
dans l’univers la bataille contre Dieu. Et lorsque Jésus
rencontre sur sa route des âmes que cette puissance a réussi
à s’asservir, il frémit parce qu’il y voit
un signe irrécusable de l’action maudite de celui qu’il
appelle Satan.
Mais
aussi lorsque lui-même ou ses disciples apportent à des
âmes, jusqu’alors esclaves, le secret des victoires
décisives, Jésus tressaille d’espérance et
de joie dans la certitude que Dieu aura le dernier mot. « Je
voyais Satan, s’écrie-t-il, tomber du ciel comme un
éclair » ().
Si c’est
bien ainsi que Jésus envisage le péché,
qu’étaient à ses yeux les hommes en qui le péché
affirme sa puissance ?
Des
victimes ? Oui, certes. « Savoir, c’est avoir pitié
», a-t-on dit, et parce que Jésus savait d’une
science certaine de quel poids les habitudes coupables des
générations passées pèsent sur les
volontés humaines, quelle force ont les instincts et les
tendances qui entraînent l’homme à se vouloir et à
s’aimer lui-même plus que tout, il avait compassion de la
multitude de ceux en qui, tout d’abord, il voyait des victimes.
Mais ce
sont aussi des esclaves, asservis à un maître dont la
tyrannie se dissimule souvent sous l’apparence d’une
affirmation du droit de l’homme à diriger sa vie selon
sa volonté propre.
Et ce
sont encore des coupables, coupables en raison des choix faits dans
certaines circonstances, des complicités secrètes par
lesquelles la volonté humaine adhère parfois d’avance
aux sollicitations du mal, des désobéissances
conscientes, des capitulations qui auraient pu ne pas survenir.
Lequel de
nous, Messieurs, regardant en lui-même — nous ne pouvons
voir dans les autres —, oserait dire que Jésus s’est
trompé ? Lequel de nous, essayant de rentrer en lui-même,
pour parler avec la parabole de l’Enfant prodigue, et
d’accomplir ce voyage intérieur par lequel un homme,
descendant dans les régions les plus obscures de sa
conscience, est conduit à regarder en face et à
soupeser, à la lumière de la sainteté de Dieu,
les déterminations qu’il a pu prendre dans le passé,
oserait dire que, dans certaines circonstances, il ne s’est pas
senti libre de faire autrement qu’il n’a fait, et n’a
pas eu le sentiment très net qu’en accomplissant un
certain choix il a manqué à une obligation qui
s’imposait à sa conscience ?
Victimes,
esclaves, coupables… et perdus. Voilà le mot qu’il
faut employer si l’on veut savoir ce que Jésus pensait
des pécheurs, dans l’intimité desquels il vivait
parce que, plus que d’autres encore, ils avaient besoin
d’entendre l’appel à la repentance.
Si
déplaisant peut-être que ce mot soit à nos
oreilles, nous devons l’employer ici. Les pécheurs, aux
yeux de Jésus, sont perdus, oui, perdus pour Dieu dont ils
sont séparés par un abîme que son amour, tant
qu’ils persistent dans leur désobéissance, ne
peut pas combler ; perdus pour les hommes, au service desquels ils ne
peuvent apporter des énergies intactes et des volontés
bonnes, puisqu’ils sont « divisés en eux-mêmes
» et que la recherche d’eux-mêmes stérilise
leurs efforts en apparence les plus désintéressés
; perdus tout d’abord pour eux-mêmes, puisqu’ils
n’ont pas reçu de Dieu la possession d’eux-mêmes,
que le péché exerce sur leur vie sa puissance
dominatrice, et que, par cela même, tournant le dos à
leur destinée, ils marchent vers la mort spirituelle.
C’est
cependant à ces hommes perdus parce qu’asservis au péché
que Jésus enseigne la loi nouvelle.
S’imagine-t-il
qu’il suffise de proclamer devant des esclaves la charte des
hommes libres pour les rendre capables de lui obéir ? Jésus
sait que ce dont les hommes ont besoin, ce n’est pas d’une
règle de vie à quoi leur bonne volonté suffirait
à soumettre leur existence ; ce dont ils ont besoin c’est
d’un libérateur.
Non,
Messieurs, il n’y a pas trace, chez Jésus, de l’ironie
cruelle de l’homme, maître de lui-même, qui donne à
un troupeau d’esclaves la vision d’une liberté
qu’ils seront à jamais impuissants à conquérir.
Parce
qu’il croit en Dieu, parce qu’il le connaît, il ne
cesse pas de croire en l’homme, en la destinée à
laquelle Dieu appelle l’homme ; il croit donc au salut de
l’homme, à son salut nécessaire, à son
salut possible, au salut de l’homme voulu et entrepris par
Dieu.
Ce salut,
que Jésus sait être la volonté de son Père,
il sait aussi qu’il est venu, lui, pour l’accomplir. « Il
est venu, dit-il, chercher et sauver ce qui est perdu » ().
Comment
exprimer la grandeur du salut dont, en face de la puissance
effroyable du péché, Jésus affirme la réalité
?
Qu’on
se garde de le réduire au pardon du pécheur coupable, à
la délivrance de la condamnation qui ne peut pas ne pas
frapper le péché, ou à la promesse d’une
vie bienheureuse par delà la mort.
Le salut,
c’est assurément, tout d’abord, le pardon du passé
; mais c’est aussi, dans le présent, la libération
des puissances qui voilaient la vérité divine,
paralysaient la volonté et empêchaient l’homme de
répondre à l’appel de Dieu ; c’est la
restauration de l’homme dans la communion du Père et
dans la communion de ses semblables ; c’est l’avènement
de l’homme à l’humanité telle que Dieu la
veut ; c’est la plénitude de vie, dans la vérité,
la sainteté et l’amour, à quoi il aspire de
toutes les forces de son être ; c’est la vie éternelle.
Tel est
le salut que Dieu veut pour l’homme. Comment l’homme
sera-t-il conduit à le croire possible, à le vouloir, à
l’accepter ? C’est là, je vous l’ai dit
déjà, le problème le plus tragique qui se soit
posé pour Dieu. Précisons-en les données.
Dieu veut
sauver l’homme, l’homme pécheur que vous êtes
et que je suis. Peut-il le sauver sans que l’homme s’en
soucie, sans qu’il y consente, sans qu’il participe au
salut qui lui est offert, tout au moins par sa libre acceptation ?
Poser la
question, c’est y répondre. Le Dieu qui appelle l’homme
à la liberté par le salut qu’il lui offre, pour
le rendre tout d’abord lui-même à lui-même,
ne peut songer à imposer à l’homme un salut dont
celui-ci ne voudrait pas.
Le salut
que Dieu veut pour l’homme doit donc être tel que l’homme
soit mis en mesure de le vouloir et de l’accepter.
Et,
d’autre part, parce que Dieu est le Dieu saint, il ne peut
vouloir un salut qui laisse planer un doute sur sa pensée à
l’égard du péché. La sainteté de
Dieu exige que le salut de l’homme dissipe toutes les
équivoques, mette en pleine lumière la gravité
du péché et ses conséquences maudites et
proclame que, si Dieu veut sauver le pécheur, il condamne le
péché de toute la puissance de sa sainteté.
Sauver
l’homme, pardonner à l’homme, oui, Dieu le veut,
mais en délivrant réellement l’homme du péché
et, par conséquent, en lui en révélant la
puissance, en le lui faisant voir tel que Dieu le voit, en lui en
inspirant l’horreur, en amenant l’homme à
condamner le péché comme Dieu le condamne, et à
reconnaître légitime le châtiment qui frappe le
pécheur. Tout autre salut démoraliserait l’homme
au lieu de le sauver, porterait atteinte à la sainteté
de Dieu et, sous prétexte d’exalter l’amour divin,
détruirait l’ordre moral dont Dieu lui-même est le
créateur et le garant.
Telles
sont les données du problème que pose, devant la
sagesse de Dieu, sa volonté de sauver les hommes.
Qu’on
ne croie pas qu’un pareil problème comporte je ne sais
quelle solution de droit qui soumettrait le salut de l’humanité
à l’exécution de contrats juridiques.
Je
reconnais que les Evangiles et l’enseignement apostolique
renferment des expressions — dont certaines ne sont que des
images — qui peuvent prêter à confusion sur ce
point. Toutefois, laissez-moi l’affirmer dès à
présent, c’est dans la lumière de l’amour
éternel que se pose le problème du salut, et l’amour
seul peut lui donner la solution voulue par la volonté
rédemptrice de Dieu.
II
De cette
volonté éternelle du salut de l’homme les
prophètes, Messieurs, avaient eu le pressentiment alors qu’eux
aussi, eux déjà, s’étaient heurtés
à la puissance du péché. Ce n’est
cependant qu’en Jésus-Christ que cette volonté
s’affirme avec une netteté qui ne laisse place à
aucune obscurité.
Il en est
le témoin ; il en est l’interprète ; en lui elle
prend corps, en lui et par lui elle se réalise.
Efforçons-nous
de voir comment.
Jésus
a-t-il attaché lui-même à sa mort une
signification particulière ? Et, tout d’abord, quelle
place lui a-t-il faite dans son enseignement ?
Il est
certain que, pour autant qu’on puisse marquer des étapes
dans l’enseignement de Jésus, la préoccupation de
sa mort n’apparaît que tardivement dans ses entretiens
avec ses disciples. Devons-nous en conclure qu’elle n’avait
jamais été jusqu’alors présente à
sa pensée ? Je suis pour ma part convaincu du contraire.
Que
signifie la victoire remportée par Jésus sur la
tentation, sinon le refus d’accéder aux conceptions
courantes de la messianité, le choc inévitable, par
conséquent, entre lui et les préjugés populaires
et les aspirations, très légitimes par bien des côtés,
de réforme politique et de réforme sociale, entretenues
dans le cœur et dans la pensée d’Israël ?
Dès
ce moment, sans doute, l’image du serviteur de l’Eternel
décrit par un grand prophète quelques siècles
avant le Christ (),
passait et repassait devant son esprit, lui faisant entrevoir que,
sur le chemin qu’il s’était librement engagé
à suivre, l’attendaient des oppositions qui
signifieraient de grandes souffrances. Et lorsque, dans ses premiers
conflits avec les pharisiens et les scribes venus de Jérusalem,
Jésus parle du jour où l’époux sera ôté
à ses amis (),
n’a-t-il pas le pressentiment d’une fin qui pourrait être
violente ?
Certains
croyants, je le sais, estiment que Jésus a eu toujours la
connaissance exacte du sort qui l’attendait, et qu’il
s’est borné, par souci pédagogique, à ne
le révéler que tardivement à ceux dont il avait
fait ses disciples les plus intimes et ses amis.
Que ces
chrétiens ne m’en veuillent pas de prendre très
au sérieux l’humanité de Jésus. « La
pensée de Jésus, a écrit Fallot, aussi bien que
son enseignement, a été soumise à la loi du
développement qui régit tout ce qui est humain »
().
Il nous est donc permis de croire que le plan conçu par le
Père pour assurer le salut de l’homme, ne s’est
révélé que peu à peu au Fils, afin de
solliciter son adhésion sans la contraindre. La lutte tragique
de Gethsémané nous révèle ce que cette
adhésion a coûté à Jésus.
Quoi
qu’il en soit, c’est à partir de l’entretien
de Césarée de Philippe que Jésus annonce
ouvertement à ses disciples sa mort prochaine et qu’il
fait désormais de celle-ci le sujet de son enseignement.
Pourquoi
se décide-t-il à faire part à ses amis, à
ce moment-là, des pensées qui remplissent son cœur ?
Précisément parce que ceux-ci viennent de proclamer
leur foi en sa messianité.
Lentement,
au contact de leur Maître, à l’entendre, et
surtout à le voir vivre, aimer, se donner, la conviction qu’il
est le Messie s’est emparée d’eux. Cette
conviction éclate sur le chemin de Césarée, et
ils saluent en Jésus le Messie attendu par Israël. Mais
aussitôt, pour prévenir le malentendu que je vous ai
déjà signalé, Jésus leur révèle
qu’il sera, Lui, le Fils de l’Homme, mis à mort
par les chefs religieux de ce même Israël. Sa mort aura
donc un caractère messianique.
Mais
qu’est-ce que le messianisme de Jésus sinon un service,
un service d’amour, dont le seul but est de sauver le peuple de
sa misère morale et de son péché, et, par
conséquent, un service rédempteur ?
La mort
de Jésus ne peut donc avoir qu’une signification
rédemptrice.
Dès
lors, sans se laisser arrêter par l’incompréhension
de ses disciples, Jésus continue à leur enseigner la
nécessité de sa mort.
«
Il faut que le Fils de l’Homme soit livré... »
leur dit-il, tout d’abord, dans les premières occasions
où il leur parle de sa mort prochaine ().
Peu à
peu, son enseignement se modifie sur ce point. « Le Fils de
l’Homme est venu, non pour être servi mais pour servir,
et pour donner sa vie en rançon pour plusieurs » ().
Ainsi, sa
mort ne sera pas un martyre, mais un sacrifice librement consenti.
C’est volontairement que le Christ a servi l’humanité,
c’est volontairement qu’il mourra pour l’humanité.
Il ne subit pas une destinée, il parfait une œuvre. Sa
mort lui apparaît à lui-même comme un achèvement.
Vous vous rappelez ses propres paroles : « Il est un baptême
dont je dois être baptisé, et combien je suis dans
l’angoisse jusqu’à ce qu’il soit accompli »
().
Dire que
sa mort est une rançon, c’est affirmer encore, et cette
fois par une image, qu’elle sera un service rédempteur.
Cette
conviction, à laquelle nous conduisent de multiples paroles de
Jésus, est encore renforcée par une parole que nous a
conservée le quatrième Evangile : « Si le grain
de blé tombé en terre ne meurt, il reste seul ; mais
s’il meurt, il porte beaucoup de fruits » ().
Jésus est l’homme nouveau, l’homme à
l’image du Père. Mais il ne veut l’être, il
ne l’est que pour que d’autres puissent le devenir. Le
fruit de ses labeurs d’amour doit être une humanité
nouvelle ; sa mort, et sa mort seule, en rendra possible
l’apparition.
Cet
enseignement de Jésus sur sa mort, vous le savez tous, culmine
dans les paroles et les gestes de l’institution de la Sainte
Cène. Sans doute, entre les récits que nous pouvons
avoir de la Sainte Cène apparaissent, sur plusieurs points,
des différences ; mais leur accord sur l’essentiel nous
permet suffisamment de saisir la vérité que Jésus
s’efforce de faire pénétrer dans l’âme
de ses disciples. Sa mort est un sacrifice qui inaugure une alliance
nouvelle ; elle mettra donc fin à l’ancienne alliance,
fondée sur la loi, entre l’Eternel et Israël ; elle
sera le point de départ d’une relation nouvelle entre
Dieu et les hommes. Et cette alliance se scelle dans le don sanglant
que Jésus fait de lui-même. « Prenez, mangez,
ceci est mon corps ». Qu’est-ce à dire sinon que
Jésus a la certitude que Dieu l’appelle à devenir
la nourriture de l’âme de ses disciples ? De même
que le pain devient chair de leur chair et sang de leur sang, de même
Jésus se donne et meurt pour revivre en donnant la vie. Telle
est la dernière et suprême révélation de
Jésus sur sa mort.
III
Et
maintenant, Messieurs, transportons-nous par la pensée aux
abords du Calvaire, et, à la clarté de ce que nous
venons de voir, essayons de comprendre la signification que peut
avoir, pour les hommes, la mort de Jésus sur la croix.
Un homme
souffre sur cette croix. Qui est-il ? Et quelle est sa souffrance ?
C’est
l’homme, vous le savez, qui plus que tout autre dont l’histoire
conserve le souvenir a eu pour ambition de servir les hommes par
amour ; c’est l’homme qui, par l’exemple de sa vie,
leur a révélé une humanité sainte,
généreuse, héroïque ; c’est l’homme
qui s’est penché sur toutes les souffrances humaines,
qui a touché les plaies les plus hideuses d’une main
délicate et fraternelle, qui a guéri, délivré,
relevé, rendu le courage de vivre, semé à
pleines mains l’espérance et l’amour ; c’est
l’homme aussi qui a cru en son peuple, qui a déployé
toutes les énergies de son cœur et de sa pensée
pour lui donner conscience de sa mission divine, pour le persuader de
vouloir rester l’instrument prédestiné de Dieu
pour le salut de l’humanité. Mais c’est aussi
l’homme dont la sainteté, nous l’avons vu, a
soulevé et ligué contre lui toutes les forces
d’égoïsme, d’orgueil, de mensonge qui
asservissent le cœur de l’homme. C’est le prophète
dont il est temps de se débarrasser, c’est l’envoyé
de Dieu auquel il importe d’imposer silence. Voilà
l’homme qui va mourir sur la croix.
Sa
souffrance, à cette heure de ténèbres, donne à
ses souffrances des dernières années leur achèvement
et leur vrai sens.
Il
souffre de ce contact horrible avec le péché hideux ;
mais, plus encore que pour lui, il souffre pour ceux qui le rejettent
et le crucifient. Ils n’ont donc pas compris ? Ils s’obstinent
dans leur perdition. Ah, ils ne savent pas ce qu’ils font car,
en le rejetant, ils rejettent Dieu lui-même. Et pourtant Jésus,
rejeté des hommes, continue de croire en eux. Pour eux, il
accepte que le péché déploie et use, sur sa
personne, sa puissance malfaisante. La nuit se fait peu à peu
dans son âme. C’est l’heure de boire la coupe dont
la pensée l’a fait reculer à Gethsémané.
C’est parce qu’à force d’amour, pour
répondre aux intentions divines, il s’est identifié
à l’humanité coupable qu’il faut qu’il
accepte de connaître, et, par là même, de faire
éclater à tous les yeux les dernières
conséquences du péché. La claire conscience de
sa parfaite union avec le Père se voile dans son cœur.
Rejeté des hommes, il se sent abandonné de Celui dont
il a voulu faire, si sanglante soit-elle, la volonté. Toute la
haine de Dieu que le péché peut souffler au cœur
de l’homme déferle contre la croix. Et la sainteté
divine, qui ne peut admettre que la conscience humaine se moque de
l’ordre éternel, selon lequel le péché
doit être châtié, s’affirme dans l’isolement
implacable du Crucifié, qui jette vers un Ciel qui lui semble
vide, son cri de détresse : « Mon Dieu, mon Dieu,
pourquoi m’as-tu abandonné ? » ().
Mais si
Jésus meurt, ce n’est pas seulement parce que le péché,
révélant enfin sa signification essentielle, a persuadé
à ceux qui sont ses instruments de crucifier la sainteté
et l’amour. C’est aussi parce que, solidaire du Père
dont il se sait le Fils, il a voulu révéler aux hommes
l’amour dont Dieu les aime, sans se laisser arrêter par
aucun obstacle.
Bien
souvent déjà, au cours de son ministère, il a vu
bafouer, repousser, calomnier l’amour dont il est le révélateur
et le héraut. Mais parce qu’il aime le Père d’un
amour dont aucune préoccupation de soi-même n’a
jamais terni l’inexprimable pureté, il a accepté,
jour après jour, la souffrance inséparable de l’amour
qui veut persuader ceux qu’il aime de se laisser éclairer
et guider par lui.
Où
donc, Messieurs, l’amour a-t-il jamais resplendi au milieu des
obscurités de la terre avec une splendeur comparable à
celle qui rayonne de la croix ?
Sur cette
croix, qui révèle et condamne le péché,
éclate aussi la révélation suprême de
l’amour qui accepte, qui veut le don total, et qui s’incarne
dans le sacrifice.
Et le
Fils, dont l’amour s’affirme dans une dernière
prière : « Père, pardonne-leur, ils ne savent ce
qu’ils font » (),
souffre pour Dieu. Il sait que Dieu l’a donné, il sait
que la volonté divine est à l’origine de la
mission qu’il est venu accomplir sur la terre. Il n’a
fait qu’essayer d’obéir à la volonté
de Dieu, telle que celui-ci la lui a révélée. Il
sait aussi que le cœur paternel de Dieu déborde d’un
amour capable de sauver le monde. Aurait-il pu, lui, Jésus,
être un interprète plus fidèle de l’amour
du Père ? Aurait-il pu, pour prouver cet amour, accepter de
plus grands outrages, de plus cruelles souffrances ? Dans l’ordre
de l’amour que pourrait-il y avoir au delà de la croix ?
Mais la
croix n’est-elle pas, à cette dernière heure, aux
yeux de Jésus, l’irréparable défaite que
subit l’amour de Dieu qu’il a voulu incarner dans le don
qu’il a fait de lui-même ?
Vous
savez que non, Messieurs, puisqu’au dernier moment Jésus,
dans la lumière qui illumine de nouveau son âme, remet
son esprit entre les mains du Père, non seulement avec une
entière soumission, mais avec une absolue confiance. Et, à
l’heure de mourir, prononçant ces mots qui signifient
que le grand œuvre est achevé : « Tout est
accompli » (),
il franchit le voile de l’Invisible avec la certitude que, par
son obéissance à la volonté de Dieu, il a
accompli le salut de ses frères.
Et
pourtant, Messieurs, ce n’est pas tout encore. A travers la
souffrance du Christ, nous entrevoyons une autre souffrance, et c’est
la souffrance de Dieu.
Si le
Fils est solidaire du Père, le Père est solidaire du
Fils. N’est-ce pas lui d’ailleurs qui, voulant le salut
de l’homme, a, dans sa sagesse souveraine, déterminé
les moyens les plus propres à l’opérer ? N’est-ce
pas lui qui a révélé à Jésus sa
volonté rédemptrice ? N’est-ce pas son œuvre
à lui que Jésus accomplit en se donnant jusque dans la
mort ?
Et c’est
pourquoi, derrière sa souffrance sainte que le Christ met au
service des miséricordes infinies, se laisse entrevoir la
souffrance de Dieu.
Souffrance
du Père qui accepte, qui veut la souffrance du Fils, non pas
parce qu’elle lui paraît équivalente à
l’offense que constitue le péché, mais parce
qu’elle lui permet de proclamer sa pensée à
l’égard du péché, de montrer le châtiment
dont la sainteté divine exige que soit frappé le
pécheur, d’arracher la conscience humaine à sa
léthargie mortelle.
Mais
souffrance du Père qui accepte, qui veut la souffrance du Fils
aussi, parce qu’en révélant son amour infini,
elle lui permet de faire de la condamnation du péché
l’instrument du salut du pécheur, et de communiquer à
l’homme que désespérerait la révélation
de son péché la certitude et de son pardon et de sa
délivrance.
Souffrance
du Père qui, solidaire du Fils, est par cela même
solidaire de l’humanité, qu’il ne peut voir,
désormais, séparée du Christ qui s’est uni
à elle par les liens d’un amour plus fort que le péché
et que la mort.
Souffrance
de Dieu qui, s’engageant dans l’aventure redoutable du
salut d’une humanité que le péché sépare
de lui, satisfait tout à la fois aux exigences de la sainteté
et à celles de l’amour en acceptant de souffrir lui-même
dans la personne du Christ, en acceptant que, par amour et rien que
par amour, le Christ prenne sur lui les conséquences dernières
du péché des hommes, et soit, sur la croix,
l’Homme-humanité, avec qui et en qui le péché
est crucifié et expié.
«
Supprimez l’amour, a dit Fallot, et tout devient monstrueux.
Faites intervenir l’amour, et tout change. Non, l’amour,
l’amour divin, n’est pas l’arbitraire, Il se tient
lieu de loi à lui-même, que dis-je ? Il est la loi des
lois, il est l’ordre éternel, l’harmonie suprême,
car il est la justice toute palpitante d’humanité »
().
« Sur Golgotha c’est l’amour qui commande et
l’amour qui obéit. Ce qu’aucune loi n’a le
droit d’exiger, l’amour a le droit de l’inspirer,
et l’amour a le droit de l’accomplir... Il faut vraiment
n’avoir rien pressenti des sanglants privilèges de
l’amour pour s’offusquer à la pensée que,
sur la croix, Dieu a substitué le Saint et le Juste à
l’humanité coupable » ().
N’est-ce
pas d’un point de vue tout semblable que le P. Laberthonnière
interprète la croix du Calvaire lorsqu’il écrit :
« Le Christ n’a pas subi une destinée plus forte
que lui. Il a pris à sa charge, sachant ce qu’il
faisait, toute l’humanité et toutes ses misères,
l’humanité de chacun de nous et les misères de
chacun de nous. C’est tout cela qui a constitué son
agonie. C’est avec tout cela qu’il a accompli son
sacrifice qui est essentiellement un acte d’amour. Il n’est
rédempteur de chacun de nous que parce qu’il a voulu
l’être » ().
Telle
est, dans quelques-unes de ses implications essentielles, la
révélation que nous apporte la Croix. Et cette
révélation, quelle que soit la diversité des
doctrines à travers lesquelles elle se réfracte,
constitue ce que l’Eglise chrétienne appelle le dogme de
la Rédemption.
IV
L’expérience
chrétienne, Messieurs, affirme elle aussi, de siècle en
siècle, la valeur rédemptrice de la mort de
Jésus-Christ.
Remarquez,
tout d’abord, que la croix a mis fin, partout où
l’Evangile a été prêché, aux
sacrifices par lesquels les hommes croyaient s’assurer le
pardon de Dieu et la délivrance du péché.
Loin de
moi la pensée de méconnaître l’aspiration
religieuse qu’on retrouve à l’origine de
l’universelle coutume d’offrir des sacrifices pour
s’assurer la faveur de la divinité pour essayer
d’obtenir son pardon, et tout d’abord pour apaiser son
ressentiment contre le pécheur.
Derrière
tous les sacrifices, dont l’histoire des religions nous donne
le détail, en particulier derrière les sacrifices du
culte mosaïque, nous saisissons l’intuition profonde de la
conscience humaine que quelque chose doit intervenir par quoi
l’homme, affirmant un changement dans son attitude à
l’égard de Dieu, verra se modifier l’attitude de
Dieu à l’égard de l’homme.
Devant la
croix, la conscience humaine a éprouvé la certitude
qu’en face du sacrifice du Saint et du Juste, tout autre
sacrifice, destiné à rétablir la communion de
l’homme avec Dieu, était inefficace et vain.
Et
d’autre part, comment méconnaître que tous ceux
qui, au pied de la croix, ont eu la révélation de leur
péché et de l’amour de Dieu, ont senti pénétrer
jusqu’au fond d’eux-mêmes la conviction que sur le
Calvaire, Jésus-Christ s’était donné pour
eux ?
«
J’ai versé telle goutte de sang pour toi dans mon agonie
», murmura le Christ à l’âme de Pascal.
«
Voilà ce que j’ai fait pour toi », lut un jour
Zinzendorf, le réformateur de l’Eglise des Frères
Moraves, sous un tableau représentant le Crucifié de
Golgotha, et le saisissement qu’il en éprouva bouleversa
sa vie.
Ainsi, la
conscience et l’âme chrétiennes font écho,
à travers les siècles, à l’enseignement
apostolique : « Il a été livré pour
nous » ().
Et voici
la double révélation qui a déterminé et
qui détermine encore la transformation décisive des
existences humaines qui se laissent enseigner par le message de la
croix.
Le péché
devient une réalité tragique. Le péché
des autres ? Non, le mien. « Le mot péché n’a
réellement de sens sérieux pour un homme qu’autant
qu’il signifie que lui-même est un pécheur » ().
Ce péché que peut-être, jusqu’alors,
j’avais pris à la légère, auquel je
n’attachais pas d’importance, que je me refusais à
nommer de son nom, ce péché qui me faisait sourire, je
le vois, je le vois tel que Dieu le voit, je le hais, j’en
mesure les conséquences, j’en discerne l’action
maudite, j’accepte, je ratifie la condamnation que porte contre
lui le Dieu saint.
Mais
serai-je réduit au désespoir dans la connaissance d’un
péché qui me lie, qui, non seulement se manifeste dans
ma vie, jour après jour, par des actes qui sont des violations
de la loi morale ou des commandements divins, d’un péché
qui agit jusque sur les racines de ma sensibilité, de ma
volonté, de ma pensée, qui me tente sans cesse par des
tendances mauvaises, par toutes les impulsions de ma nature
pécheresse, à travers lesquelles il me semble parfois
discerner l’approche de cette puissance malfaisante que tout à
l’heure, vous vous en souvenez, nous avons entendu Jésus
nommer le Prince de ce monde, Satan ?
Messieurs,
grâce à la croix, Dieu et son amour et son pardon me
deviennent réels, et j’apprends à discerner, dans
toute sa profondeur, la signification de la parole de l’Evangile
selon saint Jean : « Dieu a tellement aimé ce monde
qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit
en Lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle
» ().
Et, du
même coup, alors qu’au pied de la croix se révèle
à moi l’amour rédempteur de mon Dieu, cet amour
m’apparaît comme tout-puissant et j’entrevois que,
dans un univers où Dieu a suscité à l’être
des créatures libres, de la liberté seule desquelles il
entend recevoir le don qu’il les appelle à lui faire
d’elles-mêmes, la toute-puissance de Dieu n’a
d’autre voie, d’autre mode pour se manifester à
l’homme que la révélation d’un amour assez
désintéressé, assez saint, assez généreux
pour persuader le cœur humain et pour gagner l’amour en
réponse ().
Mais
l’homme à qui la croix révèle ainsi son
péché et l’amour rédempteur de Dieu
connaît à son tour la souffrance. Souffrance de
l’humiliation tout d’abord, souffrance du repentir
ensuite, souffrance inséparable des luttes dans lesquelles
celui qui a pris conscience de son péché, et qui le
condamne jusqu’au fond de son être, se sent obligé
d’entrer pour saisir, dans une plénitude croissante, la
délivrance que Dieu lui accorde, souffrance qui retentit dans
toute sa vie, mais souffrance bénie, celle-là, car Dieu
en a fait la condition des purifications nécessaires ;
souffrance qui grandit à mesure que l’amour et la
gratitude s’éveillent dans le cœur de l’homme
pardonné. Souffrance libératrice, parce qu’elle
communique l’intelligence du miracle d’amour que
constitue la croix du Calvaire, et parce qu’elle prépare
l’homme à l’initiation décisive à la
vie qui triomphe de la mort. Souffrance bénie parce qu’elle
révèle le sens et la valeur éternels que
communique à toutes les douleurs humaines la communion du
Christ crucifié.
Arrêtons-nous
ici, Messieurs, mais non pas sans reconnaître que nous sommes
de nouveau, que nous sommes encore devant un mystère.
Sans
doute, de cet aveu renouvelé, les incroyants tireront-ils
argument contre moi ? Je n’aurai garde de leur en tenir
rigueur. Combien d’hommes, à commencer par l’apôtre
saint Paul, venus à la foi chrétienne, ont commencé
par repousser, comme un scandale ou une folie, l’Evangile de la
croix ?
Bien
plutôt demanderai-je à ceux qui ne peuvent encore
adhérer à ma foi de reprendre par eux-mêmes la
méditation de l’enseignement, de la Passion, de la mort
de Jésus-Christ.
Qui
est-il ? C’est encore, c’est toujours la question qui
se pose à notre pensée et à notre conscience.
Pour
nous, chrétiens, devant la croix, la sainteté du Christ
s’atteste avec plus de force que jamais à nos
consciences. Plus que jamais il nous apparaît comme
l’incarnation de la pensée de Dieu à l’égard
de l’homme, comme le révélateur suprême de
son amour.
En
resterons-nous là, devant ce mystère d’une
souffrance rédemptrice qui ouvre aux hommes la voie de la vie
véritable ? Ou devons-nous mieux apprendre encore quel il est
?
Dans la
lumière de Pâques qui, déjà, se lève
pour nous sur le Calvaire, éclairant la mort, la Passion, et
la vie tout entière de Jésus-Christ, nous chercherons
une réponse à l’interrogation qui subsiste dans
notre esprit.