Carême 2001 : La Pudeur de DieuLe deuil du PèreLe jour du baptême de Jésus, le ciel fut déchiré comme un vêtement, et Marc nous a laissé alors entendre que cette déchirure évoque chez le Père une profonde et douloureuse émotion. Seuls le Fils et l’Esprit en ont été témoins et gardent avec le Père le secret de sa douleur. Tout est enfoui dans la pudeur de Dieu, au plus profond du mystère de la Trinité. Le récit évangélique s’arrête là , en points de suspension, nous laissant comme devant le buisson ardent (cf. Ex 3.2), où Dieu se tient caché dans le feu de son amour. N’ayons pas l’audace de nous approcher pour en savoir plus : ce serait porter atteinte à la pudeur de Dieu. Marc nous invite plutôt à retirer nos sandales (cf. Ex 3.5), pour nous prosterner et adorer. Mais l’Evangile est le lieu d’un renversement, qui est une bonne nouvelle : nous ne parviendrons pas par nous-mêmes à nous approcher du mystère de Dieu ; par contre, le Fils de Dieu dans son mystère vient s’approcher de nous. Voilà que Jésus remonte des eaux pour cheminer sur nos routes humaines, et qu’il nous invite à le suivre. A nous de placer nos pas dans les siens, le coeur ouvert pour écouter ce qu’il nous dira de l’amour de Dieu et ce qu’il jugera bon de nous révéler de la douleur de son Père. Père très bon, Dieu de tendresse et ami des hommes, Tu nous as donné ton Fils et tu as déchiré le ciel, Pour dire tout l’amour que tu as pour lui. Tu nous as donné ton Fils et dans ce don Tu nous manifestes tout l’amour que tu as pour nous. Dans ta grâce, fais descendre maintenant sur nous ton Saint Esprit : Qu’il vienne guider nos pas pour nous faire suivre le Christ ; Qu’il ouvre nos coeurs et nos intelligences à sa parole ; Qu’il nous garde dans l’adoration et nous conduise ainsi Là où tu voudras nous conduire, dans la profondeur de ton amour. Nous t’en prions, au nom de ton Fils bien-aimé, notre Seigneur Jésus Christ. Amen. A trois reprises, Jésus parle à ses disciples de sa propre souffrance et de sa mort (Mc 8.31 s, 9.30 s, 10.32 s). C’est ainsi qu’il les prépare à la croix. A plusieurs reprises également, Jésus dit à ses disciples qu’ils auront eux-mêmes à souffrir, à porter leur croix (Mt 10.38, 16.24), avec des persécutions (Mc 10.30) et autres tribulations dans le monde (Jn 16.33). Mais il est une souffrance sur laquelle Jésus semble vouloir se taire, c’est la souffrance de son Père. En parlant de la croix, par exemple, il ne dit pas comment le Père vivra la mort de son Fils. De son côté, au début du ministère de Jésus, le Père déchire le ciel et parle de son amour. Plus tard, au milieu du ministère de Jésus, il recouvre de nuée la montagne de la transfiguration et parle encore de son amour. Mais, au moment de la croix, que fait le Père et que dit-il ?24 Marie, la mère de Jésus, était au pied de la croix et sa douleur nous est connue par la parole que lui avait dite le vieillard Siméon : " Une épée te transpercera l’âme " (Lc 2.35). Si la croix fut une épée qui transperça l’âme de cette mère, qu’a donc été la croix pour le Père ? Avant de scruter les récits de la Passion, pour voir comment le Père a vécu la croix, commençons par écouter ce que dit Jésus à ce sujet. Eh bien ! Jésus en parle ! Mais il en parle avec tellement de discrétion que cela peut passer tout à fait inaperçu. Il en parle une seule fois, si je ne me trompe, et il le fait à travers une parabole, afin de rester toujours aussi pudique. La parabole en question se trouve dans les trois premiers Evangiles. Nous écouterons la version qu’en donne Marc, puisque c’est lui qui nous a alertés sur la souffrance du Père. " Un homme a planté une vigne ; il l’a entourée d’une clôture ; il a creusé une cuve et bâti une tour. Puis il l’a donnée en fermage à des vignerons et il est parti. Le moment venu, il a envoyé un serviteur aux vignerons pour recevoir d’eux sa part des fruits de la vigne. Les vignerons l’ont saisi, roué de coups et renvoyé les mains vides. Il leur a envoyé encore un autre serviteur ; celui-là aussi ils l’ont frappé à la tête et insulté. Il en a envoyé un autre, et celui-là ils l’ont tué, puis beaucoup d’autres ; ils ont roué de coups les uns et tué les autres. Il ne lui restait plus que son fils bien-aimé. Il l’a envoyé vers eux en dernier, en se disant : " Ils respecteront mon fils ". Mais ces vignerons se sont dit entre eux : " C’est l’héritier ; venez ! tuons-le et nous aurons l’héritage ". Ils l’ont saisi, tué et jeté hors de la vigne. Que fera le maître de la vigne ? Il viendra ; il fera périr les vignerons et confiera sa vigne à d’autres. " (12.1-9) Les auditeurs de Jésus, en tant que fins connaisseurs de la Bible, ont bien compris que le maître de la vigne n’est autre que Dieu. Jésus n’a pas besoin de le leur dire ; il lui a suffi de faire commencer sa parabole comme celle du prophète Esaïe, où Dieu est présenté comme le maître de la vigne (Es 5.1s). Jésus raconte donc ici l’histoire de son Père, et sa propre histoire. Jamais dans cette parabole, il ne dévoile l’identité du fils bien-aimé, mais que celui qui a des oreilles pour entendre entende !25 En précisant que le fils est le " bien-aimé " de son père, Jésus met en avant l’amour de ce père et prépare ainsi l’auditeur à ce qui va être la blessure de cet amour. Le père envoie donc son fils en toute confiance, en se disant : " Ils respecteront mon fils ". Or, qu’est-il arrivé ? Les vignerons l’ont saisi, tué et jeté hors de la vigne. Jésus n’en dit pas plus ! Tout auditeur a compris l’infamie de cet acte, l’absence totale de respect pour le fils et la blessure profonde que cet assassinat va être pour le père. Le cadavre est jeté hors de la vigne, c’est-à -dire sans sépulture. Hors de la vigne, c’est-à -dire aussi exposé au regard de quiconque s’approchera de la vigne. Jésus fait monter l’attention de son auditoire et continue ainsi la parabole : " Que fera le maître de la vigne ? Il viendra ". Ce sera donc lui, qui tombera le premier sur le cadavre du fils ! L’auditeur dresse l’oreille : quelle va être la réaction du père devant le corps de son bien-aimé ? Eh bien ! Jésus n’en dit rien ! Il a longuement détaillé le crescendo de la révolte jusqu’à l’assassinat du fils et l’arrivée du père, et puis, silence ! Silence total sur la douleur de cet homme, qui croyait au respect ! Avec cette parabole, Jésus fait en quelque sorte la quatrième annonce de sa mort. Il n’éprouve pas de gêne à parler de sa propre mort. Par contre, nous découvrons ici qu’il ne veut pas parler de la douleur que sera cette mort pour son Père. Jésus connaît cette douleur depuis son baptême, mais il ne veut rien en dire. Elle ne se raconte pas ! Elle doit dépasser les limites de notre entendement ! Extrême pudeur du silence du Christ ! Jésus a raconté cette parabole peu de jours avant sa mort. C’est la première et dernière fois qu’il évoque le deuil de son Père. Tout le reste est laissé au silence ; et dans ce silence, Jésus s’avance sur son chemin de croix, le coeur rempli de ce qu’il sait de la douleur de son Père. La parole d’amour qu’il a entendue à son baptême le porte maintenant. Il se souvient que ce jour-là le ciel avait été déchiré. Il ne nous reste plus maintenant qu’à relire les récits de la Passion, en cherchant ce qui peut être dit du deuil du Père. Ce qui me frappe dans la Passion, c’est le silence de Dieu. Mais, ce qui frappe aussi dans la parabole des vignerons, c’est le silence du père. Jamais, en effet, le maître de la vigne ne prend la parole. Nous sommes seulement mis au courant de la pensée qui habite son coeur : " Ils respecteront mon fils ". Cette pensée du père, révélée par Jésus, me bouleverse. Voilà ce qui habite le coeur de Dieu pendant toute la Passion : " ils respecteront mon Fils " ! Je comprends pourquoi Jésus n’a pas eu de mots pour dire la douleur de son Père : qui pourra dire le deuil de Dieu ? Sa douleur traverse de part en part le récit de la Passion ! Le deuil du Père va s’éclairer soudain sur la croix, au moment de la mort de Jésus. Tout s’éclaire, alors que pourtant les ténèbres ont envahi la terre, depuis l’heure de midi (Mc 15.33). Tout s’éclaire dans les ténèbres ! C’est paradoxal, mais la pudeur aussi est paradoxale : elle révèle et cache à la fois. Pudiques ténèbres de la croix ! Le moment de la mort du Christ est raconté de manière extrêmement sobre dans l’Evangile de Marc, mais on y retrouve le verbe " déchirer ", jamais plus utilisé depuis le baptême. " Poussant un grand cri, Jésus expira. Et le voile du sanctuaire fut déchiré en deux, du haut en bas " (15.37-38). " Le voile fut déchiré " : la première chose que mentionne Marc après la mort de Jésus, c’est la déchirure du voile du sanctuaire. Il en parle alors, en utilisant la voie passive, comme il l’a fait au baptême. Et c’est le même passif divin. Le voile ne s’est pas déchiré tout seul ! Et qui donc se serait permis d’aller déchirer le voile du saint des saints, qui cache aux hommes la présence de Dieu ? Qui donc a déchiré le voile, sinon celui qui a déchiré le ciel au baptême ? Marc ne le nomme pas, pas plus qu’il ne l’a nommé au baptême. Les lèvres humaines sont trop impures pour prononcer son nom, surtout en présence d’un mort.26 " Le voile fut déchiré " : la première chose que mentionne Marc après la mort de Jésus, c’est la déchirure du voile. La première chose que fait un homme en deuil, c’est de déchirer son vêtement (Gn 37.34 ; 2 Sm 1.11 ; Jb 1.20 ) ; c’est le premier geste de douleur, et pour le Père ce sera le seul.27 Au baptême, c’est le ciel qui est déchiré. Maintenant, la déchirure est sur la terre, ce qui indique que le Père s’est approché de sa vigne. Il est là , près d’un mur de la vigne ; il s’est approché, à la faveur des ténèbres qui ont envahi la terre. Dans l’Evangile de Matthieu, l’approche de Dieu au moment de la mort du Christ est particulièrement soulignée par toute une série de passifs divins : " Jésus, criant de nouveau d’une voix forte, rendit l’Esprit. Et voici que le voile du sanctuaire fut déchiré en deux du haut en bas. La terre fut ébranlée ; les rochers furent fendus ; les tombeaux furent ouverts " (27.50-52) Ces verbes passifs ne peuvent avoir que Dieu pour sujet logique. Le premier d’entre eux, après la déchirure du voile, " la terre fut ébranlée ", est très clair dans le contexte biblique. Chaque fois que Dieu s’approche de la terre, celle-ci en est toute ébranlée (Jg 5.4 ; Ps 68.9 ; Am 9.5). Les ténèbres voilent la surface de la terre, mais les détails donnés par Matthieu nous informent que Dieu s’est approché, le vêtement déchiré Moïse est mort dans un baiser de Dieu au sommet du mont Nebo. Mais rien n’est dit de semblable pour la mort du Fils bien-aimé, car le sommet du Golgotha est enveloppé de ténèbres. Jérémie n’est pas là . Dieu lui avait appris qu’il traversait en pleurant les rues de Jérusalem. Quel prophète, quel ami pourrait maintenant être à l’écoute de la douleur du Père ? Le seul véritable intime est là , cloué sur une croix ! D’après les Evangiles de Matthieu et de Marc, la déchirure du voile est intervenue juste après la mort du Christ. Dans l’Evangile de Luc, elle intervient juste avant (23.45). Cette différence indique à quel point ces deux événements sont simultanés.28 Avec le récit de Luc, nous découvrons encore autre chose : " C’était déjà presque midi et il y eut des ténèbres sur toute la terre jusqu’à trois heures, le soleil ayant disparu. Alors le voile du sanctuaire fut déchiré par le milieu. Jésus poussa un grand cri et dit : Père, entre tes mains je remets mon Esprit ; et sur ces mots il expira. " (23.44-46) Juste avant sa mort, donc, Jésus est témoin de la déchirure du voile, comme il avait été témoin de la déchirure du ciel au jour de son baptême. Alors, le crucifié se met à crier ; il entre ainsi dans la douleur du Père. Dans le cri du Fils, il y a le cri du Père ; là est l’extrême compassion de l’amour qui unit. " Tu es mon Fils ", avait dit le Père au baptême. " Père ", dit maintenant le crucifié. Ce seul mot dit son amour infini. Puis, en mourant, le crucifié s’efface derrière celui qu’il nomme dans sa dernière parole : " Entre tes mains, je remets mon Esprit. "29 Le Saint Esprit ! Discrète et silencieuse présence, que tous les Evangiles s’accordent à signaler, au moment même de la mort de Jésus, au coeur même de cette mort. Aucun évangéliste ne décrit la mort de Jésus en utilisant le simple verbe " mourir ". Tous utilisent un verbe ou une tournure qui mentionne l’Esprit. " Il expira ", disent Marc (15.37) et Luc (23.46), utilisant le verbe dérivé du mot " esprit ". " Il rendit l’Esprit ", précise Matthieu (27.50) ; " il remit l’Esprit ", dit encore Jean (19.30). Aucune de ces tournures ne se retrouve ailleurs dans la Bible ; la mort du Christ n’a rien de comparable ! Ce qui est unique dans la mort du Christ, c’est qu’elle se situe au plein coeur de la Trinité. En mourant, le Fils remet l’Esprit au Père. Cette mort n’est pas simplement subie par le Christ ; il en fait un geste d’amour infini : en mourant, le Fils envoie l’Esprit Consolateur (Jn 14.16) auprès du Père en deuil. Au baptême, dans la déchirure du ciel, l’Esprit de tendresse est descendu d’auprès du Père, pour rejoindre en silence le silence du Fils. A la croix, dans la déchirure du voile, l’Esprit de tendresse est donné par le Fils et rejoint en silence le silence du Père. Infinie tendresse toute enveloppée du silence de la pudeur. Le Saint Esprit, c’est l’humilité de Dieu, c’est la pudeur de Dieu, pudeur parfaite, toute de silence, qui console l’amour crucifié. L’Esprit de tendresse console le Père de la mort du Fils ! Mystère insondable, qui nous plonge dans l’adoration ! Le Saint Esprit Consolateur est si humble qu’il vient consoler le Père, en faisant de nous les consolateurs de Dieu. Et la consolation de Dieu, avons-nous vu, est dans le repentir des hommes. En se repentant, l’homme console Dieu. Qui donc parmi les hommes va être le premier à s’engager sur le chemin du repentir ? Qui va être le premier à consoler le Père ? Il est là , tout proche de Jésus ; c’est l’un des deux larrons crucifiés avec lui (Lc 23.33). Ce larron entendit Jésus s’adresser à son Père : " Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font " (23.34). Cette prière de Jésus ouvre le chemin du repentir. Elle a aussi ouvert le coeur de ce larron. Alors, rentrant en lui-même, comme avait fait le fils prodigue, ce larron, qui avait dépensé tous ses biens dans une vie de débauche, se mit à regarder le chemin du retour vers la maison du Père. Ne sachant pas encore comment il s’adresserait au Père, il se tourne humblement vers son compagnon de supplice : " Jésus, souviens-toi de moi, quand tu viendras dans ton règne " (23.42). La réponse de Jésus a de quoi l’étonner : " En vérité, je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis " (23.43). Aujourd’hui même ! Le larron a de quoi être étonné ; mais cette parole l’encourage et le porte sur le chemin du repentir. Ainsi porté par la parole du Fils, et animé par l’Esprit qu’il ne connaît peut-être même pas, le larron poursuit sa route vers la maison du Père. Comme il était encore loin, le Père l’aperçut et en fut tout bouleversé d’émotion. Il se mit à courir à l’insu de tous, grâce aux ténèbres qui ont envahi la terre. Il se jeta à son cou et le couvrit de baisers Bienheureuses et pudiques ténèbres, qui savent cacher l’étreinte du Père et du larron ! Nous avons vu que Matthieu a multiplié les passifs divins, au moment de la mort de Jésus. La liste de ces passifs est plus longue encore. La voici dans son intégralité : " Et voici que le voile du sanctuaire fut déchiré en deux du haut en bas ; la terre fut ébranlée ; les rochers furent fendus ; les tombeaux furent ouverts et les corps de nombreux saints défunts furent ressuscités. " (27.51-52) " Des corps furent ressuscités " : on ne peut pas parler du deuil du Père, en passant sous silence que la puissance, avec laquelle le Père a déchiré son vêtement, est une puissance d’amour, une puissance de vie. Dans le même mouvement, le voile est déchiré et des morts sont ressuscités. La puissance de Dieu est puissance de vie qui ressuscite ; puissance de l’insondable amour du Père, qui va jusqu’au plus profond de la douleur et jusqu’au plus profond du don de la vie. Dans les ténèbres de la croix, la mort a blessé l’amour du Père, et dans sa folle arrogance, elle s’est crue souveraine. Mais, elle est déjà vaincue, et déjà brillent les premières lueurs de Pâques. Déjà s’avance le berger, ramenant la brebis perdue ; déjà l’Esprit fait vivre le larron d’une vie nouvelle ; déjà le Père ouvre les portes du paradis. " Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. " Amour du Fils qui demande notre pardon, Amour du Père qui nous en fait don, Amour du Consolateur qui nous en fait vivre, Amour trois fois saint, nous t’adorons ! |