Carême 2003 : La Pierre et la Foi

Le poids de l’esprit

M - Regardez, Maître ; ces fleurs, ces feuilles sur tous les arbres. Comme le printemps est venu vite cette année ! Cela change des sombres vallées de Germanie.

B - Normal, fillotte. Voici plusieurs semaines que nous marchons vers le Sud. C’est nous qui allons à la rencontre du printemps. Ces grandes plaines arrosées et éclairées, riches du soleil du Milanais nous ont préparé le terrain.

M - Croyez-vous que nous serons de retour à Paris pour Pâques ?

B - Si nous avançons aussi vite, peut-être bien.

M - Heureusement que ces marchands nous ont pris en chariot la semaine passée. Je n’aurais pas osé le leur demander toute seule.

B- Je ne t’aurais jamais laissée partir toute seule pour ce grand voyage d’initiation à ton futur métier : la sculpture est déjà tellement rare pour une fille. Tu dois être la meilleure. J’y veillerai.

M - Ces Italiens sont tellement différents de nous : ils parlent sans cesse et à une vitesse !
Ils parlent avec les mains aussi ! qu’ils ont d’ailleurs fort élégantes et expressives !

B - Oui bon ! Viens donc voir ! Au détour de cette rue nous arrivons à une place.

M - Mais ce cheval est énorme ! Comment est-ce possible, Maître ?

B- D’habitude les statues équestres sont au maximum à la taille réelle.
Ici vois-tu le sculpteur a voulu faire quelque chose de gigantesque, de démesuré, à la gloire ou à l’image du cavalier !

M - Ce cheval est deux fois plus grand que nature ! Cela ne s’est jamais fait même dans l’antiquité !

B- Tu aurais même pu le voir encore plus spectaculaire ! Le sculpteur que je connais bien (c’est un ami) avait prévu de faire un cheval cabré, les deux pattes avant sans appui ! ..

M - Mais comment ? C’est impossible ! C’est techniquement impossible, la statue se briserai avec le déséquilibre !

B - Mon ami est un génie incroyable ! il avait résolu tous les problèmes d’équilibres.

M - Alors pourquoi ne l’a-t-il pas fait ?

B - Parce que les gens se serait émerveillés devant le prodige du cheval cabré (et le tour de force de l’artiste) et non devant la gloire du cavalier en l’honneur de qui est dressée la statue !

M- Votre ami est véritablement un maître : l’artiste doit être au service de l’œuvre et non le contraire.
Mais ce n’est pas le bronze qui est ici. Ce n’est que le modèle ?

B - Tu as raison. Le prince de la famille Sforza qui règne sur Milan avait rassemblé les
200 000 livres de bronze nécessaire pour cette œuvre.

M - 200 000 ? !

B - Oui, je te l’ai dit c’est énorme, cela fait environ 100 tonnes

M -100 quoi ?

B - 100 tonnes (c’est une unité de mesure qui devrait être inventée dans environ 300 ans)
Et bien vois-tu dans ces familles-là ce ne sont pas des drôles : Ludovic Sforza à du céder tout ce bronze à son beau-frère Ercole d’Este pour faire des canons pour une campagne militaire quelconque en 1494. Adieu le cavalier

M - Mais j’ai vu dans votre atelier, Maître, comme c’est difficile de fondre le métal à la bonne température. Il faut le couler assez rapidement également pour qu’il n’y ait pas de rupture due à un refroidissement trop rapide, ou à des soudures qui ne se feraient pas ou mal. L’art du feu est tellement dur !

B - Je te l’ai déjà dit, cet ami est un homme hors du commun : Il avait résolu toutes ces questions ! C’est aussi un savant incroyable, un peu fou !

M- Il n’est pas mort, Comme votre ami de Naumburg ?

B - Oh non petite ! Celui là est bien vivant ! D’ailleurs je voulais te le présenter : il s’appelle Léonardo da Vinci !

B - Nous voilà dans sont atelier. Il devrait arriver bientôt m’a dit le frère portier. Il travaille au palais des Sforza comme peintre
Ici au monastère de Sainte-Marie des Grâces, il réalise cette grande fresque dans le réfectoire.

M - Comme les couleurs sont brillantes !
C’est rare de voir cela. La chaux ressort toujours un peu sur le mur et la fresque est généralement terne. Ici, c’est sublime !

B - Voyons de plus près. Hum !.Je crois d’après cet enduit et les produits qu’il y a ici sur les échafaudages que mon ami Léonardo a du utiliser une préparation à base de cire et d’huile. Hum ! Ingénieux pour repousser l’humidité, le salpêtre et la chaux et ainsi garder cette brillance particulière de ses couleurs ! Quel génie !
Toutefois, je me demande si cela va tenir avec le temps ?!
Leonardo essaye toujours des combinaisons nouvelles, incroyables !

Il est tellement curieux de tout, un peu fantasque même ! Il a eu quelques déboires ainsi d’ailleurs !

M - Mais cette fresque est encore une Eucharistie. Décidément c’est une obsession, Maître !

B - Observe, observe, fillotte. Nous sommes là pour cela ! Il peint de manière géniale, avec un style qui lui est propre, des choses magnifiques ; une Madone au rocher, une Adoration des mages, des portraits remarquables qui expriment bien au-delà de la simple apparence. Des œuvres devant lesquelles les plus grands sont tombés en admiration. Sais-tu qu’il est resté méconnu jusqu’à 41 ans,

M - Non !

B - C’est son cheval, celui que l’on a vu hier après-midi qui l’a rendu célèbre il y a seulement quelques années.

Les foules aiment les choses spectaculaires et s’attardent rarement sur ce qui fait les changements de civilisation.

Il est même connu de notre roi de France Louis XII qui a paraît-il été frappé par ses connaissances et ses compétences. Cela ne m’étonnerait pas qu’il aille un jour vivre chez nous, dans notre pays. Il m’en a déjà parlé.

Il est mal reconnu chez lui. Un artiste est toujours à la merci de son protecteur et les Médicis, les Sforza ou les Borgia sont tellement imprévisibles, brutaux, changeant. Il a même vu un de ses amis tué net devant lui sur un coup de colère d’un de ces grands personnages

Heureusement que Léonardo s’est rendu si utile ! Sais-tu qu’il excelle aussi bien en botanique, qu’en dessin, en cartographie, en hydrographie, en science des fossiles, en géologie, en aéronautique, en urbanisme, en sculpture, en peinture, (comme tu as pu le voir).en art de la guerre et en armements

M - C’est cela qui lui permet de faire tout ce qui lui passe par la tête, sans être embêté par ses patrons !

B - Sans doute. Prend ce réfectoire comme exemple. Je sais que cela fait quinze ans qu’il porte ce projet avant même de se trouver confronté au travail sur ce mur : à faire des croquis préparatoires, à chercher dans les rues de la ville des visages de passants, d’artisans et même dans les bas fonds de Milan, pour y trouver le personnage de Judas.

M - C’est donc cela les centaines de pages de croquis sur les chevalets et échafaudages ?!
Ils sont spectaculaires, finement observés et jetés à la mine de plomb avec tant d’aisance !

B - Oui, on retrouve les visages, là au dessus de nous sur le mur. Il a eu du mal à trouver le visage de Judas.

Quand les dignitaires et les moines de MILAN se sont plaint à Sforza que le travail avançait trop lentement, Leonardo leur a répondu :
" Oui je cherche le visage adéquat pour Judas, mais si l’on me presse, celui du prieur fera parfaitement l’affaire. "

M - Pardon Maître, je vous ai plaisanté sur l’Eucharistie, tout à l’heure, ce que je n’aurais pas dà », c’est un péché. Mais quand je regarde mieux, je vois que ce repas ressemble fort à la description de l’évangile de Jean : un repas pascal, avec des pains et des poissons. Une sobriété de gestes qui pourtant sont si expressifs.

C’est l’annonce de la trahison, certainement, à voir les visages et l’expression des apôtres. On se croirait dans la pièce tellement les disciples sont présents.

B - Regarde petite. Les disciples sont répartis en quatre groupes de trois harmonieusement et intelligemment installés.

Vois surtout ce groupe à la droite de Christ : Pierre, Jean, Judas, les trois protagonistes principaux.

M - Jean le disciple est exactement, comme le dit l’évangéliste Jean, en train de traduire à Pierre les paroles du Christ : " de qui parle t-il ? "14.

C’est même Pierre qui est étalé de tout son long sur la table contrairement à l’iconographie habituelles ! Il questionne Jean, qui, lui, a une belle position élégante et non endormi ou vautré comme on le voit couramment chez d’autres artistes qui ont mal interprété les paroles de l’évangile ou veulent peut-être ainsi minimiser ce rôle fondamental du disciple Jean ?

B - Oui fillote. Pierre, l’Eglise, sans Jean, l’amour, l’esprit ne peut rien comprendre aux paroles du Christ et à ses intentions.

M - Je dois dire Maître, que votre ami Leonardo dessine Pierre avec un visage buté et même obtus qui contraste tant avec l’intelligence et la sérénité du disciple que Jésus aimait, Jean ;
C’est risqué, ici !

B - Je ne te le fais pas dire, Petite ! Nous sommes au cœur d’un monastère de Dominicains, ceux-là mêmes qui ont prêché contre les hérétiques. Au cœur de la reconquête de la vraie foi.
La table peinte par Léonard fait face à celle des supérieurs qui mangent tous les jours avec leurs moines à l’autre bout du réfectoire en vis à vis exact du Christ et de ses compagnons.

Tu sais il y eu ici même à Milan, des centres importants de contestations au 12ème siècle, qui se sont achevés par des bà »chers.

M - Des hérétiques ici même !

B - Ces courants ont profondément marqué la région jusqu’à aujourd’hui. Du Lubéron jusqu’à Venise, la population, malgré une féroce reconquête des hommes de Cluny 27, en est encore bouleversée et partagée. Leonardo vraisemblablement nous en donne un témoignage !

M - Votre ami prend des risques ! Pourquoi donc ?

B - Eh bien, tu vas le lui demander toi-même.

Le voici qui arrive !
Leonardo ! Amico mio !

5

LE POIDS DE L’ESPRIT

Jean 13 : 1-17
1 C’était le jour qui précédait la fête de la Pâque. Jésus savait que l’heure était venue pour lui de quitter ce monde pour aller auprès du Père. Il avait toujours aimé les siens qui étaient dans le monde et il les aima jusqu’à la fin.
2 Jésus et ses disciples prenaient le repas du soir. Le diable avait déjà persuadé Judas, fils de Simon Iscariote, de trahir Jésus. 3 Jésus savait qu’il était lui-même venu de Dieu et retournait à Dieu, et que Dieu avait tout mis en son pouvoir. 4 Il se leva de table, ôta son vêtement de dessus et prit un linge dont il s’entoura la taille. 5 Puis il versa de l’eau dans une cuvette et se mit à laver les pieds de ses disciples et à les essuyer avec le linge qu’il avait autour de la taille. 6 Il arriva ainsi à Simon Pierre, qui lui dit :
- Seigneur, vas-tu me laver les pieds, toi ?
7 Jésus répondit :
- Tu ne sais pas maintenant ce que je fais, mais tu comprendras plus tard.
8 Pierre lui dit :
- Non, tu ne me laveras jamais les pieds !
Jésus lui répondit :
- Si je ne te les lave pas, tu ne recevras plus rien de moi.
9 Simon Pierre lui dit :
- Alors, Seigneur, ne me lave pas seulement les pieds, mais lave-moi aussi les mains et la tête !
10 Jésus lui dit :
- Celui que a pris un bain n’a pas besoin de se laver, sinon les pieds, car il est entièrement propre. Vous êtes propres, vous mais pas tous cependant.
11 (Jésus savait qui allait le trahir ; c’est pourquoi il dit : " Vous n’êtes pas tous propres ".)
12 Après leur avoir lavé les pieds, Jésus remit ses vêtements, se rassit à table et leur dit :
- Comprenez-vous ce que je vous ai fait ? 13 Vous m’appelez " Maître " et " Seigneur ", et vous avez raison, car je le suis. 14 Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. 15 Je vous ai donné un exemple pour que vous agissiez comme j’ai agi envers vous. 16 Je vous le déclare, c’est la vérité : aucun serviteur n’est plus grand que son maître et aucun envoyé n’est plus grand que celui qui l’envoie. 17 Maintenant vous savez cela : vous serez heureux si vous le mettez en pratique. "

Puis, un peu plus loin, toujours pendant ce long repas, après l’épisode de la trahison de Judas.

34 Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres. Il faut que vous vous aimez les uns les autres comme je vous ai aimés. 35 Si vous vous aimez les uns les autres alors tous sauront que vous êtes mes disciples.

Comme le rappellent nos deux amis, ce sculpteur Béranger et sa jeune élève Margaux, qui nous conduisent à travers l’Europe Médiévale, l’évangile de Jean, contrairement aux trois autres écrits, ne propose pas un sacrement ou un nouveau commandement à prendre le pain et le vin, mais au contraire, en éludant totalement ce passage signalé par les trois autres évangélistes, Jean encadre ce moment crucial par 2 autres signes très forts : le lavement des pieds, du verset 1 au verset 17 du chapitre 13, et le commandement nouveau, entolhn (èntolèn) en grec ou MITSVA en hébreu : " aimez vous les uns les autres, comme je vous ai aimés. " aux versets 34 et 35.

Service et amour.

Jean comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents écrit son évangile vers les années 90, lui-même ou ses compagnons.

Il n’ignore pas les 3 évangiles, ni sans doute d’autres écrits, rédigés déjà avant lui. Il connaît la pratique des premières communautés chrétiennes en Palestine, dans le monde grec et romain, avant et après les persécutions dont furent victimes les chrétiens.

C’est sans doute pour cela qu’il nous propose ce récit original, haut en couleurs, mais sobre en même temps : plutôt que de devoir se reconnaître par ce signe ésotérique, le partage d’un repas,( comme si tout le monde ne partageait pas des repas quotidiennement), pour se dire chrétien, de Christ, disciples de Jésus de Nazareth, Jean propose ce signe original, dont il a le souvenir que Jésus lui-même l’avait déjà institué : " Aimez- vous les uns les autres. C’est à l’amour que nous aurez les uns pour les autres que l’on saura (que le monde verra) que vous êtes de moi, que vous êtes mes disciples, que vous êtes chrétiens "15.

A la place de ce rituel, dont Jean craint déjà qu’il risque de n’être qu’un acte répétitif et institutionnel, il propose aux croyants à venir, ce partage fulgurant, étonnant dans un monde de brutes : aimer Dieu, c’est aimer son prochain, son frère, son partenaire.

Non pas que l’amour soit plus original qu’un repas à partager, mais l’histoire et l’expérience le démontrent : manger, par force, se fait tous les jours et même dans la brutalité quand certains hommes en sont privés ; aimer reste tellement hypothétique, comme en apesanteur, entre l’idéal, l’espoir et la réalité que cela ne peut être qu’un signe de Dieu quand ce sentiment devient une force qui peut transformer le monde !

La très belle illustration de Jean 13 que nous propose le grand Léonard de Vinci, lui a été commandée par les dominicains de Sainte-Marie des Grâces à Milan, alors qu’il était sous la protection des Sforza, entre celles des Médicis et celles des Borgia, avant de se réfugier auprès de François 1er, dans le royaume de France pour terminer sa vie sur les bords de la Loire.

Leonard de Vinci, comme d’autres artistes ou artisans, prend partie dans les querelles ou les grands mouvements qui agitent la société en ébullition qui est la leur, aux 14ème et 15ème siècles. Quand ils vont illustrer la cène, le dernier repas de Jésus avec ses disciples, ils naviguent entre deux contingences : gagner leur vie et/ou témoigner de leur foi.

Sculpter une œuvre, peindre une fresque, prend plus de temps que prêcher devant une foule. Il faut donc composer entre ne pas perdre la vie, au bà »cher ou dans des guerres de religions détestables, et la gagner financièrement. Adhérer à la foi de l’Eglise officielle est sans doute plus aisé que de la contrer. Mais les artistes, parmi les très grands, comme Léonard, ont su nous léguer des œuvres magistrales et ne pas se renier pour autant.

Choisir l’évangile de Marc ou de Jean plutôt que celui de Matthieu ou de Luc pour illustrer l’Eucharistie sur un psautier, un tympan, ou un bas relief est un acte théologique, hier comme aujourd’hui encore.

Pierre le vénérable, abbé de Cluny mort en 1157 ne s’y est pas trompé en écrivant un traité contre Pierre de Bruys pour défendre l’Eucharistie : Il forme et envoie des moines sculpteurs dans toute l’Europe en particulier dans les régions touchées par les hérésies pour y apporter par l’image la parole de l’Eglise, au sujet de la communion, aux cotés de Saint Dominique, qui, lui, utilise la prédication avec ses hommes.

C’est l’échec de cette prédication qui amena le pape Innocent III en 1209, à lancer une croisade armée en particulier dans le Sud de la France, mais également dans d’autres régions d’Europe, contre les prédicateurs nouveaux : Tenchelin à Soisson, en Champagne, en Flandre, les " apostoliques " vers Cologne ; Pierre de Bruys en Provence, Languedoc, Gascogne, qui niait l’efficacité des sacrements ; Henri de Lausanne en Suisse, en Bourgogne, pays de Mans, Poitou, Périgord, Languedoc et Provence ; les Vaudois de Pierre Valdo qui, partant de Lyon, iront jusqu’à RIGA sur les rives de la mer Baltique vers le nord, et à Venise vers le sud, influençant fortement le MILANAIS.

C’est en particulier contre ces 3 derniers courants que les hommes de Cluny ont illustré chacun maladroitement ou magistralement, tympans, frises et chapiteaux dès la fin du 12ème siècle, faisant porter leur effort en faveur de la présence réelle et de l’explication de la messe .
Ceci explique la profusion d’œuvres polémiques qui ont fait essaimer dans ces régions contestataires un message et un style qui transparaissent sur la pierre : ces moines utiliseront plus volontiers l’Evangile de Matthieu que celui de Jean pour le propos.

Choisir de peindre ou dessiner une hostie, du pain azyme ou du pain ordinaire, voire du poisson, est un acte partisan qui s’inscrit dans une querelle qui date déjà du 10ème siècle entre l’orient et l’occident sur l’interprétation des espèces. En cela l’époque de nos amis ne marque pas une nouveauté polémique catéchétique, mais indique encore aujourd’hui par l’image, quels étaient les enjeux du moment.

Ceux-ci n’étaient ni neutres, ni futiles. Les guerres de religions peuvent nous paraître aberrantes et ineptes, vues aujourd’hui. Aberrantes, dramatiques, elles l’étaient : futiles et ineptes, dans la réponse militaire ou brutale certainement. Mais les questions soulevées étaient fondamentales : doit-on rechercher la forme ou le fond des choses ? Doit-on lire l’écriture pour entendre la parole de Dieu ou répéter le rite pour s’incorporer à la société ?

Aujourd’hui encore quelle est ma position vis à vis du monde, vis à vis des autres ? Vais-je parler en vérité à mon conjoint, à mes enfants, ou vais-je délivrer des paroles toutes faites, des réponses rituelles pré-éxistantes à ma réflexion ?

Les deux solutions sont aussi valables l’une que l’autre : ma réflexion personnelle n’a pas une valeur intrinsèquement supérieure à l’expérience des autres, rassemblée, résumée dans des symboles ou des dogmes mis à disposition de tous pour exister.

Mon expérience est-elle plus pertinente que celle des autres, de mes prédécesseurs ?

La question est déjà posée dans les évangiles par le Christ lui-même. Dans l’évangile de Luc, Jésus demande à plusieurs pharisiens, si l’un d’eux, ayant un fils tombé dans un puit un jour de sabbat, n’irait pas le rechercher. Aucun n’ose répondre, nous dit le texte parce qu’ils ont tous la réponse ! Bien sà »r que la loi est bonne, bien sà »r qu’il est important de se reposer mais le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat dit encore Jésus dans l’évangile de Marc 16.

Il faut être capable d’obéir en vérité et en esprit. L’esprit ou la lettre, le fond ou la forme ? La question n’est pas futile. La réponse ne l’est pas non plus. Créatures de liberté, nous sommes appelés par Dieu à prendre nos responsabilités, à nous associer au mouvement de création initié par Dieu lui-même.

La règle, la loi est là comme pédagogue dit encore Jésus. Il ne vient pas la supprimer mais l’accomplir 17, c’est à dire, en s’appuyant sur le commandement d’amour et sur la parole de Dieu. Jésus vient lui redonner toute sa puissance créatrice en tournant définitivement le dos à une interprétation castratrice, partisane, culpabilisante et stérile de la loi.

§§§§§

Les hommes et les femmes de la fin du moyen-âge ont soif de connaître, de comprendre. Ils sont avides d’explications sur le monde, sur eux-mêmes et sur Dieu. Ceci a sans doute permis le développement de ce que l’Histoire a appelé les hérésies.

C’était des explications nouvelles qui dépassaient les simples affirmations péremptoires assénées précédemment comme des vérités, affirmations dont le mystère ne correspondait pas à l’explication patiente du Christ des évangiles, pour les petits comme pour les savants.

Les Dominicains, qui étaient plutôt de bons prêcheurs - comme ils le sont encore aujourd’hui - auraient pu répondre à cette soif de connaissance s’ils avaient puisé directement à la parole de Dieu plutôt qu’à une somme résumée.

La parole de Dieu qui est vivante, livrée à la postérité dans les Ecritures, agit par la puissance de Dieu au-delà de la bonne ou mauvaise volonté humaine. Elle aurait fait son œuvre, comme elle l’a fait depuis les prophètes du premier testament jusqu’à aujourd’hui.

Le baptême, par exemple, n’est pas présenté dans l’écriture comme un acte rituel, bouclé, dont le sens et le mode opératoire n’appartiendrait qu’à l’autorité compétente, fà »t-elle représentée par les meilleurs éléments de l’Eglise.

Il y a un mode interactif entre Dieu, nous et le monde.
" Changez de comportement, faites-vous baptiser d’eau et Dieu pardonnera vos péchés "18 annonce le Baptiste dans les eaux du Jourdain.

" Changez de comportement, que chacun de vous se fasse baptiser au nom de Jésus Christ pour que vos péchés soient pardonnés. Vous recevrez alors le don de Dieu, le Saint-Esprit "19 dit Pierre à la foule de ceux, qui, convaincus par sa parole, viennent lui demander comment ils doivent faire.

Il vous baptisera avec le Saint Esprit et avec du feu, 20dit encore Luc.

On ne nous dit pas dans l’écriture le temps qui s’écoule entre le baptême d’eau et le baptême de l’Esprit, la communion intime avec Jésus, avec Dieu, mais on sait qu’il y a un sens un ordre dont la logique vient de l’Ecriture.

Le baptême, réponse de Dieu à la recherche de l’homme, symbolise cet accueil de Dieu en dehors de nous-même ou de l’Eglise : celle-ci n’est là que comme témoin de ces vérités invisibles.

Change déjà de comportement, puis ton baptême prend un sens, accompli dans ta rencontre avec ton Dieu. Pas de transformation sans désir de changement, sans mise en œuvre de cette espérance.

Pas de rencontre si tu ne te mets déjà toi-même en marche vers Dieu. Il y a sacrement pour dire en symbole ce qui se passe entre Dieu et nous.

L’épisode appelé " la multiplication des pains " est souvent comparé à une préfiguration de la communion et représenté comme telle par les artistes médiévaux. Il n’est pas hasardeux que le Christ termine le long récit du pain de vie qui suit juste après dans l’évangile de Jean, par ces paroles : tout ce que je vous ai dit est Esprit et Vie 21.

Rien de magique là ou les témoins reviennent chercher la recette du miracle. Rien d’automatique dans cette transformation du pain en abondance : " tout ce je vous ait dit est Esprit et Vie ", prévient le Christ pour nous éviter le piège de la chosification. Esprit et Vie.

De même Jean, l’Evangéliste, toujours le dernier dans l’histoire à nous léguer son document dans l’héritage scripturaire, nous propose au lieu du sacrement répétitif ces deux récits qui encadrent et remplacent l’ordre traditionnel ( " prenez et mangez ") : lavez- vous les pieds les uns aux autres, aimez vous les uns les autres. Service et amour du prochain, remplacent le pain et le vin très clairement dans cet ultime évangile.

Certains proposent ce nouveau commandement comme une nouvelle béatitude. Il me semble que c’est une fois de plus détourner de son but les paroles de l’Evangile de Jean. De nombreux artistes médiévaux, léonard de Vinci, et bien d’autres jusqu’à aujourd’hui, l’ont entendu comme l’Evangéliste le propose à la postérité dès la fin du premier siècle : c’est un nouveau sacrement. L’amour comme sacrement, laissé par Jésus à ses disciples. Le service comme signe dans ce monde que l’amour de Dieu est plus fort que la mort.

La puissance de l’Esprit-Saint est ce qui peut transformer la création au-delà des dogmes et des formes rituelles de l’Eglise. L’Evangéliste aux visions fulgurantes nous le suggère, nous le propose dans les derniers écrits du nouveau testament. Léonard de Vinci nous le rappelle avec la position des disciples : Pierre séparé de Jésus par Jean mais intimement imbriqué dans le personnage de Judas, ne peut parvenir à la communion avec le Christ que par des paroles du disciple que Jésus aimait, par l’Esprit, par la vie.

"Tout ce que je vous dit est Esprit et Vie" nous rappelle le Christ.