Carême 2011 :

Le prix de La réconciliation : Le Combat intérieur

Chapitre 3

Le prix de La réconciliation :
Le Combat intérieur

Il y a quinze jours, pour l’entrée dans le Carême,
tu as découvert que tu étais déjà réconcilié avec Dieu, en
Jésus-Christ. Lors de notre seconde rencontre, tu as vu
quels premiers pas tu pouvais faire pour te réconcilier avec
Henri, ou avec Brigitte, ton frère et ta sœur dans l’Église.
Cette réconciliation, ce mouvement du cœur qui permet
de dépasser une situation de blocage et de rupture, cette
réconciliation reposait sur la prière. Si tu portes Henri
dans la prière, tu ne pourras plus le haïr comme avant. Et
puis, en t’adressant à une tierce personne, tu as vu combien
l’image que tu as d’Henri pouvait évoluer, pouvait
être transfigurée.

Mais est-ce que nous n’avons pas sauté une étape ?
Réconciliation avec Dieu, réconciliation avec Henri :
est-ce que nous n’avons pas oublié quelqu’un ? Qui donc ?
Eh bien, la réconciliation avec toi-même ! Il n’y a pas de
réconciliation avec mon frère sans réconciliation avec moi-
même. Et il n’y a pas de réconciliation avec moi-même
sans réconciliation avec Dieu, et réciproquement ! La
réconciliation est une expérience globale, elle renouvelle
toutes les relations : avec Dieu, avec soi-même et avec son
prochain. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, et tu aimeras
ton prochain comme toi-même » [1].

Mais qu’est-ce que cela signifie : être réconcilié
avec soi-même ? Cela suppose tout d’abord que tu sois
en conflit avec toi-même. Le conflit est un phénomène
universel, une constante anthropologique : il n’y a pas de
groupe qui ne traverse des conflits, il suffit d’être deux
pour que surgissent des tensions relationnelles, qu’il
s’agisse du couple, de la famille, du voisinage, de l’équipe
de travail, du groupe d’amis ou du club sportif, sans parler
des partis politiques ni des relations internationales. Et
nous avons vu la dernière fois que même l’à€°glise, surtout
l’Église, n’échappait pas à la règle. Mais en réalité, il n’y
a même pas besoin d’être deux. Un ermite peut être en
conflit avec lui-même. Je suis en conflit avec moi-même,
déchiré entre mes nobles aspirations et ma petite réalité,
entre « le bien que je veux faire et le mal que je fais » [2],
entre ce que je pense et ce que je dis, entre l’image que je
donne aux autres et ce que je sais être vraiment, entre les
différents choix parmi lesquels je dois trancher Réconciliation
avec Dieu, réconciliation avec moi-même, réconciliation
avec mon prochain : chacune des trois a besoin
de chacune des deux autres et nourrit chacune des deux
autres.

*****

« Qui suis-je ? Souvent ils me disent
que de ma cellule je sors
détendu, serein et fort,
tel un Seigneur de son château.

« Qui suis-je ? Souvent ils me disent
qu’avec mes gardiens je parle
de manière aussi libre, amicale et claire
que si j’avais à leur donner des ordres.

« Qui suis-je ? Ils me disent aussi
que je supporte les jours du malheur,
d’une humeur égale, souriant et fier,
comme quelqu’un habitué à vaincre.

« Suis-je vraiment ce que les autres disent de moi ?
Ou suis-je seulement ce que moi seul
sais de moi-même ?
Inquiet, impatient et malade,

comme un oiseau en cage,
cherchant mon souffle comme si on m’étranglait,
avide de couleurs, de fleurs, de chants d’oiseaux,
assoiffé d’une bonne parole

et d’une proximité humaine,
tremblant de colère devant l’arbitraire

et l’offense mesquine,
agité par l’attente de grandes choses,
m’inquiétant, sans pouvoir rien faire,

pour des amis infiniment lointains,
trop fatigué et trop vide pour prier, penser, créer,
abattu et prêt à faire mes adieux à tout.

« Qui suis-je ? Celui-là ou celui-ci ?

Suis-je aujourd’hui cet homme et demain un autre ?

Suis-je les deux à la fois ?

Devant les hommes un hypocrite,

et devant moi un faiblard, méprisable et geignard ?

Ou bien ce qui est encore en moi

ressemble-t-il à l’armée vaincue

qui recule en désordre devant la victoire

déjà remportée ?

« Qui suis-je ? Ce monologue me tourne en dérision.
Qui que je sois, tu me connais :
je suis tien, ô Dieu ! »3

Ce poème, qui est aussi bien prière et confession
de foi, a été rédigé en prison, en 1944, par le théologien
allemand Dietrich Bonhoeffer, après son arrestation par
la Gestapo. Qui suis-je ? Mon identité se trouve en Dieu,
dans ma réconciliation avec Dieu, qui me conduit sur de
nouveaux chemins de réconciliation, avec moi-même et
avec mon prochain.

La Bible nous raconte des tas d’histoires de conflits,
notamment entre frères et sœurs, mais aussi des histoires
de réconciliations. Mais il y a une histoire qui met particulièrement
en avant la réconciliation avec Dieu et avec
soi-même comme condition de la réconciliation avec le
frère. Seigneur, notre Dieu, notre Père, ouvre nos oreilles
et nos coeurs à ta Parole, pour qu’elle nous relève et nous

Matthieu Arnold, Prier 15 jours avec Dietrich Bonhoeffer, Bruyères-le-
Châtel, Nouvelle Cité, 2006, p. 92-93.

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mette en route, sur de nouveaux chemins de réconciliation.

« Pendant la nuit, Jacob se lève. Il prend ses deux
femmes, ses deux servantes et ses onze enfants. Il leur
fait passer le torrent du Yabboq avec tout ce qu’il
possède. Jacob reste seul. Alors un homme lutte avec
lui jusqu’au lever du jour. L’adversaire de Jacob voit
que, dans la lutte, il n’arrive pas à être plus fort que
lui. Alors il le frappe à la hanche et, pendant le combat,
il le blesse à la hanche. Puis il dit à Jacob : “Le
jour se lève. Laisse-moi partir†. Jacob lui répond :
“Je ne te laisserai pas partir. Bénis-moi d’abord†.
L’autre demande : “Quel est ton nom ?†Jacob répond
 : “Je m’appelle Jacob†. L’autre continue : “Tu ne
t’appelleras plus Jacob. Ton nom sera Israël. En effet,
tu as lutté avec Dieu et avec des hommes, et tu as été
le plus fort†. Jacob lui demande : “Je t’en prie, dis-
moi ton nom†. L’autre répond : “Tu veux savoir mon
nom ? Pourquoi donc ?†Puis il bénit Jacob. Jacob
dit : “J’ai vu le visage de Dieu, et je suis encore en
vie !†Et il appelle cet endroit Penouel, c’est-à -dire :
“Visage de Dieu†. Quand le soleil se lève, Jacob passe
la rivière à Penouel. Il boite à cause de sa hanche » [3].

Quelle histoire étrange, énigmatique, tu ne trouves
pas ?, que celle que nous raconte le chapitre 32 du livre de
la Genèse ! Le livre de la Genèse est une véritable saga familiale.
La vie des Patriarches nous est relatée sous forme
de cycles. Il y a le cycle d’Abraham, le cycle d’Isaac, le
cycle de Jacob, et enfin le cycle de Joseph. Nous sommes
ici au coeur du cycle de Jacob. Jacob et Esa༠étaient deux
frères jumeaux, mais avant même de naître, dès le ventre
de leur mère, ils se battaient. Il faut le faire, quand même !
Le nom d’« Esa༠» signifie : « le velu », « le poilu », et le
nom de « Jacob » signifie : « le rusé », « le magouilleur »,
« celui qui emploie tous les moyens pour réussir ». En
effet, pour Jacob, tous les moyens sont bons, y compris le
mensonge et les magouilles, pour prendre ce qui appartient
à son frère. Et c’est ainsi qu’Esa༠va peu à peu haïr Jacob,
et avoir même envie de le tuer. Drôle de famille, tout
de même ! Mais peut-être pas si différente de nos familles
et de nos Églises Effrayé par ce qu’il a déchaîné, Jacob
s’enfuit chez Laban, son oncle, et il va y passer 21 ans. Or,
pendant les quatre chapitres qui racontent ces 21 années,
il n’est pas question une seule fois d’Esaà¼. Si nous étions
au cinéma, pendant une demi-heure la caméra ne montrerait
que Jacob, ignorant Esaà¼. Car il est bien probable
qu’on ne parlait jamais d’Esa༠dans la maison de Jacob,
que même les enfants ignoraient qu’ils avaient un oncle.
Au mensonge initial et aux magouilles s’étaient ajoutés les
non-dits, les choses dont on ne parle jamais : un vrai secret
de famille comme on les connaît parfois aussi chez nous,
dans nos familles et dans nos Églises.

Mais voilà , coup de théâtre : voilà que Jacob décide
de se réconcilier avec son frère. Il lui a certainement fallu
un grand courage pour briser la glace après tant d’années :
21 ans ! C’est d’ailleurs risqué de la part de Jacob, car malgré
l’envoi de messagers chargés de cadeaux pour apaiser
Esaà¼, celui-ci marche vers son frère avec 400 hommes
armés. Mais c’est ici qu’intervient un épisode qui va renverser la situation. C’est l’histoire que nous venons de lire :
lorsque Jacob doit traverser le torrent du Yabboq. Et cette
histoire est assez curieuse, assez mystérieuse.

Toute la nuit, Jacob lutte contre quelqu’un. De
qui s’agit-il ? S’agit-il d’un homme, comme le dit le texte ?
S’agit-il de Dieu, comme le dit aussi le même texte mais
à un autre endroit ? S’agit-il de Dieu et des hommes (au
pluriel), comme le dit enfin, à un autre moment, le même
texte ? S’agit-il d’un envoyé de Dieu, c’est-à -dire d’un ange,
comme on le dit souvent, mais comme le texte lui-même
ne le dit pas précisément ? Toujours est-il que cette histoire
donne trois résultats : d’une part, Jacob est blessé ; d’autre
part, il est malgré tout le vainqueur ; et enfin, il reçoit
un nouveau nom : Israël. Or, « isra-ël » signifie : « Dieu
a lutté », mais il peut signifier aussi : « Dieu a vaincu » !
Alors, qui a gagné le match, d’après toi, qui est le vainqueur :
Jacob ou Dieu ? Et là se trouvent à la fois le paradoxe
et le noeud de ce texte, la clef de l’énigme : celui qui
raconte l’histoire nous dit que c’est Jacob qui l’emporte,
mais le nouveau nom que reçoit Jacob nous dit que c’est
Dieu qui est vainqueur. Et le mystère doit demeurer sur le
résultat du match ! Car en réalité, la victoire de Jacob est
celle de Dieu, et la victoire de Dieu est celle de Jacob. En
effet, dans cette histoire, Jacob est en lutte contre Dieu
et contre lui-même. Pour pouvoir se réconcilier avec son
frère, il doit se battre contre lui-même, car il a peur de son
frère, et dans ce combat intérieur, de Jacob contre Jacob,
Dieu s’affirme comme son meilleur allié.

Jacob est blessé : il n’est plus le même après le combat
qu’avant. Et il reçoit un nouveau nom, une nouvelle
identité. C’est ainsi qu’il va pouvoir se réconcilier avec son
frère. Et pourtant, c’est très curieux, mais juste après avoir
dit que Jacob reçoit le nom d’Israël, celui qui nous raconte
l’histoire continue à parler de Jacob et non pas d’Israël. Il
faudra encore attendre près de trois chapitres pour qu’il
mette enfin Israël en scène, après que Jacob eut reçu une
seconde fois ce nouveau nom. Manifestement, rien n’est
jamais acquis, et le travail intérieur se poursuit, le combat
intérieur est permanent, Jacob ne s’approprie que peu à 
peu l’identité d’Israël. La réconciliation est un long chemin
de lutte contre soi-même, avec Dieu, avec soi-même
et contre nos propres peurs et notre propre violence intérieure.

Ce texte est vraiment un bijou, un joyau, un trésor
pour notre vie. Car ce texte un peu mystérieux nous parle
de notre vie concrète d’aujourd’hui, de notre vie entre
frères et sœurs. Finalement, que nous dit cette histoire ?
Que la réconciliation avec nous-mêmes, avec Dieu et avec
notre prochain, repose sur un combat intérieur, sur une
lutte avec Dieu contre notre propre violence et contre
notre propre peur. La réconciliation avec mon frère passe
par ma réconciliation avec moi-même, qui elle-même
passe par un combat intérieur, contre moi-même et contre
Dieu, avec moi-même et avec Dieu. La non-violence dont
parle ce récit, la non-violence n’est pas l’absence de combat,
n’est pas un long fleuve tranquille, n’est pas une tranquillité
doucereuse et béate. Non, la non-violence est un
combat, est une lutte. La non-violence n’est donc pas une
violence niée ou refoulée, mais une violence surmontée,
une violence domestiquée. La non-violence, c’est la violence
qui a trouvé son maître.

On pourrait prendre une image assez parlante pour
illustrer cela. C’est comme si tu avais en toi-même une sorte
de pitbull intérieur La non-violence consiste à museler ce
pitbull intérieur pour qu’il ne morde plus (même s’il continue
à aboyer). Mais vivre en frères et soeurs, cela consiste
aussi à convaincre son adversaire de museler son propre
pitbull ! Aucune de ces deux choses n’est facile, mais la première
(museler son propre pitbull intérieur) est indispensable
pour trouver ensuite, avec l’aide de Dieu, la force d’entreprendre
la seconde (convaincre son adversaire). C’est ce
que Jacob a fait : c’est pourquoi il s’appelle désormais Israël.

Si nous sommes chrétiens, nous lisons le Premier
Testament à la lumière du Second, à la lumière de
l’à€°vangile de Jésus-Christ. Et il y a un chant de Taizé
qui exprime cela à merveille. Il dit ceci : « Jésus le Christ,
lumière intérieure, ne laisse pas mes ténèbres me parler
Jésus le Christ, lumière intérieure, donne-moi d’accueillir
ton amour » Lorsque tu descends dans une cave avec
une torche, les ombres reculent, les ténèbres reculent,
puis elles reviennent derrière toi. Si tu veux rester dans
la lumière et voir autour de toi, il te faut garder ta lampe
de poche allumée. Dans notre vie, notre torche, c’est
Jésus-Christ. Il est la torche qu’il nous faut maintenir
allumée. Jésus-Christ est celui qui assigne à résidence
nos ténèbres intérieures, il est celui qui nous aide à museler
notre propre pitbull intérieur, notre propre violence
pour que nous puissions vivre en frères et sœurs, dans nos familles et dans l’Église. Laisse-toi donc réconcilier
avec Dieu, laisse-toi réconcilier avec toi-même, et lais-
sons-nous réconcilier les uns avec les autres. Recevons
cette vie nouvelle qui nous est promise en Jésus-Christ.

Notes

[1Lc 10, 27.

[2Ro 7, 19.

[3Gn 32, 23-32.