Carême 1993 :

Le service du Christ et le service de la communauté

AUJOURD’HUI, CROIRE
, Six thèmes majeurs de la foi protestante ,

Pasteur Jean-Pierre MONTSARRAT
3 avril 1993

, VI ,
"Le service du Christ et le service de la communauté"

" Comprenez-vous ce que je vous ai fait... ?"
(Jean 13/12)

Voici venu notre dernier rendez-vous. C’est demain le jour des Rameaux et l’acclamation de la foule : "Hosanna ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur !", introduction paradoxale à la semaine sainte. En conclusion de mes réflexions sur quelques-unes des affirmations centrales de la foi chrétienne, j’ai choisi le récit par lequel l’évangile selon Saint Jean débute la dernière soirée de Jésus avec les siens, la veille de sa mort.

Jean 13/1-8 & 12-17

Vous savez quelle était la coutume en Palestine : des pieds simplement chaussés de sandales deviennent poussiéreux lorsqu’on marche sur des chemins non pavés. Un hôte se devait de fournir à ses visiteurs une cuvette d’eau pour qu’ils puissent se les laver. On ne pouvait demander à un serviteur israélite de s’acquitter de cette tâche : il se serait senti humilié. C’est dire combien l’initiative de Jésus a dà » stupéfier les siens. La réaction de Pierre en témoigne.

"Lorsqu’il eut achevé de leur laver les pieds, Jésus prit son vêtement, se remit à table et leur dit : Comprenez-vous ce que j’ai fait pour vous ?".

Quel est le sens de ce geste tellement inattendu de Jésus ?

On peut penser que Jésus a simplement voulu donner aux siens une leçon d’humilité. L’évangile selon Saint Luc raconte qu’au cours de ce même repas, les disciples ont discuté entre eux pour savoir lequel était le plus grand. Jésus les a interrompus en leur disant : "Lequel, en effet, est le plus grand, celui qui est à table ou celui qui sert ? N’est-ce pas celui qui est à table ? Or, moi, je suis au milieu de vous à la place de celui qui sert" (Luc 22/27).

Jésus l’est tout particulièrement lorsqu’il lave les pieds des siens !

Lorsque l’apôtre Paul écrit aux Eglises, il exhorte fréquemment ses correspondants à l’humilité, donnant à penser que la concurrence était parfois forte au sein des communautés locales pour occuper les premières places. On comprend, si tel était le cas, l’utilité de rappeler comment le Maître lui-même avait, en acte et en paroles, invité les siens à l’humilité.

Pourtant, ne voir dans le geste de Jésus qu’un appel à occuper la place du serviteur, ne prend pas en compte la façon dont le quatrième évangile introduit et raconte l’initiative de Jésus. Le récit commence par l’évocation de la proximité de la mort du Christ : "Jésus, sachant que son heure était venue, l’heure de passer de ce monde au Père...".

Le lecteur est informé de la mise en route de la machination qui permettra l’arrestation de Jésus : "Le Diable avait déjà persuadé Judas, fils de Simon Iscariote, de trahir Jésus".

L’évangéliste écrit encore que Jésus sait tout cela. "Jésus savait qu’il était lui-même venu de Dieu et retournait à Dieu...". Il laisse donc clairement entendre que tout ce que va maintenant dire et faire Jésus est en référence à sa mort, en référence à la croix.

Il en est ainsi du geste que fait Jésus en lavant les pieds de ses disciples. Il évoque l’ensemble de son ministère, de son service parmi les hommes, depuis sa venue dans ce monde jusqu’à l’offrande de sa vie lors de la crucifixion. Si nous avions encore quelque hésitation, le texte nous fournit un indice supplémentaire. Avant de se ceindre comme un esclave, le récit précise que Jésus dépose son habit. Le verbe grec que nos Bibles traduisent par "déposer" est celui-là même qui est utilisé lorsque Jésus évoque sa mort dans des expressions comme : "Je suis le bon berger... et je dépose ma vie pour les brebis" (Jean 10/15). L’acte accompli par le Christ est comme une représentation du don qu’il fait de lui-même pour le salut du monde.

"Comprenez-vous ce que je vous ai fait ?". Jésus questionne ses disciples et nous questionne sur notre intelligence de son ministère, de sa passion et de sa mort.

Au cours de ces entretiens de carême, nous avons évoqué plusieurs éléments de réponse à cette interrogation.

Pensons au récit de la crucifixion dans l’évangile selon saint Luc, objet de notre troisième entretien. Le Christ intercède pour ceux qui, prisonniers de la puissance du mal, "ne savent pas ce qu’ils font" ; il témoigne de la grâce de Dieu, générosité sans borne du Père dont nul n’est exclu, pas même le brigand. La fidélité du Christ au service de l’amour du Père jusque sur la croix donne une portée universelle à ses paroles. Il est pardon et espérance pour tous.

Dans l’évangile selon saint Jean, nous avons médité la parole par laquelle Jésus annonce son élévation sur la croix : "Maintenant le Prince de ce monde va être jeté dehors. Pour moi, quand j’aurai été élevé de la terre, j’attirerai tous les hommes à moi". La croix est défaite de l’Ennemi qui emprisonne ce monde dans ses contradictions mortelles. Elle est le foyer autour duquel l’humanité toute entière sera rassemblée dans l’amour du Père.

Le Christ s’est fait proche, solidaire de chacun, serviteur de tous et, par son service, il nous rend l’espérance. Sa mort est la vie du monde. Il s’est affronté pour nous aux ténèbres du mal, dont nous mesurons chaque jour la puissance. La clarté du matin de Pâques atteste qu’elles ont été vaincues et seront balayées.

"Comprenez-vous ce que je vous ai fait ?". Cette question n’interroge pas seulement notre intelligence du ministère et de la mort du Christ. Elle nous invite à accepter d’être ainsi servi et aimé par le Christ.

La réaction de Pierre nous montre qu’il peut ne pas être facile de se trouver dans la situation de celui qui reçoit, de celui qui dépend du service d’un autre. La mentalité contemporaine pousse au même refus. Au service d’un autre, on préfère le self-service. La sagesse des nations disait déjà qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même. Le courant de pensée désigné par son nom anglais, New Age, le nouvel âge, correspond bien à cet état d’esprit. Ceux qui sont représentatifs du New Age vous proposent d’atteindre le bonheur par une transformation de soi que chacun doit mener à bien. Ce perfectionnement personnel se réalise par des méthodes aussi diverses qu’étranges parfois, méthodes révélées par ceux qui en ont la connaissance. En usant de ces moyens, chacun trouve en lui les ressources nécessaires pour croître spirituellement et atteindre l’amour et la paix.

L’Evangile est aux antipodes de cette manière de voir. Il est à la fois découverte de notre infirmité radicale à nous arracher par nous-mêmes à l’engrenage du mal, et assurance que nous n’en avons nul besoin parce que Dieu, dans sa grâce, est venu au secours de l’humanité et de chacun d’entre nous. Par le service du Christ, il nous ouvre le chemin de la liberté. A la différence de tous ceux qui, aujourd’hui, nous proposent des connaissances et des recettes à même de permettre à chacun de se sauver lui-même, l’Evangile nous dit que Dieu a pris l’initiative, en Christ, de venir jusqu’à nous et d’engager le combat pour que triomphe son pardon et sa paix. Ce combat, sur la croix, a été mené à bien. La lumière de Pâques en témoigne. Accepter cette solidarité de Dieu avec nous, ce don qu’il nous fait de son amour en Christ, et en vivre, c’est cela la foi chrétienne. "Vous devez, vous aussi, vous laver les pieds les uns aux autres. C’est un exemple que je vous ai donné : ce que j’ai fait pour vous, faites-le vous aussi... Vous serez heureux, si du moins vous le mettez en pratique", dit Jésus aux disciples après avoir repris place à table avec eux.

Quel sens donner à cette invitation du Christ ? Il est, lui seul, le Sauveur du monde. Comment pourrions-nous suivre son exemple ?

Il nous invite à devenir, à notre tour, des serviteurs. Vivant de la solidarité qu’il nous a témoigné et nous témoigne, il nous entraîne à vivre à notre tour solidaire des autres.

Solidaires d’abord dans le cadre de la communauté chrétienne. C’est aux disciples qu’est adressée l’exhortation "Lavez-vous les pieds les uns des autres". Elle concerne au premier chef leurs relations entre eux. L’évangile selon Saint Jean insiste sur l’importance de l’amour mutuel et de l’unité de ceux qui sont appelés à servir le Christ. Chacun a dans l’esprit la prière qui termine le récit de ce dernier entretien avec les disciples : "Que tous soient un : comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient un en nous afin que le monde croie que tu m’as envoyé" (Jean 17/21).

Toutefois, Jésus n’est pas venu simplement pour le groupe de ceux qu’il réunit autour de lui. Le service du Christ est à la dimension de l’humanité. "Et moi, quand j’aurai été élevé de la terre, j’attirerai tous les hommes à moi". C’est le monde, la création toute entière, qui est l’objet de l’amour du Père, un amour dont nul n’est exclu. La solidarité à laquelle Jésus nous appelle à sa suite, à son exemple, mais à notre mesure qui n’est pas la sienne, est une solidarité qui transgresse toutes les frontières, à commencer par celle de la communauté du Christ elle-même.

La solidarité, le service sont des valeurs aujourd’hui largement partagées. Les chrétiens sont très loin d’être les seuls à s’en réclamer. Ils n’en ont pas le monopole. Non pas que ceux qui envisagent leur existence sous la forme d’un service des autres soient tellement nombreux. Mais servir est une valeur reconnue, disponible pour ceux qui cherchent un idéal. Nous avons tous les jours des échos des faits et gestes de ceux qui sont engagés, d’une manière ou d’une autre, dans des actions humanitaires et parfois au risque de leur vie. Des jugements souvent trop sévères sont portés sur la société dans laquelle nous vivons. Nombres de générosités s’expriment et se manifestent de multiples façons, de manière exemplaire.

On peut, d’ailleurs, à bon droit, reprocher aux Eglises d’avoir, en trop d’occasions, cherché d’abord leur propre avantage, la conquête et l’affermissement de leur pouvoir contre la volonté du Christ dont elles se réclament. Il est des situations dans lesquelles leurs rivalités ont contribué à la naissance de divisions et de conflits qui déchirent aujourd’hui des peuples.

Au lieu d’être des facteurs de solidarité, les Eglises ont parfois favorisé les inégalités et les affrontements. S’il est vrai qu’en Irlande du Nord, les motivations religieuses sont étrangères à l’hostilité qui oppose maintenant catholiques et protestants, le sectarisme des Eglises au XIX° siècle a contribué à créer l’impasse actuelle. C’est dire combien les chrétiens doivent être modestes lorsqu’ils parlent solidarité et service, même s’il est des fidèles du Christ qui sont d’admirables exemples reconnus par tous.

Nous ne pouvons que rendre grâces pour tous ceux qui, sans partager la foi chrétienne, contribuent parfois de manière si remarquable aux entreprises destinées à soulager les misères humaines et rendre notre monde plus fraternel.

Nous n’en sommes pas moins appelés à ordonner notre vie selon l’Evangile. Nous nous réclamons de celui qui s’est fait totalement solidaire de l’humanité, de celui qui est venu comme serviteur de tous, afin qu’en servant la grâce de Dieu jusque sur la croix, l’amour et la vie de Dieu l’emportent sur la haine et sur la mort. Comment notre existence pourrait-elle ne pas refléter, tant soit peu, ce que fut le service de celui que nous confessons comme notre Seigneur et Maître ?

Quel doit être le service de l’Eglise ?

Cette question provoque bien des débats. Faut-il des organisations chrétiennes pour mener à bien des tâches de solidarité et d’entraide qui sont aussi réalisées par d’autres ? Faut-il une ACAT, Action des chrétiens pour l’abolition de la torture, en plus d’Amnesty International ? Est-il indispensable que des agences chrétiennes s’ajoutent à d’autres pour secourir ceux qui sont dans des situations de détresse ? On pourrait multiplier ces exemples. On peut débattre aussi des formes que doit revêtir aujourd’hui le service des plus démunis. Les aides d’urgence et, d’une manière générale, l’action humanitaire sont critiquées par ceux qui réclament plutôt un engagement politique pour s’attaquer aux injustices et aux inégalités qui créent les situations dans lesquelles il faut recourir à ces secours.

Ces débats sont difficiles. Nous ne pouvons nous en désintéresser. Ils ne doivent pas cependant nous détourner d’agir. Je plaiderais volontiers pour le soutien à des organisations liées à nos Eglises dans la mesure où elles associent, pour définir leur politique, ceux qui donnent et ceux qui reçoivent. Dans la mesure, aussi, où elles ne se laissent pas prendre par les urgences arbitrairement sélectionnées par les médias. Dans la mesure, enfin, où le contrôle de l’usage de l’argent dont elles disposent est fait sérieusement. En ce temps de Carême, beaucoup de paroisses consacrent une offrande régulière à l’entraide ou à tel ou tel projet dans le tiers monde. Le choix des objectifs et des organismes caritatifs est important et mérite étude et réflexion.

La solidarité n’est pas simple affaire de dons à telle ou telle organisation. Elle appelle notre engagement personnel dans la vie quotidienne pour contribuer à rendre la société dans laquelle nous vivons moins cruelle, plus fraternelle. La campagne engagée en France par l’ensemble des Eglises sur le thème de la lutte contre l’exclusion et pour l’accueil de l’étranger illustre l’une des dimensions essentielles de la solidarité aujourd’hui.

L’Eglise n’a pas seulement pour vocation de participer à des activités d’entraide. Elle a pour responsabilité propre une tâche que personne d’autre qu’elle ne peut faire, un service dont elle a l’exclusivité : vivre la solidarité avec les femmes et les hommes de ce monde en rendant témoignage de l’espérance qu’est, pour elle et pour le monde, le Christ mort et ressuscité. Ce témoignage fait partie de sa vie même. Chacune de ses activités, le culte dominical, la catéchèse des enfants et des jeunes, sans oublier celle des adultes, la visite aux malades... En toute occasion l’Eglise a pour mission de dire et proclamer la solidarité efficace, décisive du Christ avec tous.

Je voudrais souligner l’importance de la prière solidaire de ceux qui souffrent. Avez-vous jamais pensé à lire les appels au secours des Psaumes comme des échos des cris de détresse des victimes innocentes de la persécution, de la violence et de la famine aujourd’hui ? Beaucoup d’entre eux prennent une dimension inattendue lorsque nous les prononçons, non pas en notre nom, mais au nom de tous ceux qui sont plongés dans la détresse du fait des circonstances d’un monde d’injustice, de rivalités et de haine :

"Mon Dieu, délivre-moi de ceux qui m’en veulent, protège-moi contre mes agresseurs... Les voici en effet qui me guettent ; ces gens cruels veulent m’attaquer... Vers le soir ils reviennent comme une meute de chiens hurlants et font le tour de la ville Délivre-moi de ceux qui causent mon malheur, sauve-moi de ces assassins" (Psaume 59).

"Seigneur resteras-tu longtemps spectateur ? Reprends ma vie à ces lions rugissants. Ma vie, c’est tout ce que je possède... Seigneur, tu as vu ce qui s’est passé. Ne garde pas le silence. Ne reste pas loin de moi. Mon Dieu, lève-toi pour me rendre justice, réveille-toi pour défendre ma cause..." (Psaume 35).

Le psalmiste invite à crier au Seigneur l’indignation devant l’injustice, la douleur dans la souffrance. Il invite à l’apostropher sur son silence, son absence, son consentement apparent au triomphe du mal. Prier, ce n’est pas recourir à un langage convenu pour tenter de séduire un grand personnage indifférent. C’est, lorsque la détresse vous submerge, avec le Christ en croix, s’exclamer : "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?".

Prier ainsi, c’est servir avec le Christ, combattre avec lui pour un monde enfin arraché à la puissance du Malin, un monde enfin délivré des haines et des conflits dans lesquelles le plonge ses contradictions, prier pour que la lumière de Pâques chasse définitivement ses ténèbres.

Demain, dimanche des Rameaux, commence la semaine sainte. La célébration du vendredi saint et de Pâques tourne nos regards vers le Christ souffrant, crucifié, ressuscité et nous invite à découvrir, une fois de plus, comment le Christ est venu partager les souffrances et les injustices de ce monde pour le guérir radicalement, comment il s’est fait le serviteur de l’amour du Père.

"Maintenant vous savez cela. Vous serez heureux si vous le mettez en pratique".

Grâces soient rendues à Dieu pour l’amour dont nous sommes aimés, cet amour dont nous vivons et qui nous est donné pour que nous le partagions.