Carême 1931 : QU’EST-CE QUE L’EGLISE ?NOTRE MÈRE L’EGLISENOTRE MÈRE L’EGLISE
Notre mère l’Eglise ! Quand je prononce ces mots, je pense, Messieurs, à tout ce qu’ils éveillent de souvenirs et font monter de filiale tendresse au cœur d’un nombre immense de fidèles de l’Eglise orthodoxe, de l’Eglise romaine, de l’Eglise anglicane. Et je pense qu’un trop grand nombre de protestants leur trouvent un accent qui n’éveille en eux aucun écho. Qu’ils souffrent qu’aujourd’hui je leur rappelle à eux, et peut-être à d’autres en même temps qu’à eux, tout ce qu’est pour nous, sans que toujours nous en ayons conscience, notre mère l’Eglise ! — 1 — Calvin, dont aucun fils spirituel de la Réforme ne peut suspecter l’autorité en pareille matière, n’aurait pas eu besoin qu’on l’en fît souvenir. C’est dans le titre même du quatrième livre de l’Institution chrétienne qu’il affirme que nous devons demeurer unis à la vraie Eglise « parce qu’elle est mère de tous les fidèles ». Et presque aussitôt il s’exprime ainsi : « Je commencerai par l’Eglise, au sein de laquelle Dieu a voulu que ses enfans soyent assemblez, non seulement pour estre nourris par le ministère d’icelle pendant qu’ils sont encore en aage d’enfans, mais à ce qu’elle exerce toujours un soin maternel à les gouverner, jusques à ce qu’ils soyent venus en aage d’homme, voire qu’ils attaignent le dernier but de la foy. Car il n’est pas licite de séparer ces deux choses que Dieu a conjointes : c’est que l’Eglise soit mère de tous ceux desquels il est le Père » (1). Un peu plus loin, le Réformateur précise ce point de doctrine en termes plus nets encore : « Pour ce que maintenant mon intention est de parler de l’Eglise visible, apprenons du seul tiltre de Mère, combien la cognoissance d’icelle nous est utile, voire nécessaire ; d’autant qu’il n’y a nulle entrée en la vie permanente, sinon que nous soyons conçus au ventre de cette mère, qu’elle nous enfante, qu’elle nous allaite de ses mammelles : finalement qu’elle nous tienne et garde sous sa conduite et gouvernement jusqu’à ce qu’estans despouillez de cette chair mortelle nous soyons semblables aux anges. Car notre infirmité ne souffre pas que nous soyons retirez de l’escole, jusqu’à ce que nous ayons esté disciples tout le cours de notre vie » (2). Il serait superflu de montrer que Calvin est en accord profond, sur ce point, avec le sentiment éprouvé par les chrétiens dès les premiers âges de l’Eglise. « La Jérusalem d’en haut est libre, c’est notre mère à nous », s’écriait déjà saint Paul ; « nous ne sommes pas enfants de la servante, mais de la femme libre » (3). Cette mère qui a reçu de Dieu le don de la liberté, et qui enfante des hommes libres, quelle est-elle sinon l’alliance de grâce que Dieu a conclue, par le Christ, avec le peuple de ceux qui, par la foi, se savent et se veulent fils et filles de Dieu, c’est-à-dire avec l’Eglise ? « Dieu est le Père, l’Eglise est la Mère », disait, au III° siècle, saint Cyprien. Et comme c’était vrai ! Arraché à l’emprise du paganisme par la prédication de l’Evangile, amené à rompre avec le milieu dont il était issu, contraint de se soustraire aux influences païennes qui toujours à nouveau s’efforcent de le ressaisir, l’homme trouvait une atmosphère surnaturelle dans l’Eglise où, s’ouvrant au sens de sa destinée véritable, il recevait la force de s’orienter vers elle. C’est là ce qu’éprouvait, ce que savait Calvin. Pourquoi donc le protestantisme, tout au moins dans une grande partie de ceux qui se réclament de lui, semble-t-il avoir méconnu par la suite la maternité de l’Eglise ? N’y a-t-il pas lieu, Messieurs, de voir la cause essentielle de cet abandon si grave dans la rupture d’équilibre que détermine toute séparation ? De tous les schismes, grands ou petits, qui ont mutilé le corps du Christ, chacun des membres séparés a souffert d’une façon ou de l’autre. L’Eglise orthodoxe, séparée de la chrétienté occidentale, l’Eglise romaine, séparée de la chrétienté grecque puis des Eglises de la Réforme, et celles-ci, séparées de l’Eglise catholique, ont connu et connaissent encore les conséquences douloureuses d’ébranlements si profonds. Ce n’est pas le moment de faire l’inventaire des souffrances des unes et des autres et des appauvrissements qui ont affecté et affectent encore et les unes et les autres. Qu’il me suffise de dire qu’en remettant en pleine lumière, comme elles l’ont fait et comme elles devaient le faire, la révélation évangélique de la valeur infinie de l’homme et l’appel que lui adresse la grâce à devenir, par la foi au Christ, un fils de Dieu appelé à la liberté glorieuse de ses enfants, les Eglises de la Réforme ont été entraînées à une conception atomiste, si j’ose dire, de l’Eglise, selon laquelle le chrétien, oubliant qu’il est à jamais solidaire, comme chrétien et, tout d’abord, comme homme, d’un corps dans lequel seul il peut réaliser sa destinée, finit par se persuader qu’avec l’Evangile seul il peut vivre la vie à laquelle il se découvre appelé de Dieu. De là, à perdre le sentiment de la maternité de l’Eglise et, plus encore, à laisser déchoir la doctrine même de l’Eglise, il n’y avait que quelques pas : ils ont été trop tôt franchis. Non certes, j’en ai la conviction profonde, que cette déviation ait été une conséquence nécessaire des grandes vérités chrétiennes proclamées par la Réforme. Mais en insistant sur ces vérités au point d’en laisser dans l’ombre d’autres, non moins essentielles, faisant partie, elles aussi, du trésor de la révélation évangélique et de l’enseignement apostolique, de trop nombreux théologiens protestants ont séparé ce que Dieu, dont la vérité est une, entend maintenir uni et, par cette séparation même, ont été conduits à passer sous silence la maternité de l’Eglise si fortement affirmée par Calvin. Et cependant, les théologies les plus individualistes ou les plus subjectives n’ont pas réussi à étouffer, dans le cœur de tous les fils de la Réforme, le sentiment de ce qu’ils doivent à leur mère l’Eglise. Preuve en soit cette page émouvante du plus grand théologien protestant français de la fin du XIX° siècle, Auguste Sabatier : « Dieu m’a donné une mère qui n’était qu’une humble montagnarde. Je veux parler de l’Eglise des Cévenols, Eglise de pâtres et de paysans, qui, persécutée atrocement pendant deux siècles..., a vécu sans sacerdoce ni sacrements, sans infaillibilité, sans pasteurs même, uniquement avec la Bible au foyer de famille et le témoignage du Saint-Esprit au fond du cœur. Dans sa misère, sa détresse, son ignorance, cette mère qui, longtemps, n’eut d’autre refuge que les gorges des bois ou les cavernes des montagnes, n’en a pas moins enfanté de fortes générations de chrétiens vivants et fidèles qui s’efforcent depuis un siècle de lui donner ce qui lui manque. Ils peuvent s’y mal prendre et n’y pas toujours bien réussir, mais du moins ils aiment la mère commune d’un amour dévoué jusqu’à la mort. Quant à moi, je ne saurais dire ce que j’éprouve pour elle de reconnaissance et de piété filiale quand je songe à ces deux choses que j’ai trouvées dans son héritage et que je tiens pour les plus grands biens d’ici-bas : l’Evangile et la liberté » (4). Si beau que soit ce témoignage, il ne me paraît pas qu’il rende pleine justice à la maternité toujours actuelle de l’Eglise. De certaines grâces auxquelles est indissolublement liée la vie chrétienne, on a le droit et le devoir de dire que, sans l’Eglise, elles demeureraient inconnues des fidèles, et qu’au contraire à ceux qui vivent en elle l’Eglise en révèle l’inépuisable fécondité. Puissé-je vous aider, Messieurs, à en acquérir la conviction ! — 2 — Vous vous rappelez ce que Calvin a écrit de l’Eglise : « Il n’y a nulle entrée en la vie permanente, sinon que nous soyons conçus au ventre de cette mère, qu’elle nous enfante, qu’elle nous allaite de ses mammelles ». Ainsi, d’après Calvin, l’Eglise collabore à toute naissance à la vie surnaturelle, à la vie de Dieu dans l’âme et de l’âme en Dieu. Et c’est par elle que la créature humaine, fille d’Adam, est incorporée à l’humanité selon Jésus-Christ. Le baptême est le sacrement de cette accession à l’ordre de la grâce. Sans l’Eglise la grâce du baptême serait ignorée, non seulement parce que c’est à l’Eglise, dans la personne des apôtres, que le Christ a confié la mission de baptiser, mais parce que, sacrement de la solidarité chrétienne, le baptême n’acquiert sa signification totale que dans l’union intime avec le corps du Christ qu’il enrichit d’un nouveau membre. Nous arrêterons-nous à rechercher si, comme l’affirment les Eglises baptistes, qui n’administrent le baptême qu’aux adultes, l’Eglise des premiers siècles a eu tort ou non d’admettre de très bonne heure les petits enfants au baptême, créant ainsi une tradition à laquelle la grande majorité des confessions chrétiennes sont demeurées fidèles ? Mais c’est ici, précisément, que s’affirme, sous l’inspiration du saint Esprit qui vit et agit dans l’Eglise, la tendresse maternelle de l’Eglise. Le Christ n’a-t-il pas témoigné une prédilection aux petits enfants ? N’a-t-il pas demandé à ses disciples, soucieux de son repos, qu’on les laissât venir à lui ? N’a-t-il pas enseigné qu’à ceux-là seuls qui leur ressemblent sera le Royaume des cieux ? « Si c’est une chose raisonnable, dirons-nous donc avec Calvin, d’amener les enfants à Jesus Christ, pourquoi ne sera-t-il pas loisible de les recevoir au Baptesme qui est le signe extérieur par lequel Jesus Christ nous déclaire la communion et société que nous avons avec luy ? Si le Royaume des Cieux leur appartient, pourquoy leur sera dénié le signe par lequel nous est donnée comme une entrée en l’Eglise, pour nous déclairer héritiers du Royaume de Dieu ? Ne serions-nous pas bien iniques de repousser ceux que nostre Seigneur appelle à soy ? de leur refuser ce qu’il leur donne ? de leur fermer la porte quand il leur ouvre ? » (5). Voilà ce que l’Eglise a senti, mue par un instinct maternel, dès le début de son histoire, et voilà ce qui l’a amenée à mettre les enfants au bénéfice de sa vie surnaturelle, bien avant qu’ils en aient conscience, par le baptême et par les prières dont elle les enveloppe en Dieu. Mais, dira-t-on, ne voit-on pas souvent des hommes de tout âge venir à la foi chrétienne sans que l’Eglise, sans qu’aucune Eglise soit intervenue dans leur conversion ? Un jour, ils ont rencontré Jésus-Christ dans l’Evangile, ils ont entendu un appel qui les a frappés en plein cœur et, résolument, ils se sont engagés sur le chemin nouveau qui s’ouvrait devant eux. Peut-être, par le Christ, ont-ils été conduits ensuite à l’Eglise, mais, à coup sûr, ce n’est pas l’Eglise qui les a conduits au Christ. Que la Bible, que l’Evangile, lu par des hommes jusqu’alors étrangers à toute vie religieuse, puisse accomplir, dans leur cœur, des miracles de conversion, les convaincre de péché, susciter en eux la repentance, et les amener humbles et confiants au Dieu de Jésus-Christ, quel chrétien protestant oserait le contester ? De tels miracles, nous en connaissons au point de départ de vies de consécration totale et d’apostolat fidèle jusqu’à la mort. Mais cette Bible, qui donc l’a donnée à ces hommes ? Si c’est un chrétien qui la leur a remise ou, tout au moins, les a persuadés de la lire, d’où tient-il lui-même son amour de la Bible et son désir d’en propager la révélation ? N’est-il pas né à la vie chrétienne sous l’influence d’un milieu dont Dieu s’est servi pour préparer les voies à l’action de la grâce ? Et ce milieu n’est-il pas, sous l’un ou l’autre de ses aspects, l’Eglise de Jésus-Christ ? Me direz-vous qu’une Bible achetée à un colporteur, dans une rencontre en apparence toute fortuite, suffit à conduire une âme à Jésus-Christ ? J’y consens et j’en connais d’émouvants exemples. Mais à qui devons-nous l’incomparable trésor qu’est la Bible pour tout croyant ? Qui donc a reçu, de l’Eglise juive, ses Ecritures saintes pour en faire l’Ancien Testament de notre Bible ? N’est-ce pas l’Eglise apostolique ? Et qui donc a recueilli les livres du Nouveau Testament ? Qui donc en a fixé le canon, en écartant des écrits, si vénérables soient-ils, qui ne semblaient pas dignes d’y figurer ? N’est-ce pas l’Eglise des premiers siècles ? Certes, je sais que Calvin, déniant à l’Eglise romaine le droit de faire dépendre l’autorité de l’Ecriture de l’approbation de l’Eglise, la sommait, non sans quelque véhémence, de lui faire connaître par quel décret de quel Concile les trente-neuf livres de l’Ancien Testament et les vingt-sept du Nouveau Testament avaient été déclarés canoniques (6). A cette question, aucune réponse ne pouvait être faite puisque le Concile de Trente, postérieur à la Réforme, est le premier à avoir fixé limitativement le canon de la Bible. Mais qu’importe le décret d’un Concile ? Pour ma part, je n’en discerne et n’en admire que davantage l’action souveraine du saint Esprit, donnant à l’Eglise la sagesse nécessaire pour qu’elle donne à son tour aux hommes cette ouvrière tout à la fois divine et humaine des plus incomparables miracles : la Bible. Au surplus, la Bible, l’Evangile, par qui des hommes ont connu le Christ et son salut sans aucune intervention humaine, qui donc, sinon l’Eglise, a fait en sorte qu’ils puissent y avoir accès dans leur langue maternelle ? Songez-vous parfois à l’immense labeur de foi et de science, aux innombrables sacrifices que représente ce seul fait : la Bible traduite, en totalité ou en partie, en plus de sept cents langues ? Qui a rendu possible ce labeur, qui a mis des centaines de millions d’hommes au bénéfice de ses résultats, qui donc le poursuit inlassablement pour que toute créature de Dieu puisse lire le Livre de Dieu ? L’Eglise, vous dis-je, sans laquelle les Sociétés bibliques, ces collaboratrices fécondes de l’œuvre du salut du monde, ne seraient jamais venues à l’existence. Humilions-nous donc, Messieurs, de notre trop constante ingratitude et acceptons avec reconnaissance que ce soit l’Eglise qui, selon l’expression de Calvin, « nous enfante » à la vie chrétienne. Elle fait plus : à entendre le Réformateur, elle nous nourrit comme une mère nourrit son enfant. De quelle nourriture sommes-nous redevables à l’Eglise ? Tout d’abord, de son enseignement. Sans revenir sur des points déjà étudiés, il convient cependant de constater que, par ses écoles du dimanche, ses catéchismes, son instruction religieuse, son enseignement donné du haut de la chaire, ses études bibliques, que sais-je encore ? l’Eglise va au-devant de l’aspiration qui, en quelque mesure, est au cœur de tout homme de connaître une vérité qui devienne sa vérité et dont il puisse vivre et vivre infiniment. « Quand la Parole de Dieu, qui est la vérité, résonne, a dit Luther, et que le cœur s’y attache par la foi, il s’emplit de cette vérité contenue dans la Parole. De même qu’un morceau de bois s’enflamme au fer rouge, le cœur s’enflamme au contact du Verbe et brûle d’une sainte ardeur. Et si le cœur a subi l’action de la Parole, l’être tout entier sera transformé comme lui » (7). Ainsi, en les enseignant comme le Christ lui a commandé de le faire, l’Eglise ne se borne pas à énoncer, devant les fidèles, les vérités, indéfiniment répétées, qu’ils doivent croire, ainsi que le disent certains catéchismes, pour être sauvés. Elle sait que la vérité dont elle vit, et que les mystères qu’elle porte en elle n’empêchent pas de reconnaître comme la vérité, peut seule répondre à la faim et à la soif de se connaître lui-même et de connaître sa vraie destinée dont, tôt ou tard, tout homme éprouve la morsure. Mais parce qu’elle sait aussi que, seule, la vérité vécue se fait accepter comme la vérité dont on doit vivre, elle donne son enseignement, non pas seulement inscrit dans des livres, mais incarné dans des hommes qui, ayant reçu de Dieu vocation d’enseigner leurs frères, doivent être les premiers à vivre, après avoir été libérés par elle, la vérité dont ils sont chargés de dire qu’elle libère et fait vivre tous ceux qui, après l’avoir écoutée, s’efforcent de lui obéir. Toutefois, Messieurs, l’enseignement n’est pas la seule nourriture que nous donne notre mère l’Eglise. Du point de vue où nous nous sommes placés aujourd’hui, le culte en est une autre, dont un trop grand nombre de chrétiens, fils spirituels de la Réforme, méconnaissent la vivifiante efficacité. Le culte est l’acte essentiel de la vie de l’Eglise. Tout d’abord parce que, sans cesse, il oblige les fidèles à donner à Dieu la place qui lui est due, et dont, sans cesse aussi, la vie du monde tend à l’éliminer ; mais aussi parce que, dans le culte qu’elle rend a Dieu, l’Eglise prend conscience d’elle-même en tant que telle et reçoit les grâces que connaissent ceux-là seulement qui participent au culte de l’Eglise d’une même foi et d’un même amour. Le culte est une grâce, car c’est une grâce pour des chrétiens de « s’approcher » ensemble du Dieu qui s’approche d’eux (8). Il est un dialogue sacré où, en réponse à la repentance, à la foi, à la prière, à l’adoration, à la consécration de ses enfants, Dieu leur fait entendre, après leur avoir rappelé sa loi sainte, des paroles de pardon, de vérité, de vie, et se donne à eux, dans le Christ, comme celui seul « en qui ils ont la vie, le mouvement et l’être » (9). On voit, par cette brève indication, de quelle erreur se rendent coupables ou sont victimes ceux qui n’attachent d’importance qu’à la prédication. Le culte de l’Eglise, dans lequel la prédication doit avoir sa place, est un tout parce qu’il est un mouvement qui a son point de départ et son point d’arrivée. De là l’incomparable signification et le dynamisme spirituel de la liturgie. On a écrit de la liturgie, dans le culte des Eglises de la Réforme, qu’elle « n’est qu’un moyen pédagogique, un instrument psychologique destiné à faciliter l’entrée de l’âme dans les parvis divins, à mettre une marge entre la vie hors du temple et la concentration spirituelle que commande le culte » (10). Mais alors, elle ne ferait pas partie intégrante du culte ? Elle en est, au contraire, un élément essentiel. Tout en donnant l’expression nécessaire à la piété des fidèles, elle la nourrit de la substance dont l’Eglise a vécu pendant les siècles passés. Qui se souvient, en chantant un psaume ou un cantique, de ceux qui ont composé la musique ou les paroles ? Qui se souvient, en s’unissant « du fond de son cœur » à la confession des péchés de tous, de celui qui a écrit la prière par laquelle les fidèles offrent à Dieu leur repentance et lui demandent son pardon ? Qui songe, en écoutant les grandes affirmations de la foi que rappelle le Symbole des apôtres, aux circonstances historiques dans lesquelles celui-ci a été composé ? L’Eglise a choisi la nourriture nécessaire à nos âmes, sachons l’en bénir filialement. Et si ce qui vient d’être dit du culte en général est vrai, combien il est vrai aussi de le dire de la sainte Cène de laquelle seule le culte de l’Eglise reçoit et son accomplissement total et sa pleine efficacité. Je sais qu’on reproche, de divers côtés, au protestantisme réformé d’avoir méconnu tout à la fois la volonté du Christ et l’enseignement apostolique en ne voyant trop souvent dans la sainte Cène qu’une commémoration des souffrances du Christ, et en limitant l’usage du sacrement aux grandes fêtes chrétiennes, et je n’hésite pas à confesser que ce reproche n’est pas sans fondement. Mais je n’hésite pas davantage à affirmer qu’un nombre toujours croissant des Eglises de la Réforme reviennent à une doctrine et à une pratique du sacrement de la Sainte Cène de plus en plus proche de la pensée de Calvin. « En la Cène, a écrit le Réformateur, Jesus Christ nous est vrayement donné sous les signes du pain et du vin voire son corps et son sang, auxquels il a accomply toute justice pour nous acquerrir salut. Et que cela se fait premièrement, afin que nous soyons uniz en un corps ; secondement, afin qu’estans faits participans de sa substance, nous sentions aussi sa vertu, en communiquant à tous ses biens » (11). N’est-ce pas là l’affirmation d’une présence que discerne la foi ? Et voici, nettement enseignée, la nécessité de la communion fréquente : « Ce sacrement... n’a pas été institué à ce qu’il fût pris une fois l’an et ce par forme d’acquit, comme maintenant en est la coutume publique ; mais afin qu’il fût en fréquent usage à tous chrétiens... pour nous instruire de la communion par laquelle nous sommes tous conjoints ensemble à Jesus Christ » (12). Quelle grâce, Messieurs, que cette communion avec le Christ éternel, présent en esprit dans la sainte Cène ! Quelle grâce que cette communion fraternelle de tous ceux qui, unis en lui, se savent membres de son corps et membres les uns des autres ! Quelle grâce que cet appel à une offrande totale de soi-même à Dieu et aux hommes dans et par le Christ ! Que connaîtrions-nous de ces grâces sans l’Eglise, sans le soin maternel qu’elle apporte à nous les révéler, à nous les offrir, à nous aider à nous en nourrir ? A quelles privations se condamnent les croyants qui s’isolent dans une religion tout individuelle ? Ah, que Calvin a eu raison de dire qu’ « il n’y a nulle entrée en la vie permanente » si, après qu’elle nous ait enfanté, l’Eglise ne nous nourrit maternellement. — 3 — Enfantés par l’Eglise à la vie chrétienne, qui est d’autant plus sociale qu’elle est plus personnelle, nourris par elle, par elle encore nous sommes dirigés et, lorsqu’il le faut, soignés. Je ne fais ici que redire, en les affaiblissant, les paroles de Calvin lui-même puisque, d’après lui, il est nécessaire que l’Eglise « nous tienne et garde sous sa conduite et gouvernement, jusqu’à ce qu’estans despouillez de ceste chair mortelle nous soyons semblables aux anges ». Nous touchons ici à des points que les réactions nécessaires contre les abus criants auxquels a voulu remédier la Réforme ont rendus particulièrement délicats. Regardons-y, Messieurs, d’un peu plus près, nous souvenant que les réactions les plus légitimes dépassent parfois le but et qu’au surplus en mettant fin à des usages, en condamnant les doctrines que l’on sait être, les uns et les autres, en contradiction avec l’Evangile, il faut toutefois se mettre en garde contre le danger de méconnaître les besoins de l’âme humaine dans leur vivante complexité. La direction de l’Eglise ? — Oui, je sais tout le mal qu’a fait, que fait encore une certaine direction de conscience. Point n’est besoin de recourir aux Provinciales pour en connaître les néfastes effets. Mais, parce qu’il y a une direction de conscience condamnable et condamnée, n’y a-t-il pas une direction spirituelle légitime et nécessaire ? Sous le nom de cure d’âme, par lequel on semble à tort n’envisager que les âmes malades, toutes les Eglises de la Réforme ne pratiquent-elles pas, de tout temps, une direction spirituelle ? Suffirait-il qu’on supprimât cette expression et qu’on proscrivît ce qu’elle signifie pour qu’il n’y eût plus, dans l’Eglise de Jésus-Christ, des âmes qui ont besoin d’être dirigées ? Pourquoi donc ces âmes réclament-elles une direction ? Non seulement parce qu’abandonnées à elles-mêmes elles ne peuvent discerner les dangers qui, du dedans et du dehors, menacent leur vie chrétienne encore à ses débuts et que, dès lors, elles sont condamnées à s’égarer dans leur recherche du chemin où Dieu leur demande de s’avancer, partant de ce qu’elles sont, vers ce qu’elles doivent être. Non seulement parce qu’il y a et qu’il y aura toujours, dans l’Eglise, des chrétiens mineurs qu’il faut aider à atteindre la majorité spirituelle, des « faibles » pour parler avec saint Paul, à qui il faut enseigner la méthode grâce à quoi ils deviendront des « forts » (13). Non seulement parce que la vie place parfois le chrétien devant des devoirs contradictoires, au moins en apparence, au milieu desquels il éprouve la nécessité intime, si grande que soit sa confiance dans le secours de l’Esprit de Dieu, de faire appel à l’expérience, à la sagesse, aux conseils, à la direction de l’Eglise que représente auprès de lui un serviteur consacré par elle. Mais aussi parce qu’il y a des âmes qui se défient des surprises du sens propre, des dangers d’un individualisme mal compris, des tentations subtiles de l’orgueil, et qui ont conscience qu’en se maintenant soumises à une direction spirituelle, elles demeureront plus fidèles à la grâce de l’humilité. Ici surgit une fois encore le problème, étudié déjà sous d’autres aspects, de l’autorité et de la liberté. Ce n’est pas sur le plan du gouvernement de l’Eglise ou de sa doctrine que nous le retrouvons, mais sur le plan de la vie religieuse la plus personnelle. Mais c’est ici également, dans ces profondeurs de l’âme, ou sur ces sommets de la vie surnaturelle que le conflit, si réel qu’il soit pour notre homme naturel, de l’autorité et de la liberté, se résout dans l’ordre de la grâce où aucune contrainte ne s’exerce, où aucun asservissement n’est consenti, mais où l’obéissance est la réponse donnée librement à l’appel de l’autorité, venue de Dieu, qui n’a d’autre ambition que de servir la liberté. Qu’une telle direction spirituelle s’exerce trop rarement, la détresse des âmes en témoigne avec une douloureuse éloquence. Qu’elle requière, dans son exercice même une constante assistance du saint Esprit, ceux-là le savent qui ont eu à faire acte d’autorité ou d’obéissance. Nul ne l’a mieux exprimé sans doute que le Cardinal de Bérulle dont les conseils devraient être médités par tous ceux, protestants aussi bien que catholiques, à la direction spirituelle de qui il est fait appel. « Bien régir et être bien régi, a-t-il écrit, est un don singulier de Dieu, et est un don d’un même esprit de Dieu, qui donnant aux uns la prudence et aux autres la docilité, aux uns l’autorité et aux autres l’obéissance, donne souvent une pareille grâce aux âmes et aux conditions différentes, et même quelquefois donne une grâce plus abondante et plus élevée à ceux qui sont régis, que non pas à ceux qui régissent, et ce par un conseil secret qui nous doit tous tenir en humilité et en respect mutuel les uns envers les autres, les uns révérant la grâce cachée en ceux qui leur sont inférieurs, et les autres déférant à l’autorité de Dieu résidante en leurs supérieurs. Et eux tous sont ainsi humblement et divinement liés et subordonnés les uns aux autres, par l’efficace d’un même esprit, qui est toujours lui-même en la diversité des âmes, des dons et des opérations » (14). Mais n’y a-t-il pas, dans l’Eglise, des chrétiens qui succombent à une tentation, qui sont vaincus par le mal, ressaisis par le péché ? L’Eglise doit-elle les laisser seuls, lorsqu’ils sentent qu’un poids douloureux pèse sur leur conscience, lorsque, voulant se repentir, ils se demandent s’ils ne s’illusionnent pas en croyant faire à Dieu l’aveu de leur péché, lorsqu’enfin ils doutent du pardon de Dieu ? Non, certes, répond Calvin ; l’Eglise, précisément parce qu’elle est la mère des fidèles, est toujours là pour les accueillir lorsqu’ils viennent lui confesser leurs péchés, et pour leur certifier que ces péchés leur sont remis. — Eh, quoi ! êtes-vous peut-être tentés de vous écrier, vous voulez, sous le couvert de Calvin, nous persuader de la légitimité de la confession et de l’absolution telles que les pratique l’Eglise romaine ? En premier lieu, si la confession, comme la pénitence elle-même, a toujours existé dans l’Eglise, elle n’est devenue sacramentelle, auriculaire, secrète, qu’au cours des XII° et XIII° siècles. De la confession faite à un prêtre en vue de recevoir de lui l’absolution, constituant, avec la contrition et la satisfaction, la matière du sacrement de pénitence, il n’y a pas trace chez les Pères des premiers siècles. Ni saint Cyprien, ni Clément d’Alexandrie, ni Origène, ni saint Jean Chrysostome, ni saint Augustin, ni saint Grégoire le Grand n’en ont eu la moindre idée. En fait, elle est demeurée inconnue de toute l’antiquité chrétienne (15). En second lieu, si la confession sacramentelle, auriculaire et secrète, que les catholiques romains pratiquent depuis sept siècles, est une transformation complète de la confession et de la pénitence qu’ont connues les douze premiers siècles de l’Eglise, elle n’a aucun fondement, si fragile soit-il, dans l’Evangile ou dans l’enseignement apostolique. Sur ce point comme sur bien d’autres, les Eglises de la Réforme en appellent de la tradition à l’Ecriture sainte. Il n’en est pas moins vrai que, dans cette Ecriture sainte, l’épître de saint Jacques exhorte les chrétiens à qui elle est adressée à se confesser les uns aux autres (16). Mais, outre qu’elle ne leur en impose pas l’obligation, elle ne leur donne aucune indication sur le choix d’un confesseur. Ecoutons encore Calvin : « L’Escriture, en ne nous assignant personne auquel nous nous deschargions, nous laisse la liberté de choisir d’entre les fidèles qui bon nous semblera pour nous confesser à lui : toutesfois pour ce que les pasteurs doivent estre par-dessus les autres propres à cela, c’est le meilleur de nous adresser plustost à eux... Du devoir de leur office ils sont constituez de Dieu, pour nous instruire comment nous devons veincre et corriger le peché, et pour nous certifier de la bonté de Dieu afin de nous consoler… Mais il se faut toujours donner garde, que là où Dieu n’a point imposé de loy, les consciences ne soyent astreintes à certain joug. Dont il s’ensuit que telle forme de confession doit estre en liberté, tellement que nul n’y soit contraint mais seulement qu’on remontre à ceux qui en auront besoin, qu’ils en usent comme d’une aide utile » (17). « Confidences pieuses », écrivait, il y a peu d’années, un auteur catholique à propos des confessions que reçoivent « en décharge de conscience » les pasteurs des Eglises de la Réforme (18). Non, Messieurs, car outre que ces pasteurs sont liés par le secret de la confession, ils savent, ainsi que l’écrivait Calvin, qu’ils « sont ordonnez de Dieu comme témoins pour certifier les consciences de la remission des pechez tellement qu’il est dit qu’ils remettent les pechez et deslient les âmes » (19). Et, à ce propos, remarquez une fois de plus avec quelle vigueur le Réformateur affirme l’action nécessaire de l’Eglise dans la croissance de la vie chrétienne. « Nous ne pouvons obtenir pardon de nos fautes devant Dieu, dit-il, qu’en persévérant dans la communion de l’Eglise ». Mais si nous demeurons « en la communion des saincts », alors « les pechez nous sont remis continuellement par le ministère de l’Eglise quand les prestres et evesques, auxquels ceste charge est commise, conferment les consciences des fidèles par les promesses de l’Evangile, et les certifient que Dieu veut leur faire pardon et mercy et cela tant en commun qu’en particulier, selon que la necessité le requiert » (20). En vérité, l’amour maternel de l’Eglise n’éclate-t-il pas ici plus encore qu’ailleurs ? Bien loin de s’obstiner dans la poursuite chimérique d’une Eglise de parfaits, elle a appris de son Maître que le bon grain et l’ivraie s’entremêlent toujours plus ou moins ici-bas. Mieux encore, elle a reçu de lui le secret d’un saint amour qui, haïssant le péché, appelle et relève le pécheur. Elle espère tout, elle supporte tout, elle croit tout, elle participe à la patience inlassable de Dieu. — 4 — Tout n’a pas été dit encore sur notre mère l’Eglise. Mais comment condenser en quelques mots tout ce qui devrait encore être dit ? Comme une mère toujours prête à répondre à l’appel de son enfant, quoi qu’il ait fait et où qu’il soit, et qui, de loin, alors même que peut-être il ne se soucie plus d’elle, l’enveloppe de sa tendresse et de sa prière, l’Eglise est toujours là. Du berceau à la tombe elle s’offre à accompagner l’homme qui a voulu, ne fût-ce qu’à des heures oubliées de son existence, être l’un de ses fidèles. A plus forte raison est-elle là, toujours, pour le chrétien qui, avec elle et en elle, reçoit du Christ « grâce sur grâce » (21). Aux grandes heures de la vie humaine, elle est là pour seconder, pour purifier les ferveurs naissantes, pour bénir les nouveaux foyers, pour apaiser les inquiétudes, pour soutenir l’espérance, pour aider à vivre une vie qui soit une mort à soi-même et à mourir une mort qui soit une élévation vers le Dieu d’éternité. Et dans le cours ordinaire de la vie elle est là pour aider les fidèles, de sa clairvoyance spirituelle, à discerner la tâche quotidienne et à se mettre en mesure de l’accomplir, si humble, si monotone soit-elle, dans un esprit surnaturel. Toujours présente, toujours agissante par le ministère de ceux et de celles à la vocation sainte de qui elle a donné sa consécration maternelle, elle met en œuvre, au service de tous, les dons divers que Dieu a confiés à ses enfants. Et alors même qu’elle semble ne pas agir, la prière, dont sans se lasser jamais elle enveloppe ses fidèles auprès et au loin, est son action la plus intense, la preuve la plus continue de sa tendresse et de sa vigilance maternelles. Car lorsqu’un de ses ministres prie dans le sanctuaire où s’assemblent les fidèles, comme lorsqu’il prie avec un pécheur repentant ou près d’un mourant dont le regard trahit l’angoisse du départ tout proche, ou dont, au contraire, la paix surnaturelle met sur le visage un reflet de divine lumière, ce n’est pas « un tel » ou « un tel » qui prie, c’est l’Eglise qui prie par lui, par lui le témoin de son espérance et de ses certitudes et, tout à la fois, le messager des promesses, des consolations et de la miséricorde de Dieu. C’est dans la paroisse que s’affirment ainsi, auprès des fidèles, la présence et l’action de l’Eglise. « Les temporelles paroisses, disait Péguy, sont indispensables pour assurer l’éternité temporelle du corps de Jésus » (22). La paroisse groupe, autour du sanctuaire, les foyers qui, génération après génération, la constituent et que ne se lasse pas d’envelopper l’intercession de l’Eglise. Et, en elle, l’Eglise prend par la main, dès le début de leur vie, les hommes qui sont toujours ses enfants, pour les aimer, pour les enseigner, pour les conduire, pour être auprès d’eux la révélatrice des intentions de Dieu à leur égard, pour les aider à s’ouvrir au sens de la destinée à laquelle Dieu les appelle, pour les soutenir jour après jour, année après année, au milieu des labeurs de l’existence quotidienne, des joies et des épreuves de la vie dans la famille et dans la cité. La paroisse ! Mais la paroisse n’a d’autre réalité que celle que lui donne son union vivante avec l’Eglise, avec l’Eglise des siècles passés, tronc vingt fois séculaire sur l’une des branches duquel elle est un rameau, avec l’Eglise d’aujourd’hui par qui seule elle connaît les grandes tâches auxquelles elle doit consacrer le meilleur de son cœur et par qui seule aussi elle prend conscience d’être membre du corps du Christ, avec l’Eglise des bienheureux invisibles, enfin, dont la vision éclaire nos chemins de la terre tandis que notre mère l’Eglise nous conduit jusqu’au seuil de l’éternité. Car, redirons-nous une dernière fois avec Calvin, si « Dieu a voulu que ses enfants soyent assemblés », c’est « non seulement pour être nourris par le ministère d’icelle pendant qu’ils sont encore en aage d’enfans, mais à ce qu’elle exerce tousjours un soin maternel à les gouverner, jusqu’à ce qu’ils soyent venus en aage d’homme, voire qu’ils attaignent le dernier but de la foy ».
------------------------------ (1) Institution chrétienne, IV, 1, 1. |