Carême 1984 :

O๠est le vrai pouvoir ?

Dans la précédente étude, nous avons lu le récit des derniers jours de la vie publique de Jésus, quand retentissait dans le Temple de Jéru­salem sa parole souveraine. Luc va nous faire entrer maintenant dans l’intimité de Jésus et de ses apôtres en évoquant les heures qui ont pré­cédé l’arrestation du Maître.

Dans la section correspondante de Marc, suivi fidèlement par Matthieu, la place centrale est tenue par le récit de la dernière Cène. Les pa­roles de Jésus sur le pain et la coupe y sont enchâssées entre l’annonce de la trahison de Judas et celle du reniement de Pierre. Luc opère une modification sensible de cet enchaî­nement. Il supprime des éléments, en ajoute d’autres, déplace le centre de gravité du récit. Ce ne sont plus les paroles de l’institution eucharis­tique, mais les entretiens après la Cène qui apparaissent comme le texte central, encadré, par les pro­phéties concernant Judas et Pierre. Les avertissements de Jésus aux Douze y rejoignent le thème central de notre lecture : Jésus-Roi, la na­ture de son pouvoir, que les siens doivent non seulement comprendre, mais prendre pour modèle. De là le titre de cette troisième causerie : Où est le vrai pouvoir ?

La lecture d’aujourd’hui couvrira les versets 1 à 53 du chapitre 22 de l’évangile de Luc. Je voudrais met­tre en évidence la structure de sy­métrie concentrique des cinq élé­ments de cet ensemble, selon un schéma fréquent dans la littérature hébraïque, que l’on peut symboliser par l’enchaînement suivant : A-B­-C-B’-A’. Ce qui peut apparaître comme exercice scolaire vous fera sentir, je l’espère, combien le thème des entretiens centraux s’inscrit dans un récit d’une très forte tension dra­matique. Le ressort qui le sous-tend pourrait s’énoncer ainsi : le règne de Dieu peut-il s’imposer par la contrainte ? Ou encore : la tentation de Jésus et des siens face au problème du pouvoir...

Lisons donc pour commencer, au chapitre 22, les v. 1 à 6, que nous appelle­rons le récit A :
« On approchait de la fête des Azymes, appelée Pâque. Et les Grands-Prêtres et les Scribes cherchaient comment le faire disparaître, car ils craignaient le peuple. Or, Satan entra en Judas, nommé Iscariote, qui était du nombre des Douze. Etant parti, il s’aboucha avec les Grands-Prêtres et les officiers pour voir com­ment le leur livrer. Et ils se réjoui­rent, et s’entendirent pour lui donner de l’argent. Il donna son assentiment, et il cherchait une occasion favorable pour le leur livrer à l’insu de la fou­le ».

Arrêtons-nous un moment à ce premier récit : il met en place les données du problème autour duquel tout le récit ultérieur va s’ordonner.

L’accord conclu entre Judas et les autorités juives pour leur livrer Jésus est attesté par les quatre évangiles. Luc, qui sera suivi par Jean, intro­duit à l’arrière-plan de sa démarche l’action d’un pouvoir mystérieux : « Satan entra en Judas ». Tout un débat théologique peut s’ouvrir, cha­que fois que dans le Nouveau Tes­tament nous entendons nommer Satan, le Diable ou les démons, l’Ennemi, la Puissance des ténèbres : quelle réalité mettons-nous derrière ce langage mythique ? Que signifie cette personnalisation du mal ? Je rappellerai seulement que c’est bien la totalité du récit évangélique, chez Luc notamment, qui présente la mission de Jésus comme une lutte à mort entre lui et les forces qui s’opposent au règne de Dieu. Substi­tuer une problématique abstraite à ce langage ne nous avancerait guère pour résoudre l’énigme du mal, qui est l’irrationnel par excellence, tan­dis que la vision évangélique nous mobilise pour faire reculer son em­prise...

L’important est donc d’essayer de saisir ce que suggère ici l’évangé­liste en écrivant que Satan entra en Judas. Il faut pour cela garder mé­moire des débuts de l’évangile. A la fin du récit de la tentation de Jésus, après son baptême par Jean-Baptiste, Luc avait écrit : « Alors ayant épuisé toute tentation, le Diable s’éloigna de lui jusqu’au moment fa­vorable » (Luc 4/13). Pendant dix-huit chapitres on a vu Jésus triom­pher de mille manières des puissan­ces démoniaques, en libérant les hommes de toutes leurs aliénations. La petite note restée en attente va maintenant prendre sens : l’adver­saire juge le moment venu de lan­cer sa grande contre-attaque, par le moyen d’un des proches de Jésus. Il faut penser que Satan a de la suite dans les idées et se souvenir de sa tactique dans les premières tentations : il s’était présenté à Jésus, lequel était tout rempli de sa voca­tion messianique, comme le déten­teur de tous les pouvoirs. Pour de­venir roi incontesté de tous les royaumes de la terre, Jésus n’avait qu’à suivre ses instructions : conqué­rir le pouvoir, assurer sa domina­tion par la ruse, par la violence, par la propagande bien orchestrée au­tour de quelques prodiges specta­culaires... Jésus a refusé de prendre ce chemin. Il a choisi celui de l’amour solidaire et humble. Dès ce moment il a voulu éprouver la faim et ne pas esquiver la souffrance. Il est venu pour servir et non pour dominer...

Mais les temps ont changé. Jésus a provoqué un conflit dont l’issue n’est plus douteuse. Se laisser mettre à mort par ses ennemis, ne serait-ce pas avouer l’échec de sa mission ? Peut-il maintenir son choix initial jusqu’à cette ultime conséquence ? Et ceux qui l’ont suivi avec l’ardent espoir de voir s’établir le royaume messianique, pourront-ils accepter une telle conduite d’échec ? Tel est le terrain où peut resurgir avec force la vieille tentation de la puissance... pour la bonne cause !

Si cette analyse est juste, elle mène à une interprétation très plausible de la démarche de Judas. C’est, pour faire triompher la cause du Messie, un plan machiavélique qui germe, comme une inspiration, dans l’esprit de Judas : « Mettre le Sei­gneur au pied du mur, l’amener dans une impasse où il sera contraint d’employer les grands moyens pour sauver sa mission en se sauvant lui-même ». Un indice vient soutenir cette hypothèse, c’est le surnom d’Iscariote attribué à Judas. Le sens en est discuté, mais on peut vala­blement y voir la transcription ap­proximative du mot grec désignant les « sicaires », les résistants armés usant du terrorisme. Si Judas était l’un d’eux, il aura suivi Jésus en voyant en lui le Libérateur espéré. Or, depuis la prometteuse entrée à Jérusalem, Jésus n’a rien fait pour s’emparer du pouvoir. Pourquoi ne pas tenter de lui forcer la main ?

Certes, le texte n’expose pas ou­vertement un tel plan. Il ne le contre­dit pas non plus quand avec cette extrême sobriété il note : Satan entra en Judas. Rien là qui nous oblige à prêter à celui qui est l’un des Douze des motifs ignobles. Rien non plus n’affirme que son dessein était de faire mourir Jésus, comme les autorités qui accueillent avec une joie mauvaise son providentiel con­cours...

Un tel regard sur Judas a une portée spirituelle : nous n’avons pas à le considérer comme un monstre unique en son genre, sombre per­sonnage prédestiné à trahir. Il est seulement la figure extrême, révéla­trice, de nos enthousiasmes déçus, de nos doutes, de nos cœurs trou­blés devant les paradoxes de l’Evan­gile, devant l’apparente passivité du Seigneur. Jésus est admirable, mais ne fait-il pas fausse route ? Pour­quoi laisser ainsi le mal triompher ? Pourquoi ne pas arracher l’ivraie dans le champ ? Pourquoi nous lais­ser sans réponse devant le scandale de l’injustice criante, ou de la souf­france des innocents ? Qui n’a songé à provoquer Dieu, ou à le nier, quand ces questions le torturent ?

Transportons-nous maintenant à l’autre extrémité de notre séquence.

Le noir dessein
Dans les v. 47 à 53, on lit l’épisode de l’arrestation de Jésus. Désignons-le comme le récit A’ ; il fait natu­rellement pendant au premier, qui racontait le complot contre Jésus : celui-ci en montre l’aboutissement. Judas a honoré son contrat. On arrête Jésus à l’écart de la foule dans sa retraite nocturne au Mont des Oliviers. Le pouvoir de l’auto­rité juive semble l’emporter. Jésus refuse de résister par les armes. Ce­pendant sa parole, toujours souve­raine, a le dernier mot pour juger ceux qui le font arrêter : « C’est maintenant votre heure, c’est le pou­voir des ténèbres » (v. 53). C’est l’heure où vous vous emparez de moi par ruse, vous qui n’osiez pas mettre la main sur moi dans le Temple ! C’est l’heure où se mani­feste la noirceur de votre dessein, et la nature perverse du pouvoir que vous voulez à tout prix défendre. Mais c’est un pouvoir aveuglé qui s’illusionne sur ses capacités. Il va certes déployer sa fourberie et sa force brutale pour humilier et écra­ser sa victime. Il fera souffrir et mourir Jésus : ici commencera le récit de la Passion proprement dite. Mais Jésus endurera tout sans fai­blir, moralement vainqueur de ses adversaires. Il y est prêt. En effet, avant cette heure, entre le complot et l’arrestation, s’est inscrite l’heure de la suprême épreuve, au sens de tentation. C’est l’objet des récits intermédiaires que nous examinerons maintenant. C’est là que se révèle en profondeur ce que fut le choix crucial de Jésus, au sens propre de ce mot : le choix qui l’a conduit à la Croix.

Le récit B sera celui de la célé­bration de la Pâque ; il couvre les v. 7 à 20. Nous pouvons sauter les v. 7-13 qui relatent les préparatifs du repas pascal. Rappelons seule­ment qu’ils sont présentés en paral­lèle assez frappant avec les prépa­ratifs de l’entrée à Jérusalem, lus dans notre première étude. Nous lisons au chapitre 22 de Luc, les v. 14 à 19 :
« Et lorsque l’heure fut venue, il se mit à table, et les apôtres avec lui. Et il leur dit : J’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâque avec vous avant de souffrir. Car je vous dis : désormais je ne la mangerai plus, jusqu’à ce qu’elle soit accomplie dans le Royaume de Dieu. Et ayant reçu une coupe, et ayant rendu grâces, il dit : prenez ceci et partagez entre vous. Car je vous dis : je ne boirai plus à partir de maintenant du fruit de la vigne, jusqu’à ce que soit venu le Royaume de Dieu.
Et ayant pris du pain et rendu grâ­ces, il le rompit et il le leur donna en disant : ceci est mon corps qui est donné pour vous. Ceci, faites-le en mémoire de moi. Et de même pour la coupe, après le dîner, il dit : cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang, répandu pour vous ».

On sait les constants débats théo­logiques soulevés par l’interpréta­tion des paroles de Jésus, instituant ce que, selon les églises, on appelle la Sainte-Cène, la Commu­nion ou l’Eucharistie. Le parcours que je propose interdit de s’y arrê­ter à ce niveau. Je note seulement qu’on a trop souvent commenté ces paroles, dans un souci doctrinal et sacramentel, en introduisant des no­tions étrangères au texte évangéli­que, et en les détachant de leur contexte ! L’évangéliste ne songe pas à développer une doctrine du sacre­ment ! Il évoque sans les expliquer des paroles devenues liturgiques et bien connues de ses lecteurs. La caté­chèse et la prédication chrétiennes nous redisent sans cesse les multiples significations symboliques de l’Eu­charistie dans la vie de la commu­nauté croyante. L’intérêt de notre récit, celui en tout cas que j’entends souligner, est de resituer pour nous la Cène dans sa perspective origi­nelle, dans son lien étroit avec le drame que vit Jésus.

Quel sens Jésus, à la veille de mourir, a-t-il voulu conférer au don de sa vie pour les autres ? Comment saisir sa pensée, face au sort que lui vaudra la farouche opposi­tion des autorités en place ? Quelle conscience a-t-il de sa mission devant la tournure prise par les événe­ments ? Que devient, dans la pers­pective d’une mort acceptée, la « bonne nouvelle du Royaume » qu’il proclamait ? Par sa manière propre de cadrer et de formuler le récit traditionnel, Luc nous permet d’esquisser quelques réponses à ce type de questions.

Dès le début du texte lu, nous rencontrons un trait original : Jésus en s’attablant ouvre son cœur à ses amis et exprime une intense émotion : « J’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâque avec vous avant de souffrir » (v. 15). Avant de souffrir : la perspective de la Passion est inéluctable. Jésus sera le fils bien-aimé mis à mort par les vignerons... Il ne cherchera pas à échapper à cette fin brutale. Mais pourquoi ce grand désir de manger la Pâque ? Parce qu’au-delà du signe de l’agneau immolé, mémorial de la sortie d’Egypte, le repas pascal anticipe symboliquement le grand et joyeux festin du Royaume de Dieu. Jésus a souvent repris cette image pour annoncer la grande libération définitive. A ce titre, la Pâque est prophétie ; elle se trouvera accomplie quand viendra le Royaume : la réalité plénière remplacera alors le signe de la promesse. Jésus partage avec ses amis ce dernier repas, avec au cœur, malgré sa mort imminente et scandaleuse, la certitude de la victoire finale de Dieu. Il rend grâces et proclame son espérance : nous partagerons ensemble le pain et la joie lors de l’accomplissement dernier. Je vous y donne rendez-vous. Ce sera une merveilleuse communion en Dieu que rien ne pourra plus briser.

L’accent insistant du récit de Luc, plaçant en tête deux propos de table parallèles sur ce thème, tend à montrer qu’il n’y a aucune rupture dans la conviction de Jésus : la marche victorieuse du règne de Dieu est le sens de sa mission, de son combat, comme il l’a toujours proclamé. Ce qu’il a découvert, c’est que sa mort sera une étape nécessaire dans cette longue marche vers le Royaume. Elle sera même la victoire décisive sur le pouvoir du Malin, pour révéler et faire advenir le vrai pouvoir de Dieu sur les hommes.

On a pu supposer, se fondant sur la tradition juive de la Pâque, où le père de famille doit expliquer le sens des rites qui s’y déroulent, que Jésus aura saisi cette occasion pour développer devant les Douze la signification profonde qu’il entend donner à sa mort. Mais étaient-ils en état d’assimiler un discours si étrangement nouveau ? L’évangile en tout cas n’en dit rien : il se borne à rapporter les deux paroles solennelles qui accompagnent le partage du pain et de la coupe : « Mon corps donné pour vous , mon sang versé pour vous ». Peut-être Jésus n’a-t-il pas commenté davantage. Ces affirmations lapidaires suffiraient à graver à jamais dans l’esprit des témoins qu’il avait pleinement accepté la mort violente qu’on allait lui imposer. Il en ferait librement un acte d’amour, le sceau d’une vie depuis toujours offerte aux autres. Dans leur jaillissement historique, de telles paroles furent la confidence bouleversante de Jésus à ses intimes, voulant leur communiquer sa conviction la plus profonde.

Tuer la haine
Il doit aller jusqu’à se laisser frapper à mort par la haine aveugle de ses ennemis, il doit répondre à la violence par l’amour et le pardon, seul moyen de « tuer la haine » comme le dira magnifiquement l’épître aux Ephésiens (2/16). Son martyre sera l’appel suprême de Dieu aux hommes révoltés, et leur ouvrira peut-être enfin les yeux mieux que tout discours, sur la réalité de leur péché et sur la réalité plus grande encore de l’amour de Dieu. Ainsi l’apparent échec de Jésus sera l’authentification de son message, signature de la nouvelle alliance, fondement d’un Royaume qui ne peut se construire que sur l’amour. Mais pour l’heure, assurément, Jérusalem ne peut que rejeter un roi aussi désarmé...

Si telle est bien la nature du Royaume que Jésus veut instaurer, l’articulation des épisodes voisins autour de ce thème apparaît comme une admirable leçon de catéchèse. Il faut à la fois rappeler que ce choix était terriblement coà »teux à l’être de chair et de sang que fut Jésus, et montrer l’exemplarité de son combat, pour que nous n’en restions pas spectateurs admiratifs... ou endormis !

Le récit que nous pouvons appeler B’ répond au premier souci. L’épisode de la prière au Mont des Oliviers montre qu’il restait, pour le Maître, à vaincre la tentation dans un ultime combat : des voix intérieures raisonnables ne suggéraient-elles pas toujours qu’un chemin moins tragique devrait se trouver, pour gagner les hommes à la cause de Dieu ?

Dans ce chapitre 22 de l’évangile de Luc, lisons les v. 39 à 46 :

« Et étant sorti, il fit route selon sa coutume vers le Mont des Oliviers. Or, ses disciples aussi le suivirent. Et arrivé en ce lieu, il leur dit : Priez pour ne pas entrer en tentation. Et il s’arracha d’eux à la distance d’environ un jet de pierre. Et s’étant mis à genoux, il priait disant : Père, si tu veux, éloigne cette coupe de moi ! Pourtant, que se fasse non ma volonté, mais la tienne. Alors lui apparut du ciel un ange qui le fortifiait ; et étant entré en agonie, il priait plus intensément, et sa sueur devint comme des caillots de sang qui tombaient à terre. Et se relevant après la prière, étant venu vers ses disciples, il les trouva endormis de tristesse. Et il leur dit : pourquoi dormez-vous ? Relevez-vous et priez, pour ne pas entrer en tentation... ».

Le cœur de ce récit est directement lié à la tentation propre à Jésus, conscient de sa mission divine : accomplir cette mission en faisant l’économie de la Croix. C’est un combat , ce que désigne le mot « agonie » , un combat sanglant contre une partie de soi, pour l’épreuve imminente de la violence, consentir, dans la réalité vécue, à des injures, de l’humiliation de tout son être, dont il vient de dire la nécessité pour aller jusqu’au bout de l’amour. Mais c’est une chose d’en avoir énoncé le sens dans l’intimité de la chambre haute, c’en est une autre de sentir approcher l’horreur de cette épreuve, le terrifiant pouvoir des ténèbres...

Nous notons sans nous y attarder comment, par divers contacts littéraires, le narrateur suggère le parallélisme des deux récits symétriques B et B’. Comme dans le récit de la Cène, il est question ici de coupe et de sang. La coupe du salut que Jésus offre aux siens ne prend sens qu’en rapport avec la coupe de l’épreuve sanglante traversée par le Sauveur.

Il est aussi question de la prière : action de grâces d’un côté, humble supplique de l’autre, lutte intérieure aboutissant au sacrifice de sa volonté propre au mystérieux ordre reçu du Père. Double révélation de l’attitude de Jésus devant sa mort, obéissance convaincue et qui sera désormais inébranlable, mais douloureusement conquise dans une lutte intérieure déchirante.

Jésus sera roi du monde parce qu’il aura souverainement écarté la tentation du pouvoir selon le monde : le vrai pouvoir commence là , dans la force de renoncer à soi-même !

Tentation et victoire
Telle est la grande leçon morale de ces récits. Illustrée par l’attitude exemplaire de Jésus, elle nous concerne nous aussi. Le thème de la tentation ouvert avec Judas, s’achève dans la victoire décisive de Jésus ; il traverse également tout ce qui nous est dit des disciples : ils sont ici accablés de tristesse. Le constat de Luc est réaliste et nous avertit : l’heure de l’épreuve n’entraîne pas de soi le sursaut de la prière ; elle peut provoquer un tel accablement qu’on va chercher refuge dans l’inconscience d’un lourd sommeil plutôt que dans le lucide combat qui assume l’épreuve en cherchant le secours de Dieu. Il faut que Jésus nous secoue : « Relevez-vous et priez pour ne pas entrer en tentation ! ». Cette exhortation insistante encadre le récit de la prière au Mont des Oliviers. Elle est la touche finale d’un enseignement, fait de promesses et d’avertissements, que Jésus a adressé aux apôtres en une sorte de testament spirituel, lors de la soirée pascale dans la chambre haute. Nous arrivons, ainsi pour finir notre parcours, aux versets mis au cœur de la construction symétrique de la séquence, soit les v. 21 à 38 de ce chapitre 22. Texte central que nous désignerons par la lettre C.

En rassemblant ainsi ces entretiens de Jésus et des apôtres, dont certains sont originaux, Luc a composé un discours d’adieux, genre littéraire fréquent dans la Bible. Il y concentre toute une éthique politique et ecclésiale, qui vise clairement, au niveau de ses lecteurs, les communautés chrétiennes et leurs dirigeants. L’Eglise qui proclame Seigneur et Christ celui qui est allé librement jusqu’à la mort de la croix, ne saurait se borner à encenser ce merveilleux Sauveur : elle doit elle-même s’inspirer de son exemple, face à la constante tentation de la perversion du pouvoir, fà »t-il ecclésiastique...

Cette série de dialogues serait trop longue à lire intégralement dans le cadre de cette étude, qui ne peut que marquer les points forts. L’interprétation détaillée rencontre dans ce passage un certain nombre de difficultés que je laisserai délibérément de côté, pour m’attacher à dire l’essentiel, en montrant sa cohérence profonde avec le contexte que nous venons de parcourir.

Cet entretien après la Cène, chez Luc, comporte une implication surprenante : Jésus a donné la Cène à Judas ! Il ne déclare : « Celui qui me livre se sert à cette table avec moi » qu’après le partage du pain et de la coupe (v. 21). Et Luc de noter que loin de sursauter devant une accusation aussi inattendue, les Douze se demandent tous « quel était donc celui d’entre eux qui allait faire cela » (v. 23). Tous sont donc des traîtres virtuels, du premier au dernier de la liste, de Pierre à Judas ! Et si nous en doutions, Jésus le confirme lorsqu’il dit au v. 31 : « Simon, Simon, Satan , encore lui , vous a réclamés pour vous passer au crible comme le froment. Mais j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas ». Il faut le creuset de l’épreuve pour réveiller les consciences endormies. Il faut courir le risque de tout perdre pour tout sauver... A Pierre le présomptueux, il faudra l’expérience amère de la défaillance pour que sa foi se fonde enfin sur le roc.

Mais la discussion interne au groupe continue, scandaleusement éloignée de l’état d’esprit du Maître : il vient d’évoquer son sacrifice en leur faveur, et leur principale affaire est une querelle de préséance ! Comme s’ils étaient dans l’antichambre du roi et que chacun se poussait pour être premier ministre... Il y a de quoi décourager le plus indulgent des Seigneurs. Mais Jésus garde sa tendresse envers ces rustres qu’il a choisis, et son espérance dernière reste intacte. Sans illusion sur leur fragilité présente, il les désigne prophétiquement comme ceux qui resteront fidèles, à travers des épreuves comparables à la sienne. Ils seront bien, comme il l’a promis, ses commensaux dans l’éternité, associés à son pouvoir de roi et de juge. A cette occasion, pour la première et unique fois dans l’évangile, Jésus qui a toujours parlé du Royaume de Dieu, ose dire : mon royaume (v. 30).

Mais le centre exact de la séquence, le noyau dur des avertissements à l’église, concerne cette église militante et tentée de l’histoire, et non l’église triomphante dans le ciel. Les v. 25-27 récapitulent toute la réflexion sur le vrai et le faux pouvoir, diffuse dans tous les textes que nous venons de lire. Jésus y évoque avec réalisme les rois et les chefs dominateurs, chefs religieux ou chefs politiques que nous retrouverons concrètement dans la prochaine lecture. A l’opposé, Jésus rappelle qu’il a choisi d’être le Roi-serviteur. Il y a bien sà »r une mystérieuse figure de l’Ancien Testament derrière cette image du « Serviteur ».

Nous y reviendrons dans l’étude finale. Ici, elle sert seulement de rappel exemplaire. Ceux qui se réclament de Jésus, ceux qui ont quelque pouvoir dans l’Eglise ou la société doivent choisir comme lui l’humilité et ne pas chercher d’autre pouvoir que celui de servir. Là est la vraie grandeur.

J’aimerais vous laisser sans plus de commentaires sur ce vigoureux testament de Jésus :

« Les rois des nations agissent avec elles en Seigneurs,
et ceux qui ont le pouvoir sur elles se font appeler bienfaiteurs.
Pour vous, en revanche, pas de ça ! Mais que le plus grand parmi vous devienne comme le plus jeune. Et le dirigeant comme celui qui sert. Quel est, en effet, le plus grand, celui qui est attablé, ou celui qui sert ? N’est-ce pas celui qui est attablé ? Or, moi, au milieu de vous, je suis comme celui qui sert ! ».

Charles L’EPLATTENIER, Le Christianisme au XX° siècle, n° 13, 26.03.1984, p. 6-7.