Carême 1967 : Aux sources de la liberté

PREMIER ASSAUT

Matthieu 3/16 à 4/4

Jean 6/51

Hébreux 2/18, 4/15

1. LES ADVERSAIRES

Au moment d’aborder les textes qui vont nous entraîner durant les prochaines semaines vers les sources de la liberté perdue et reconquise, je fais le rêve que firent sans doute la plupart de ceux qui ont affronté la redoutable entreprise de ces conférences de Carême, le rêve que nous parvenions à déposer le fardeau de nos préjugés, de nos idées et de nos sentiments chrétiens, a-chrétiens ou anti-chrétiens ; que nous laissions ce que nous croyons croire ou ne pas croire, pour tenter comme un homme neuf, ou comme un enfant, l’aventure d’une découverte ou d’une redécouverte d’un salut qui n’ait rien à voir avec les au-delà de la métaphysique ni avec les mystifications religieuses, mais qui soit aujourd’hui la liberté d’être un homme parmi les hommes et pour les hommes, et de l’être définitivement sans que rien au monde, ni la vie, ni la mort, ni le présent, ni l’avenir, ni les pouvoirs, ni les puissances puissent nous la ravir.

Cette recherche, ce dépistage de la liberté, cette quête de notre libération, nous la ferons au plus près de ce qui constitue la raison d’être de ce Carême, c’est-à -dire dans le désert où Jésus se retire durant quarante jours et affronte le Tentateur ; et avec l’espoir que peut-être, d’une manière forcément imprévisible et inespérée, nous parvenions ensemble à recouvrer cette liberté.

Un dépistage, et qui demande un minimum de suite, d’effort et d’attention ; une aventure, mais dont l’enjeu en vaut mille fois la peine. D’ailleurs, il n’est pas question de nous lancer seuls dans le désert
du Carême. Pas question d’être les premiers et d’avoir le vide devant nous. Nous ne sommes ni des éclaireurs ni des conquérants. On nous demande simplement, et je vous le demande instamment, mes chers auditeurs, d’accompagner un homme qui court aujourd’hui, lui le premier et lui seul, cette aventure ; qui commence aujourd’hui son Carême, qui s’en va reconquérir pied à pied la liberté du monde.

Oui, on nous demande et on nous permet, chance insigne, et qui vaut bien la tribune d’honneur des 24 heures du Mans, ou celle du Grand Prix d’Auteuil, ou celle de la finale des Championnats du Monde, on nous permet d’assister au combat le plus singulier de l’Histoire. Notre propos est donc d’accompagner cet homme au désert pour essayer de le comprendre... Mais de qui s’agit-il ? Qui sont les adversaires ? Qui est cet homme ? Un indigène de Galilée, un Juif d’il y a deux mille ans, dont la famille, l’état-civil, la mère en particulier, Marie de Nazareth, nous sont bien connus, dont le père l’est aussi, Joseph, un artisan du même village Cependant c’est ici que quelque chose cloche, car, nous disent les récits de Matthieu et de Luc, ce Jésus est en fait né de père inconnu, et toutes nos recherches en paternité sont vouées à l’échec. Curieux départ en vérité. Ce que nous savons, c’est que nous ne savons absolument pas qui est le père de cet homme et ne pourrons l’apprendre qu’en le regardant vivre et mourir. Mais c’est ici le nœud du problème, l’espèce de cercle ou plutôt le secret devant lequel nous nous trouvons d’emblée. Nous ne saurons qui est cet homme qu’en sachant qui est son Père. Et nous ne saurons qui est son Père qu’en sachant qui il est lui, et en prenant garde à la manière dont il reconnaît la voix de son Père, pour l’écouter et pour en vivre.

Il faut noter que peu avant ce départ au désert et comme un prologue au Carême, il se produit une scène étrange. Jésus a rencontré Jean, le fils de Zacharie et d’Elisabeth, et s’est fait baptiser par lui. Et les trois évangélistes, Marc, Matthieu et Luc nous disent qu’à ce moment-là « le ciel s’ouvrit, l’Esprit saint descendit sur lui sous la forme d’une colombe et une voix se fit entendre : Tu es mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis toute mon affection ».

Ici, je sais bien que beaucoup sont gênés et peut-être refusent d’écouter plus avant : « Le ciel qui s’ouvre, une colombe, une voix ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Nous sommes à l’opéra, ou dans la grotte d’un magicien ! Nous sommes en pleine mythologie, et comme le merveilleux n’est pas notre fort, ni les spéculations métaphysiques, ni la bêtise religieuse, nous n’irons pas plus loin et nous laisserons partir seul au désert, l’objet de ces manifestations suspectes ». Comme je vous comprends et partage vos suspicions. Pourtant je voudrais vous supplier de patienter un peu, de ne pas quitter cet homme encore, de ne pas vous faire trop vite une image de lui, pour la rejeter ou l’adopter, de ne rien anticiper.

Le père inconnu de cet homme l’a reconnu pour son fils, unique et bien-aimé. Acceptez, voulez-vous, cette reconnaissance et cette qualité de Fils de Dieu, pour un instant, comme une simple hypothèse de travail. Aucun savant ne travaille sans hypothèse. Et c’est Jésus lui-même qui va se charger de la vérifier et d’une manière tout à fait imprévue, au cours de cet affrontement, en détruisant toutes les interprétations mythologiques que nous pourrions élaborer, oui, en démythisant lui-même et radicalement son propre personnage. N’essayez pas d’accueillir ou de rejeter l’image de ce Fils avant qu’il l’ait lui-même rectifiée. Si ces mots de Fils de Dieu n’ont aucun sens pour nous, c’est tant mieux, car ils ne peuvent avoir de sens valable que celui que Jésus va leur conférer au cours de l’épreuve qui l’attend.

A peine l’a-t-il reconnu que le Père prend son Fils par la main pour le conduire à son examen de licence, la licence du Fils de Dieu. En l’occurrence, la salle de classe où le garçon va subir l’épreuve, c’est le désert, où il connaîtra durant quarante jours la solitude et le dépouillement les plus extrêmes, toute la faim du monde, toute la misère des hommes accablés par une nature où éclate l’absence de ce Dieu qui se dit Père de Jésus. C’est alors que la voix de l’Examinateur retentit. , Encore une voix ! Décidément, les coulisses du désert sont aussi peuplées que celles du Jourdain. Soit, mais n’est-ce pas la même que tout à l’heure qui veut que Jésus maintenant fasse honneur à son titre ? N’est-ce pas la voix du même père qui le sollicite ?

Quelle est cette voix ? Voix d’un partenaire ou d’un adversaire ? N’allons pas répondre trop vite. Jésus n’a pas le texte des Evangiles devant lui pour y lire que c’est le Tentateur. Il n’est pas devant un problème de mots croisés dont la solution lui sera donnée en p. 12. Il a entendu une voix lui dire : « Tu es mon Fils bien-aimé ! » et il entend maintenant une voix qui sà »rement ressemble à la première et qui tente de se faire passer pour elle : « Si tu es mon Fils bien-aimé , du moment que tu es ce fils bien-aimé , , écoute, si j’étais le fils de Dieu, voilà ce que je ferais pour sauver les hommes. Trois choses : Je leur donnerais du pain (Tu ne vas pas te présenter les mains vides !). Je leur ferais des miracles (Le goà »t du merveilleux, le besoin d’évasion et d’au-delà est plus grand encore que celui du pain). Et je les mènerais à la conquête du monde (Le pouvoir est encore ce qu’ils préfèrent à tout). Voilà le Sauveur qu’ils attendent. Voilà le Sauveur que tu es ».

Quelle est cette voix ? Nous est-il si difficile de la reconnaître ? Nous est-elle si étrangère ? Ne monte-t-elle pas du plus intime de notre désir et de notre attente ? N’est-elle pas celle de chacun de nous, la voix de ce sentiment tout au fond de nous qui prétend s’accorder avec la voix du Père ? Ce que nous attendons du Fils de Dieu, n’est-ce pas aussi ce que le Père en attend ? Même si elles ne sont pas identiques, les deux voix du moins se correspondent. La première s’était signalée par une colombe. La seconde, nous l’ignorons. Aucun signe extérieur n’est mentionné. Retentit-elle dans quelque sanctuaire du désert ou dans le subconscient de Jésus ou dans la bouche d’un bédouin rencontré ? Peu importe, et c’est à Bernanos qu’il faudrait demander d’évoquer plus précisément le personnage. L’essentiel est que Jésus la ressent non point comme celle d’un partenaire, d’un allié, d’un protecteur ou d’un disciple, mais comme celle d’un adversaire qu’il devra combattre jusqu’à son dernier souffle. Il ne reconnaît pas en elle la voix de son Père. Il distingue absolument ces deux voix que nous étions prêts à confondre, celle de son Père qu’il est seul à connaître, et celle de cet autre père que nous lui inventons, ce père à notre image et dont le Fils accomplirait si bien les choses qui lui ont été proposées. Jésus n’adopte pas pour père celui qui s’offre à lui en ce moment, celui que nous lui offrons en ce moment. Jésus ne confond pas ces deux voix. Voilà le grand miracle. Voilà le premier ébranlement de toutes les illusions du monde, de toutes les religions du monde. Jésus sait et nous apprend qu’il ne rencontre pas son Père aujourd’hui, mais un tout autre père, le père de toutes les imaginations pieuses, de toutes les mythologies, de tous les dieux et de tous les fils que nous pouvons leur attribuer. Ce Satan, cet examinateur dont parle l’Evangile, n’est autre que le nom commun des dieux, demi-dieux, fils de dieux, surhommes et quarts de dieux. Le nom commun de toutes les convoitises et de toutes les idolâtries, le Prince de toutes les aliénations. A ce titre, il est notre porte-parole. Il parle en notre nom. Il tient notre langage et c’est nous, c’est bien nous qui, à travers l’Autre, adjurons Jésus. C’est nous qui lui posons la question de sa divinité : « Si tu es le Fils de Dieu, si tu es le Sauveur du monde, donne le pain, donne le pouvoir, donne la vie ». Oui, la voix que Jésus entendait lors de son baptême, l’autre jour, n’était vraiment pas la nôtre. Mais aujourd’hui, c’est bien notre voix, la voix du monde, la voix de nos désirs, de nos besoins, de nos espoirs, de nos attentes. Si tu es le Fils de Dieu, donne...

Ah, nous l’accompagnons, bien sà »r, mais d’une étrange manière. Pouvons-nous l’accompagner sans être ses tentateurs ? Pouvons-nous ne pas nous reconnaître dans celui qu’il affronte ?

La tentation de Jésus, c’est continuellement tout ce que nous voudrions qu’il soit. C’est de nous céder, c’est de se faire notre complice. En un mot, la tentation de Jésus, c’est moi. Je l’accompagne, mais c’est pour assister à la façon dont je le tente. Je l’accompagne, mais c’est une fausse présence. Je m’adresse à lui, mais c’est la voix d’un faux dieu ou d’un faux moi. Je suis là , mais il est seul. Seul, car il résiste précisément à mes appels qui sont pour lui la tentation de me perdre et de se perdre avec moi. Je ne puis que le tenter. Plus spécialement, ma religion, c’est-à -dire l’image que je me fais de lui comme Fils de Dieu, ne peut que le tenter.

Ces tentations n’ont évidemment rien à voir avec celle de saint Antoine par exemple, où notre mythomanie s’est donné libre cours. Pas question ici de femmes, ni d’argent, ni de démons cornus. Rien d’excitant ni de terrorisant. L’adversaire sait bien par où prendre Jésus, s’il est le Fils... C’est en lui proposant les moyens de sauver le monde, c’est-à -dire les moyens de prendre les hommes ; c’est à ce niveau, au niveau de sa vocation qu’un Sauveur peut être tenté. A nos yeux d’hommes religieux, qui sont précisément ceux du Tentateur, que doit nous donner un Fils de Dieu sinon le pain, le pouvoir et la vie ?

Telle est la singulière confrontation d’un homme désigné comme Fils de Dieu avec le père de toutes les images que nous nous faisons de ce Fils. Jésus est-il une de ces images, et laquelle ? Sinon, qu’est-ce que cela veut dire ? S’il rejette toutes nos propositions, il faudra bien alors que Jésus invente sa réponse et qu’il soit le Fils de Dieu d’une manière absolument à lui, d’une manière absolument souveraine et libre et qui sera la Révélation de ce qu’aucun homme au monde n’eà »t été capable d’entrevoir, du secret qui n’est monté au cœur de personne. Secret de la liberté de Dieu et de notre liberté. Secret d’une humanité qui soit à la fois la nôtre et celle de Dieu, d’un Dieu qui enfin ne soit pas une idole, pas un Dieu conçu par l’homme, pas un Dieu conçu par Jésus, mais un Dieu qui a conçu Jésus, qui est en vérité le Père de Jésus et qui est, à travers Jésus, notre Père et notre Créateur.

2. LE RISQUE

Mais avant d’aborder la substance des trois propositions que lui fait l’Adversaire en notre nom, il importe de bien cerner et peser toute l’historicité, toute la réalité de cette scène qui symbolise et qui résume le combat que Jésus va mener d’un bout à l’autre de son ministère. Cet examen qu’il va subir n’est pas une formalité à laquelle il se soumettrait, étant bien entendu qu’il ne peut pas ne pas réussir et que son Père n’a aucun souci à se faire. Un fils de Dieu ne rate pas son examen. Et si, par je ne sais quel malencontreux hasard, le Fils tombait sur une mauvaise question et n’obtenait pas la moyenne, le Père interviendrait pour arranger les choses. Non, vraiment, si cet homme est bien le Fils de son Père, il subira l’épreuve brillamment, c’est absolument certain.

Le résultat nous étant connu, la chose est pour nous facile à dire. Mais cette manière d’anticiper le résultat, de « flirter » avec le résultat selon l’expression de Kierkegaard, cette manière d’escamoter le risque de l’épreuve et de la réduire à une formalité, est le signe le plus terrible de l’absence dans notre vie de cette dimension transcendante qui est la liberté, cette liberté que nous sommes par avance en train de retirer à Jésus. Car enfin, non seulement nous sommes là à travers l’Adversaire, à lui expliquer ce que nous attendons de lui, pain, pouvoir et vie, mais nous prenons nos précautions pour le cas où il réussirait l’épreuve et résisterait à toutes les tentations. Nous annulons tout, en songeant que ça n’est pas vrai, qu’il ne pouvait pas être vraiment éprouvé, que les dés étaient pipés, qu’il savait les questions d’avance, qu’il avait appris par cœur les réponses, en un mot que s’il jouait bien son rôle, ce ne pouvait être qu’un rôle, le rôle du Fils de Dieu qui résiste au Tentateur.

Mais une possibilité réelle de succomber et de devenir un fondateur de religion et d’empire, une possibilité de se tromper de Père, nous n’osons même pas l’envisager tellement elle nous donne le vertige, tellement la liberté nous épouvante, tellement nous sommes éloignés infiniment d’un Dieu qui viendrait vraiment courir le risque de perdre le monde et les hommes et lui-même, dans la libre décision d’un seul homme, Jésus de Nazareth, au désert de Transjordanie, il y a deux mille ans.

Pourtant, la liberté ne peut être reconquise et rendue à des prisonniers que par un homme libre et qui met en jeu sa liberté. Si cet homme au désert n’est pas devant un choix réel, s’il n’est pas absolument libre et absolument dépourvu de toute autre capacité que celle de la plus faible des créatures ; s’il n’est pas dans les mêmes conditions que n’importe quel autre candidat, si donc sa décision n’est pas rigoureusement la nôtre parce qu’il n’a pas été « tenté comme nous », et s’il n’y a pas eu la possibilité, c’est-à -dire le risque qu’il succombe, alors il n’y a plus rien. Rien qu’une interminable comédie où Jésus de Nazareth donne une représentation dramatique et édifiante avec tous les « suspenses » et la « happy end » nécessaires.

C’est pourquoi il est essentiel que nous nous tenions tous du côté de ceux qui récusent cette supercherie, qui refusent de s’intéresser aux vicissitudes d’un Fils de Dieu, estimant avec raison que nos vicissitudes d’homme, notre simple « tentative humaine de vivre » en ce XX° siècle est cent fois plus authentique et plus valable que cette aventure d’un dieu sur la terre il y a deux mille ans.

La valeur, la vérité et le sens de l’épreuve que subit Jésus ont pour condition absolue sa liberté. Avant donc d’aborder la substance des trois tentations, il faut que nous consentions à cette donnée préalable : à savoir qu’un Jésus sans liberté, un Jésus qui ne pourrait pas échouer, qui ne serait donc pas vraiment tenté, serait une conception frelatée et mensongère, une conception issue elle-même d’un échec de Jésus à son examen, une parfaite idole de Fils. Oui, penser que Jésus ne pouvait pas succomber, c’est nous fabriquer l’image d’un Jésus qui a déjà succombé à la deuxième tentation : « Si tu es le Fils de Dieu, tu ne risques rien, et surtout pas d’être tenté ». Pour que l’épreuve de Jésus ait une valeur quelconque, pour que sa victoire soit la conquête de notre liberté, il doit être libre, c’est-à -dire pouvoir tomber, se perdre et nous perdre. D’où la nécessité et la réalité de l’examen qu’il va subir. Affrontement réel et non mythique. Election réelle et non farce électorale avec en liste un seul candidat : Jésus pouvait élire l’une ou l’autre voix. Le Fils de Dieu pouvait se tromper de Père. Il pouvait échouer. Il pouvait succomber. Ce n’est point une mise en scène où l’on sait bien que l’acteur joue, joue son indécision, joue son angoisse, joue sa mort, mais ne risque rien, que quelque fatigue, avant de retrouver sa loge, sa voiture et ses amis. Or, quand même tous les hommes de la terre et de l’Histoire ne pourraient jamais que jouer le rôle de celui qu’ils sont incapables de devenir, il est un homme qui justement ne joue pas de rôle, un homme qui est absolument lui-même et qui n’est que lui-même, rien qu’un homme qui passe l’examen décisif de l’Histoire et qui peut échouer...

En conduisant son Fils au désert pour qu’il y soit examiné par le diable, Dieu prend non pas un risque, mais le risque absolu ; Dieu risque sur cet homme, sur la liberté et sur la faiblesse de cet homme, sa propre divinité et avec elle notre humanité tout entière. Dieu identifie sa liberté à celle de Jésus au désert. Dieu n’a plus d’autre liberté maintenant que celle de son Fils et, si son Fils échoue et succombe à la tentation, alors Dieu ne sera personne d’autre que le Tentateur. Alors, il n’y aura pas d’autre dieu que le Tentateur. Oui, Dieu prend ce risque inimaginable : de ne pas être un autre que celui que Jésus choisit, aime, et sert en toute liberté. « Le Père a tout remis entre les mains du Fils », dit l’évangile de Jean. Dieu risque ainsi non seulement le salut du monde, mais son être même, sa sainteté, sur la libre décision de cet homme affamé auquel nous tendons nos miroirs, que nous nous efforçons de séduire et d’attirer dans le piège en lui proposant d’être le Seigneur d’un monde sans liberté, le Maître de toutes les aliénations, le Dieu de la religion universelle.

3. LE PAIN

Il est temps d’examiner le contenu de ces diverses propositions pour nous rendre compte avec exactitude, des dimensions de la liberté reconquise. Il est redoutable d’en parler après Dostoïevski. Vous savez que, dans "Les Frères Karamazov", il en a donné une exégèse quasiment exhaustive. Vous savez avec quelle emphase il célèbre le génie de l’Adversaire. C’est Ivan Karamazov qui fait parler le Grand Inquisiteur : « Pouvait-on rien dire de plus pénétrant que ce qui fut dit dans les trois questions ? Si jamais il y eut sur terre un miracle authentique et retentissant, ce fut le jour de ces trois tentations. Le seul fait de les avoir formulées constitue un miracle. Supposons qu’elles aient disparu des Ecritures, qu’il faille les reconstituer, les imaginer à nouveau pour les y replacer, et qu’on réunisse à cet effet tous les sages de la terre, hommes d’Etat, prélats, savants, philosophes, poètes, en leur disant : imaginez, rédigez trois questions qui non seulement correspondent à l’importance de l’événement, mais encore expriment en trois phrases toute l’histoire de l’humanité future, crois-tu que cet aréopage de la sagesse humaine pourrait imaginer rien d’aussi fort et d’aussi profond que les trois questions que te proposa alors le puissant Esprit ? Elles résument et prédisent en même temps toute l’histoire ultérieure de l’humanité ».

Nous ne perdons pas notre temps, je pense, en les écoutant à nouveau.

La première, et c’est normal puisque nous parlons à un affamé, concerne le pain. « Si tu es le Fils de
Dieu, ordonne que ces pierres deviennent du pain ». Puisque tu éprouves dans ta chair la torture de la faim, puisque tu connais par l’intérieur la situation de la moitié du monde en cette année 1967, qu’attends-tu pour mettre ton pouvoir au service des affamés ? Qu’attends-tu pour te nourrir et les nourrir tous avec toi ?

Le pain ! Quelle résonance ! Oui, toute la faim du monde est en lui et, si Jésus est le Fils de Dieu, il a de quoi rassasier tous les hommes et se rassasier lui-même pour commencer. S’il est le Fils de Dieu, il a les moyens de résoudre le problème dont l’acuité n’ira qu’en augmentant, celui de cette moitié du monde qui ne mange pas à sa faim. Quand les hommes n’ont pas de quoi manger, on sait bien qu’il faut commencer par les nourrir. Et Jésus assurément le sait aussi, et les quatre évangiles nous raconteront justement comment il nourrira des foules et guérira des malades. Aura-t-il succombé à la tentation ? En quoi consiste donc ici pour lui la tentation ? Ou, mieux dit : en quoi donc une suggestion aussi élémentaire et aussi normale, aussi charitable, est-elle une tentation ? Comment donc un acte qui s’inscrit apparemment si juste dans la ligne de sa mission pourrait-il être un acte de désobéissance ?

Et ceux qui n’ont jamais connu la faim, ont-ils le droit d’intervenir ici pour applaudir le refus de Jésus ? A-t-on le droit, quand on le peut, de ne pas tout faire pour apaiser la faim du monde ? Non, nous ne sommes pas des tentateurs parce que nous adjurons le Fils de Dieu de courir au plus pressé... La tentation n’est-elle pas au contraire de nous procurer des alibis, les alibis de la spiritualité quand nous laissons des hommes mourir de faim ? Oublierions-nous que ce même Jésus dira aux condamnés du Jugement dernier : « J’avais faim et vous ne m’avez pas donné à manger » ? Et qu’Esaïe le prophète nous rappelle que le plaisir de Dieu, c’est que nous partagions notre pain ?

Alors, s’il est le Fils de Dieu, pourquoi ne fait-il pas du pain et ne résout-il pas une fois pour toutes le problème harassant de la subsistance quotidienne ? En tout cas, si nous étions à sa place, nous savons ce que nous ferions.

Et pourtant, ce n’est pas ce que fait Jésus, du moins pas aujourd’hui, quand il refuse et cite Moïse : « L’homme ne vivra pas seulement de pain... ».

, « Non, pas seulement bien sà »r, mais aussi de pain, cher Seigneur. Aussi et d’abord de pain. Où sont les oreilles des ventres affamés ? ».

Assurément nous aurions ici des pages et des pages d’arguments à notre disposition pour faire la leçon à Jésus... et lui expliquer la primauté des nourritures terrestres et du pain quotidien de nos corps, de nos sens, de nos cœurs et de nos intelligences, sur cette nourriture imaginaire appelée Parole de Dieu.

Remarquons que Jésus n’établit ici aucune primauté, aucune hiérarchie et n’affecte aucun mépris pour les nourritures terrestres. Il dit simplement que le pain ne suffit pas, que la culture ne suffit pas, que l’amour d’une femme ne suffit pas, que la guérison d’un enfant ne suffit pas, que l’amitié ne suffit pas, , que rien ne peut suffire parce que rien ne peut avoir de sens sinon celui que lui donne cette Parole. A chacune des nourritures terrestres, il faut dire « pas seulement », tant qu’elle n’est pas la nourriture d’un homme libre et ne peut donc avoir de signification ; tant qu’elle ne s’inscrit pas dans le dialogue de la Parole et de la foi, et n’est pas le pain que Dieu partage avec l’homme et que l’homme partage avec son prochain. Quel Sauveur voulait l’Adversaire ? Quel Sauveur voulons-nous donc ? La Providence des consommateurs, l’Exauceur de nos besoins ? Le Compensateur, le Consolateur que l’on suivra pour tout ce qu’il nous a donné, qu’on suivra même pour son salut, et non pour lui-même, et non gratuitement, et non pas pour rien comme Job, non pas librement, non pas par amour ? Tout un monde le suivrait par appétit. Autrement, qui le suivra ? Ce premier refus est déjà clair et net. « Pas seulement le pain mais la Parole », cela veut dire : pas le pain des esclaves, mais seulement le pain des hommes libres. Pas de pain-piège, pas de chantage à la reconnaissance.

Ce n’est évidemment pas le pain qu’il méprise, ni la détresse des affamés, mais bien le pouvoir que lui donnerait le pain sur nous, mais l’homme que l’on prendrait avec du pain, mais l’esclave qui vivrait de pain seulement et non pas de pain et de Parole, non pas de pain partagé dans le dialogue avec Dieu et avec le prochain.

Jésus ne refuse pas la nourriture aux affamés. Et nous savons qu’il nourrira les foules avec le pain multiplié. Mais à condition qu’il n’y ait là aucun motif de leur fidélité, à condition que ce pain soit donné par surcroît à ceux qui le suivent par amour. Oui, le refus de Jésus ici, pareil à celui de se laisser faire roi après la multiplication des pains, veut dire : il refuse de sauver et de régner autrement qu’avec la Parole, cette Parole qui est le don de lui-même. « Le pain que je donnerai pour la vie du monde, c’est ma chair ». On ne devient pas autrement le Seigneur et l’ami d’un homme libre. Ce refus de Jésus brise une première chaîne et déjà suscite ou ressuscite notre dignité, notre honneur. Jésus choisit notre liberté. Il parie pour elle. Nous verrons ce qu’il en adviendra et ce que lui coà »tera ce pari.