Peut-on connaà®tre Jésus-Christ ?
Question
qui est devenue urgente et grave si l’on a perçu dans
les pages de l’Evangile une sorte d’appel étrange,
celui d’une voix qui soudain retentit. Un accent personnel et
proche.
C’est
à cette question que je voudrais ce soir répondre aussi
honnêtement qu’elle est honnêtement posée
par beaucoup, c’est-à-dire sans éluder aucune
difficulté ; — répondre aussi avec la
simplicité la plus grande. Je n’apporterai aucune
preuve : il n’y en a pas. Je voudrais seulement poursuivre
une sorte de dialogue avec ceux que ne détermine pas quelque
curiosité extérieure, mais qui veulent réellement
connaître le Christ.
Voici
dix-neuf cents ans, auprès d’un tombeau vide, une femme
reconnut le Christ parce que son prénom fut prononcé
par la bouche du Ressuscité. L’Evangile selon Saint Jean
nous raconte que Marie de Magdala pleurait devant le sépulcre
de Jésus. Derrière elle une voix dit :
« Marie ! ». —Elle se
retourna, et répondit : « Maître ! »
(Jean 20/16). De même Jésus-Christ ne sera vraiment
connu de nous que si notre prénom — le nom de notre
baptême, nous l’entendons au secret de nous-même,
prononcé par une voix pour nous totalement inattendue,
impossible puisqu’elle est, pour nous, la voix d’un mort.
Il
faudrait cette interpellation directe, précédant ce qui
nous sera dit ensuite, pour que ce qui nous sera dit devînt
vrai. Il faudrait la présence du Christ pour donner leur
authenticité aux paroles attribuées au Christ. Sinon le
christianisme n’est qu’une théorie parmi les
autres — peut-être la plus belle, mais pas plus sûre
que les autres — et l’on ne peut alors croire en Christ,
être chrétien qu’avec un point d’interrogation.
Certes,
avec tout être il en est ainsi. On ne croit vraiment qu’en
ceux que l’on connaît, qui nous appellent par notre nom,
notre prénom, et à qui, les connaissant, on peut faire
confiance ! On ne croit jamais les hypocrites, c’est-à-dire
ceux qu’on connaît, certes, mais dont on sait précisément
par expérience directe « qu’ils disent et
ne font pas ce qu’ils disent » (Matthieu 23/3).
(Et si nous refusons de croire en eux, c’est parce qu’en
fin de compte nous sommes tous nous-mêmes hypocrites, parce que
tous nous connaissons en nous cette distance entre le faire et le
dire et qu’ainsi, malgré notre vanité, nous avons
appris à nous défier de nous-mêmes). Bref, il
faut que les hommes soient présents à leurs belles
paroles, les signant de leur vie présente. Il faut que la
vérité proclamée ne soit pas dégradée
par la dégradation de ses témoins.
Avec
Jésus-Christ cette connaissance immédiate, cette
confiance personnelle sont bien plus nécessaires. Car
ce qu’il annonce, c’est lui-même. Il est le contenu
de ses discours. Avec une audace incompréhensible, il répète
sans trêve — nous l’avons entendu : « La
vérité, la vie, c’est Moi »
(Jean 14/8). Il souligne et vraiment recherche ce risque qu’il
fait courir à son message. Ne dit-il pas à ceux qui ne
croient pas en lui : « Comparez mes œuvres et
mes paroles, et puis décidez pour ou contre moi. Vous ne
pouvez pas me choisir sans choisir mon enseignement, mais inversement
aussi, si vous acceptez ma doctrine sans me connaître, sans me
reconnaître comme votre Seigneur, vous resterez dans une totale
ignorance » ? Ainsi, d’après le Christ
lui-même, le plus grave malentendu, le malentendu toujours
renaissant dans l’histoire et qui a donné naissance à
tant de christianismes discordants, c’est celui où
l’admiration remplace la foi, l’admiration pour les idées
du Christ au lieu de la foi en Lui.
Mais ce
trait personnel, distinctif de la connaissance chrétienne, a
une autre raison, plus profonde. Une raison qui empêche
absolument d’être chrétien comme on est bouddhiste
ou musulman ou marxiste, c’est-à-dire sans devoir se
soucier de Bouddha, de Mahomet ou de Marx, mais seulement de leur
philosophie ou de leur religion.
Cette
raison, c’est que Jésus-Christ ne se borne pas à
nous offrir sa personne. Il cherche et exige la nôtre. S’il
veut être présent en personne à notre
existence, il veut tout autant que nous soyons en personne
présent à la sienne. Il réclame notre conversion
à lui, c’est-à-dire notre vie, pas seulement nos
idées. Bref, il exige, comme nous l’avons dit, de nous
rencontrer.
*
Or, c’est
précisément cette exigence qui arrête bien des
cœurs. Est-il possible de rencontrer Jésus-Christ ?
La réponse naturelle et normale est négative. Même
si elle déçoit un espoir caché. Car s’il
est possible de s’intéresser à un saint ou à
un héros du passé, s’il est possible de
l’exalter, de professer ses opinions, de suivre ses consignes
morales, rencontrer ce saint ou ce héros est une tout autre
aventure. Rencontrer, c’est commencer et poursuivre un échange
au delà des mots, des concepts, de la réflexion, c’est
éprouver la mystérieuse relation de la présence
réelle, qui dépasse et déplace la relation
intellectuelle. Il n’est de véritable amour —
comme il n’est de haine sérieuse — qu’entre
des êtres qui éprouvent leur présence, qui se
font confiance ou qui se soupçonnent parce qu’ils
vivent ou peuvent vivre ensemble. Nous le savons bien, puisque ce
que nous redoutons par dessus tout en songeant aux êtres dont
la rencontre fut et demeure pour nous importante, c’est leur
mort — leur mort qui supprime la communion élémentaire,
seule réellement décisive avec eux, leur mort qui met
fin à la rencontre, et ne laisse entre eux et nous comme lien
que la mémoire lentement défaillante et trompeuse.
Or, Jésus
est mort voici dix-neuf cents ans ! Bien plus, ne l’ayant
jamais croisé au sortir de notre porte, nous ne pouvons pas
réellement nous souvenir de lui. Peut-on donc parler sans
exagération ou sans exaltation suspecte de le rencontrer ?
Nous
sommes enfermés dans un dilemme. Ou bien nous admirons un
Jésus-Christ qui est mort, et nous ne lui donnons alors que
notre admiration, notre adhésion à ses idées ;
ou bien nous sommes condamnés à ignorer son mystère
suprême, celui dans lequel cependant il faisait lui-même
consister sa vie autant que la nôtre : le mystère
où nous vivons avec lui — il disait : où
« nous demeurons en lui » (Jean 15/4).
Il n’y
aurait aucune issue à ce dilemme si la plus miraculeuse
n’avait été ouverte : sa résurrection.
C’est
un fait que tous les récits évangéliques, même
ceux qui rapportent les tout premiers épisodes de la vie de
Jésus, se fondent sur une conviction : « le
Christ est ressuscité des morts ».
Rappelez-vous.
D’après ces récits, aucun des amis de Jésus,
même ses plus intimes, ne l’a vraiment connu,
c’est-à-dire vraiment rencontré, avant de l’avoir
vu ressuscité. Simon Pierre n’est qu’un
homme prompt à l’enthousiasme, mais prompt aussi aux
lendemains tristes de l’enthousiasme, avant que par trois fois,
après Pâques, Jésus lui ait annoncé :
quoique renégat, tu pourras désormais, et désormais
seulement, vraiment « me suivre » (Jean
21/15-17). (Et cependant, qu’on y songe, le Ressuscité
allait quelques jours plus tard, dans le mystère de
l’Ascension, retirer à Pierre le témoignage de sa
présence terrestre). Thomas n’a connu, vraiment
rencontré son Maître — avec qui cependant il
vivait depuis trois années que lorsque, après
Pâques, il a mis ses mains dans les plaies de ce
pseudo-fantôme, du Ressuscité (Jean 20/24-29). Des
pèlerins d’Emmaüs (Luc 24/13-35), des femmes qui
accompagnaient Jésus, de tous ses disciples on peut en dire
autant.
Rappelez-vous
aussi. Pourquoi la prédication de l’Evangile par les
apôtres de Jésus a-t-elle, dès les premiers jours
de l’Eglise chrétienne, consisté non pas à
rappeler les événements ou les paroles de la vie de
Jésus, mais dans ce témoignage constant du livre des
Actes : « Il est ressuscité » ?
Je ne pense pas que ce fût seulement parce que le miracle de
Pâques annonçait à toute vie la fin de la grande
peur des hommes et la perspective d’avenir la plus inouïe
— vivre au delà de la mort —, mais aussi, mais
autant parce que cette résurrection du Christ garantissait
contre toute crainte la possibilité d’une rencontre
avec le Christ.
La preuve
et l’exemple manifestes de ce que j’avance nous sont
fournis par la plus grande figure de l’Eglise primitive :
Saint Paul. Il n’a pas, comme les douze amis intimes de Jésus,
connu le héros des épisodes évangéliques.
Il n’a fait sa connaissance que longtemps après sa mort
dans le mystère de l’apparition sur la route de Damas
(Actes 9). Pourtant c’est lui qui a affirmé avec le plus
de force, de précision et de certitude qu’il vivait dans
le constant commerce de cet homme inconnu : « Christ
est ma vie », disait-il en termes lapidaires
(Philippiens 1/21).
*
Si bien
que la question : « Peut-on connaître
Jésus-Christ ? » se transforme et devient :
« Peut-on croire à la résurrection, grâce
à laquelle Jésus-Christ peut sans cesse être et
rester notre contemporain, celui que nous rencontrons ? ».
Ah, je
sais que dans le dialogue que je cherche à poursuivre avec mes
auditeurs inquiets, ces derniers m’arrêteront ici avec le
plus de violence et le plus de tristesse. Ils diront : « C’est
bien plus impossible encore de dire : « Je crois à
la résurrection », que d’affirmer : « Je
peux connaître Jésus-Christ ». C’est
totalement impossible ». — Et je sais bien que,
découragés, ils concluront : « Décidément,
on ne peut pas acquérir la foi chrétienne. Pour
l’avoir, il faut l’avoir déjà. Les croyants
nous emprisonnent dans un cercle vicieux, puisque, selon eux, pour
connaître Jésus-Christ, il faut d’abord admettre
son mystère le plus inconnaissable : sa Résurrection ».
Dieu me
préserve de manquer de respect à l’honnêteté
de ces chercheurs ! Et Dieu me préserve d’ignorer
que les chemins de la foi ne sont pas tracés selon les
démarches de la théologie ! De même que les
apôtres ont été préparés par la vie
terrestre de leur Maître à découvrir la réalité
et la beauté de sa vie ressuscitée, de même le
Christ peut aujourd’hui parler, comme un vivant tout proche, à
ceux qui longtemps n’ont pu que lire avec admiration le sermon
sur la montagne, les paraboles du Royaume de Dieu, ou qui n’ont
pu que se taire, bouleversés, devant les récits de sa
Croix. Bien plus, je suis trop convaincu que les plus orthodoxes des
croyants sont infiniment loin d’avoir sondé les
dimensions formidables de Pâques, pour que j’ose
reprocher à personne d’hésiter devant le tombeau
vide de Joseph d’Arimathée !
Je
n’arrêterai donc aucun de mes frères les hommes
sur la route où ils cherchent à rencontrer
Jésus-Christ, pour leur imposer quelque itinéraire
obligatoire. Je voudrais seulement dire à tous :
« Reconnaissez un fait : le fait que le témoignage
de l’Eglise primitive dépend pour elle entièrement
de sa foi en la résurrection du Christ. Consentez à
écouter son témoignage comme il est donné, avec
l’espoir qu’il pourra un jour devenir le vôtre, en
toute vérité et sincérité ».
*
Peut-être
sera-t-on aidé à ce consentement si l’on comprend
sur quel aspect de Jésus-Christ, paradoxalement, l’incroyable
Résurrection entend fixer nos regards. Car cet aspect, ce
n’est pas la glorieuse majesté d’un Dieu, c’est
l’aspect le plus proche de nous, le moins étranger à
notre vie : l’aspect que la théologie (pour une
fois dans un langage aisément intelligible) appelle l’humanité
de Jésus-Christ.
Selon la
Bible, Jésus-Christ est humain. D’abord au sens
le plus réaliste. Il est humain parce qu’il vit dans les
conditions, exactement toutes les conditions, matérielles ou
morales, où nous vivons. Jamais il n’est décrit
comme un demi-dieu préservé de la misère
quotidienne des hommes qui vivent au jour le jour. Mais il est humain
aussi en ce sens qu’il a un cœur totalement ouvert aux
hommes, sans rigueur orgueilleuse, sans complaisance indifférente ;
en ce sens qu’il ne juge pas de haut ni de loin, mais qu’il
commence par s’approcher, venant partager les complexités
où chacun se débat.
Un jour,
un homme de mes amis traversant les circonstances les plus tragiques,
les plus désespérées, les plus coupables aussi
auxquelles puisse aboutir une vie, m’a dit — je ne l’ai
jamais oublié : « Je sais en tout cas une
chose : c’est que Jésus-Christ est le seul sur la
terre qui puisse me comprendre ! ».
Nous
aurons à parler plus explicitement de cette proximité
humaine de Jésus-Christ quand nous affirmerons :
connaître Jésus-Christ, c’est connaître
l’homme. Je me bornerai aujourd’hui à souligner
que cette incroyable proximité de l’homme, affirmée
par toute la Bible, constitue le vrai contenu du miracle de Pâques.
Car si, dans le mystère de sa vie ressuscitée,
Jésus-Christ est resté quelque chose de ce qu’il
fut avant sa mort, c’est cela. Au delà de sa mort, il
est resté humain, à jamais un homme, le frère
des hommes. La doctrine chrétienne ne dit pas : « Le
Christ est redevenu Dieu après avoir été homme
trente-trois ans ». Car elle dirait alors, non pas :
« Il a été un homme », mais
bien : « Il a tenu le rôle d’un homme
pendant sa vie terrestre. Et après le spectacle du drame,
comme un acteur, le rideau tombé, redevient l’être
qu’il est réellement, le Christ est retourné à
sa vraie nature, sainte, éternelle, divine. Et nous ne pouvons
donc pas lui faire davantage confiance qu’à un
merveilleux artiste qui nous aurait joué à la
perfection la comédie humaine ». Non : la
doctrine chrétienne, ou plutôt l’Evangile nous dit
— ce sont ses propres termes : « Il a été
fait homme » (Jean 1/14). Il a voulu devenir homme. Et
l’ayant voulu, l’étant devenu, il l’est
resté et le restera toujours. Car on est toujours ce qu’on
a été si on l’a réellement été.
L’Evangile
nous dit : Il est ressuscité avec son corps d’homme,
portant les cicatrices de son martyre. Et l’Evangile nous dit à
propos de son Ascension : « Il reviendra de la
même façon » qu’il disparut,
c’est-à-dire comme l’homme qu’il a été
(Actes 1/11). C’est cela que comprirent pleinement les artistes
des grands âges chrétiens qui confessèrent leur
foi par leur art. Ils peignent sur leurs toiles, ils sculptent sur
les porches de nos cathédrales un Christ élevé à
la droite de Dieu, revenant comme Juge, avec sur son corps les
marques indélébiles de sa Passion, c’est-à-dire
avec son humanité.
—
M’arrêtera-t-on encore pour objecter :
Fantasmagorie ! Doctrine abstraite ! — C’est
pourtant si simple ! Comprenons en tout cas ce que signifient
ces affirmations que certains disent dogmes, spéculations
inintelligibles. Elles signifient que nous pouvons connaître
Jésus-Christ comme une des présences réelles de
notre existence, qu’il n’est pas quelque Deus ex
machina inventé par les théologiens, un concept de
philosophe, l’étiquette de nos théories. Elles
signifient : Jésus ne sera jamais pour nous un mort, mais
toujours un vivant, proche des vivants que nous sommes, proche de
tous les vivants qui nous entourent. Il le sera pour nous. Car, nous,
nous ne cesserons jamais d’être pour lui ce que les
hommes furent « dans les jours de sa chair ».
Ainsi tous, jusqu’à la fin du monde, tous pourront être
les contemporains de Jésus-Christ, puisque Jésus-Christ
veut être leur Contemporain. Tous et toujours pourront lui
parler comme s’il était là — non !
Parce qu’il est là, à leurs côtés,
et qu’ils sont à ses côtés. Et tous
pourront penser : Il n’est pas près de moi comme un
étranger, mais comme mon semblable en humanité, —
selon le mot merveilleux de l’Evangile : comme « mon
prochain », comme un de mes proches, comme mon seul
proche.
Encore
une fois, je ne voudrais pas que personne en m’écoutant
pensât : « Paroles de pasteur ! Paroles
discutables, puisque en ce moment-ci, moi, je suis là seul
dans ma chambre, ou seulement enfermé dans mon cœur. Et
Jésus-Christ, s’il a, comme on me le dit, par sa
résurrection, cessé à jamais d’être
un mort, je ne sais en tout cas pas où il est en ce moment ;
je suis en ce moment sans Jésus-Christ ; je suis,
encore une fois, un homme seul ». Je vous demande autre
chose que l’aveu de ce désespoir. Je ne puis que vous
demander. Car annoncer l’Evangile n’est jamais
contraindre ni démontrer. C’est annoncer, appeler. Et le
dernier mot appartient à chacun. Je vous demande ceci :
ne vous exaltez pas en quelque rêve. N’imaginez pas que,
d’après mes paroles, croire en Jésus-Christ
ressuscité, ce serait ajouter un supplément à
votre vie religieuse, — ce supplément que serait la
présence du Christ vivant. Jésus-Christ n’est
jamais un supplément, un complément, même pas un
correctif de notre vie. Faites autre chose, qui est bien plus simple
et bien plus réaliste. Ouvrez votre Nouveau Testament.
Lisez-le, ou bien relisez-le, comme si c’était la
première fois.
Un homme
est là qui vit, agit, parle et meurt. Il apparaît en ce
monde dans l’obscure nuit de Noël. Puis il est seul dans
un désert et y connaît le plus effroyable désir,
la plus complète tentation : chercher et obtenir son
succès personnel, son succès de philanthrope, de
sauveur des hommes, mais à la condition de renier Dieu et de
lui désobéir. Puis il parle à des êtres.
Et ceux-ci sont là, si vraiment personnels, si profondément
eux-mêmes : tel disciple, un fonctionnaire romain, une
prostituée, un jeune homme enthousiaste des grandes causes, un
esprit noble, profondément religieux, une païenne
indiscrète mais si droite, un officier au cœur sensible,
qui a noblement accepté la grandeur et la servitude
militaires... Il parle au cœur fermé des riches, des
Pharisiens, des bien-pensants. Et à tous les autres ! —
Les lecteurs familiers de l’Evangile mettront leur nom sur
chacun de ces hommes. — A tous Jésus dit la parole
nécessaire — et aimante, même quand elle est dure.
Et puis il s’adresse, les ayant regardées, aux foules
innombrables, pitoyables, pauvres, tristes, et qui ne deviennent
méchantes et bêtes que parce que personne ne les conduit
avec sagesse, avec bonté — car tous les chefs veulent
dominer ; et dès lors tous les petits veulent devenir
importants, dès lors tous les opprimés rêvent de
se venger en étant à leur tour oppresseurs.
Il fait
autre chose encore. Il prie. Si longtemps ! Des nuits entières.
Pour continuer de croire, alors que Dieu est incroyable en ce monde,
pour continuer d’aimer alors que les hommes ne comprennent pas
son amour et complotent de se débarrasser de lui. Et un jour
cette aventure universelle, ces rencontres toujours répétées
avec les braves gens et avec les mauvaises gens, aboutissent à
la mort de cet homme. Alors le monde dit son dernier mot, prononcé
par les lèvres païennes, par les lèvres
religieuses : « Qu’il soit crucifié ! ».
Voilà
ce que raconte le livre, voilà ce que dit et vit le héros
du livre.
Il est
vrai, le livre est aussi traversé de grandes trouées de
lumière. Il contient des phrases inoubliables : « Que
servirait-il à un homme de gagner le monde, s’il perdait
sa vie ? » (Matthieu 16/26), « Aimez-vous
les uns les autres... non pas comme les païens qui aiment ceux
qui les aiment, mais comme Dieu aime ceux qui ne l’aiment pas,
comme Dieu aime ses ennemis... » (Matthieu 5/44-48) ;
« Le Royaume de Dieu s’approche, et on le
reconnaît à ce que les sourds entendent, les boiteux
marchent droit, les morts sortent de leur mort, la bonne nouvelle est
annoncée aux pauvres, — c’est-à-dire à
ceux qui n’ont pas de bonne nouvelle sur la terre »
(Matthieu 11/5).
Et aussi
le livre est traversé de faits sans exemple et donc
humainement incroyables, guérisons et miracles : sur les
eaux cet homme marche ; avec cinq pains et deux poissons il
nourrit une foule de cinq mille hommes (Marc 6/30-52) ; au
sommet d’une montagne il apparaît aux côtés
d’hommes morts depuis des siècles (Marc 9/2-10).
Mais
encore une fois, toutes ces phrases lumineuses et ces miracles
éblouissants n’aboutissent qu’à un vendredi
après-midi, où le héros meurt vaincu. Lui qui a
tant aimé tous les hommes qu’il a rencontrés, est
haï de tous, renié par tous. Lui qui a fait tant de
miracles est aussi incapable de se soustraire par un miracle à
la mort que le dernier des derniers. Lui qui a tant prié son
Dieu n’entend aucune réponse du Dieu muet.
*
Ici et
maintenant se pose la question décisive. Celle à
laquelle se réduit très exclusivement mon titre. Je la
formulerai ainsi : où sommes-nous, tandis que nous lisons
le récit de cette vie, tandis que nous écoutons les
paroles du Christ, tandis que nous nous étonnons, incrédules,
devant ses miracles ?
Je
voudrais être encore plus concret, me mettre à la place
de chacun et en cette minute même. Suis-je, tandis que
l’Evangile m’est résumé, suis-je à
Paris, dans cette chaire ou au pied de cette chaire dans cette
Eglise, quelque part en France, devant mon poste de T. S. F. ?
Ou bien suis-je là où se passe l’Evangile ?
A Bethléem, à Nazareth, à Jérusalem ?
— Et peu importe que nous n’ayons jamais visité
ces lieux aux noms si beaux ! Il n’est pas question en
tout ceci de géographie ou de tourisme. Il est uniquement
question de présence, de la présence de
Jésus-Christ, de notre présence. Il est question de
savoir si maintenant et chaque fois que nous lisons l’Evangile,
nous prenons place humblement, mais avec certitude — notre
place personnelle — parmi les personnages de l’Evangile.
Quand Jésus-Christ parle à la foule, suis-je dans la
foule qui écoute ? Quand il s’adresse à un
homme, est-ce que je me reconnais dans cet homme à qui il
s’adresse ? Quand il accuse des hommes — les Juifs,
par exemple — est-ce que, moi, je vais accuser ces hommes et me
croire autorisé à être antisémite, ou bien
est-ce que je vais me découvrir moi-même, et moi seul,
et pas eux, accusé ? Quand il avertit un homme, est-ce
que je me sens averti ? Quand il prie pour un homme —
Pierre, le renégat, les bourreaux du Calvaire — est-ce
que je pense qu’il prie pour moi, renégat et bourreau,
et est-ce que je puis dire merci d’être l’objet de
son intercession ?
C’est
cette question que je vous pose, cette question que m’a souvent
posée un chant que la plupart d’entre vous connaissent,
je pense, le chant bouleversant des nègres d’Amérique :
« Etiez-vous là quand ils crucifiaient mon
Seigneur ? ».
Oui,
étions-nous là, auprès de lui ? Ou bien où
étions-nous ? Chez nous ? Avec nous-même ?
Tout le problème de la foi en Jésus ou de l’incrédulité
vis-à-vis de Jésus dépend de la réponse
que nous donnons à cette interrogation. Croyant, l’homme
qui vit avec Jésus-Christ là où est
Jésus-Christ. Incroyant, celui qui n’accepte
Jésus-Christ qu’en n’étant ou en n’allant
pas là où est allé Jésus-Christ, y
compris sa dernière station terrestre : le Calvaire.
Si bien
encore une fois que la question de la rencontre de Jésus-Christ
se réduit à celle-ci que suggère le négro
spiritual : où suis-je quand mon Seigneur vit et
meurt ?
C’est
une accusation, certes, que cette question qui nous est adressée.
Car il faut bien que chacun de nous avoue : Tandis qu’il
mourait, tandis qu’il vivait, tandis que je lis le récit
de sa mort et le récit de sa vie, je suis en réalité
avec mes petites affaires et mes ridicules histoires. Donc j’étais,
je ne suis qu’avec ma mort qui vient et non pas avec le
Seigneur qui m’a sauvé de la mort. Je suis, suivant le
mot biblique, « perdu », c’est-à-dire
égaré et condamné à moi-même et à
ma mort.
Mais
c’est aussi une nouveauté merveilleuse que cette
question. La possibilité que suggère mon titre. La
possibilité que moi, que vous qui m’écoutez, nous
soyons aujourd’hui, non pas avec notre mort qui vient, mais
avec la mort et la vie de notre Seigneur et donc avec sa résurrection
de sa mort. La possibilité que nous ayons comme vie sa vie qui
nous sauve, et non notre vie qui nous perd.
*
Ici je
m’arrête, je me laisse arrêter par vous une
dernière fois. Cette possibilité, l’avons-nous ?
Avec
toute ma certitude, je réponds : oui. Nous avons cette
possibilité. Mais je dois donner, vous donner cette réponse,
pour qu’elle soit vérité et non pas mensonge, en
annonçant deux mystères de l’Evangile.
L’Evangile
nous dit que la possibilité pour des hommes de connaître
et de rencontrer Jésus-Christ s’appelle le Saint-Esprit.
Et il ajoute : « Le Saint-Esprit est donné
à ceux qui le demandent » (Luc 11/13). Ainsi
personne ne rencontrera Jésus-Christ s’il ne prie pour
faire réellement cette rencontre.
Et
l’Evangile nous dit : personne ne connaîtra
Jésus-Christ s’il n’accepte de devenir son
disciple, c’est-à-dire d’obéir à ce
qu’il commande, de renoncer à ce qu’il défend,
de croire ce qu’il promet, de risquer sa vie sur la parole
qu’il lui adresse.
Si, comme
Marie de Magdala, nous entendons la voix imprévue,
miraculeuse, nous ne pouvons comme elle répondre à
cette voix qui nous appelle par notre prénom, qu’en
donnant au Christ son nom décisif : Maître.
Je n’ai
plus rien à dire. Je ne sais pas si aujourd’hui
l’Evangile de Jésus-Christ vous a appelés parmi
ceux que Jésus-Christ veut rassembler autour de lui. Je ne
sais pas si attendant, avec une grande espérance peut-être,
que vous soit ouvert l’accès de Jésus-Christ,
vous demeurez maintenant avec vos hésitations, votre
ignorance. Je ne sais pas si vous pouvez demander quelque chose au
Christ et cesser de vous le demander seulement à vous-même.
Je ne sais pas si vous voulez promettre au Christ quelque chose :
votre vie, et donc cesser de garder pour vous cette vie. Je ne sais
pas. Vous seuls pouvez savoir.
Mais je
sais une chose : Si nos lèvres peuvent et veulent former
les mots de la prière, si nos cœurs osent penser les
pensées qui sont des décisions, une infinie surprise
récompensera notre courage. Le Christ vivant rompt notre
silence de mort, et nous le reconnaissons, et nous entendons sa voix
miraculeuse : « Me voici. Je suis avec toi. Et toi
avec moi ! ».