Carême 1957 : Les Sept Paroles de la Croix

Pourquoi m’as-tu abandonné ?

La
sixième heure étant venue, il y eut des ténèbres
sur toute la terre jusqu’à la neuvième heure. Et
à la neuvième heure, Jésus s’écria
d’une voix forte : Eloï, Eloï, lamnia
sabachtani ? ce qui signifie : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi
m’as-tu abandonné ?
(Marc 15/33-34)

Voici
venue la sixième heure qui sonne, pour les crucifiés du
Calvaire, la moitié du temps que durera leur supplice. Les
trois premiers évangiles s’accordent à en
souligner la solennité. La radieuse clarté d’un
jour de printemps fait place à une obscurité
grandissante qui jette soudain les êtres et les choses en
pleine nuit.

On était
accoutumé, à Jérusalem comme dans toute la
région, de connaître, au début d’avril, des
journées très sombres qu’aujourd’hui encore
l’on nomme familièrement des « siroccos
noirs » (1).
Il semble cependant qu’en ce vendredi de la semaine sainte, le
phénomène ait revêtu une intensité
particulière. Que pouvait-ce être, pour la foule
assemblée au Calvaire, sinon un jugement de Dieu ? Mais,
quel jugement ?

« Ces
ténèbres, note Calvin, ont été pour
réveiller le peuple à considérer le conseil
admirable de Dieu en la mort du Christ » (2).

Qui de
nous ne se souvient, dans la lutte entre Moïse et le Pharaon, de
la neuvième plaie, celle où des ténèbres
recouvrirent tout le pays d’Egypte ? « On ne
se voyait pas les uns les autres
, raconte le livre de l’Exode,
et personne ne se leva de sa place pendant trois jours. Mais il y
avait de la lumière dans les lieux où habitaient tous
les enfants d’Israël »
 (3).
Sur le Calvaire enveloppé de ténèbres, aucune
lumière ne semble avoir auréolé la Croix où
le Fils de Dieu regarde s’approcher la mort.

— 1

Jésus
a parlé à sa mère, à Jean, et aussitôt
il est rentré dans le silence. Marie demeure là,
soutenue par le disciple fidèle à qui elle vient d’être
confiée, ne songeant pas, j’en ai la conviction, à
s’éloigner de la croix. Si son fils parle encore, il
faut qu’elle soit tout près pour l’entendre.
Comment pourrait-elle l’abandonner à sa souffrance
qu’elle voudrait prendre tout entière en elle pour qu’il
connaisse quelque apaisement ? Et comment pourrait-elle ne pas
vouloir unir sa prière à l’intercession muette de
son enfant ?

Jésus
a prononcé trois paroles dans les trois premières
heures de son supplice. Elles n’ont été que pour
d’autres que lui-même : ses bourreaux, le malfaiteur
repentant, sa mère et le disciple bien-aimé. C’est
parce qu’il s’y oublie totalement qu’elles
expriment la perfection de l’amour. Et sans doute nous est-il
nécessaire d’apprendre de lui que tout disciple de
Jésus-Christ est appelé à dépasser sa
souffrance, quelles qu’en soient la cause et la forme, pour
demeurer fidèle à la loi de l’amour.

Jésus
va garder le silence de la sixième à la neuvième
heure où se dissiperont les ténèbres. Personne
ne peut douter que ce silence ne soit rempli de prière, mais
de quelle prière ? Entre l’intercession pour ceux
« qui ne savent ce qu’ils font » et ce
que nous entendrons bientôt, nous entrevoyons un cheminement
intérieur, mais comment oser le fixer par la parole ? Il
me paraît indéniable, cependant, que, dans sa torture
physique qui ne lui arrache pas une plainte, Jésus se sait en
marche vers une agonie de l’âme dont les ténèbres
extérieures prophétisent l’horreur. N’est-ce
pas à elle que, déjà, il pensait lorsque,
quelques jours avant son arrestation, s’entretenant avec ses
disciples, il s’était senti soudain envahi par une
étrange angoisse ? « Maintenant mon âme
est troublée
, s’était-il écrié.
Et que dirai-je ?... Père, délivre-moi de cette
heure... Mais c’est pour cela que je suis arrivé à
cette heure ! »
 (4).

Est-ce
donc cette heure, qu’il pressent toute proche, qui doit marquer
l’achèvement de l’obéissance qu’il a
toujours voulu garder à son Père ? Une image
traverse son esprit : il est avec ses disciples tout au nord de la
Galilée, près de Césarée de Philippes ;
pour la première fois, il leur parle ouvertement des
souffrances et de la mort qui l’attendent à Jérusalem,
et il les leur présente comme une obligation à quoi il
ne devra pas chercher à se soustraire. « Il fallait,
leur dit-il, qu’il allât à Jérusalem... » (5).
Et dès lors cet : il faut revient à maintes
reprises sur ses lèvres.

Il
faut
. Mais qu’est-ce qu’il faut ? Qu’il
souffre les atroces douleurs qui tordent ses muscles, ses nerfs,
s’ajoutent à l’affreuse contracture du cou et des
membres, et semblent vouloir lui arracher toute possibilité de
penser, et que, tout à coup, survienne la fin ? Est-ce de
cette manière qu’il doit donner son corps pour ses
disciples, ainsi qu’il le leur disait il n’y a pas encore
vingt-quatre heures ?

« Ceci
est mon corps rompu pour vous »
 (6).
Ah, il est facile de partager un morceau de pain avec des amis, et
même avec un traître. Mais il s’agit de bien autre
chose maintenant ! Après la chambre haute, il y a eu
Gethsémané, la révélation de ce que
serait la coupe à vider à l’heure de la mort, et
le : « Père, s’il est possible que
cette coupe passe loin de moi »
et la sueur de sang, et le
consentement plénier à la volonté du Père :
« Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux » (7).

Son corps
est vraiment rompu maintenant, et son sang vraiment répandu.
Malgré la fièvre qui le dévore, quelque chose
comme le froid de la mort court déjà sur sa pauvre
chair meurtrie. Est-ce là le fond de la coupe qui l’a
fait reculer à Gethsémané ?

Quelle
solitude est la sienne ! Oui, je sais, un immense amour maternel
et une amitié déchirée par la douleur veillent
auprès de lui, et la conversion d’un brigand a touché
son cœur. Et le monde entier est présent dans sa prière.
Cependant, dans ces heures solennelles où il connaît
qu’il va mourir, il est seul. A part ceux que je viens de
nommer et quelques femmes si tendrement fidèles, où
sont tous ceux qu’il aime au point de mourir pour eux ?
Ses disciples d’abord, mais aussi son peuple qu’il a
enseigné, tous ceux qu’il a guéris, arrachés
à la puissance des démons, éveillés à
la vie de la foi et de l’amour, préparés à
l’attente du royaume de Dieu ? Non seulement il est seul,
mais il se sent rejeté comme un maudit. Car enfin il est écrit
dans la Loi : « Maudit est quiconque est pendu au
bois »
 (8).
Pour ses adversaires de toujours, comme pour la foule qui l’acclamait
à son entrée dans la ville sainte, comme pour tous ceux
qui, allant à leurs affaires ou en revenant, s’arrêtent
un instant à Golgotha, la crucifixion fait de lui un maudit de
Dieu, de Dieu dont il prétendait être le Fils, et de qui
il se disait l’envoyé.

Ah, qu’au
moins, jusqu’à ce que vienne la mort, il puisse redire
en pensée à tous les artisans de sa solitude : « 
Vous m’avez laissé seul, mais je ne suis pas seul, le
Père est avec moi »
 (9).

Et
pourtant Jésus ne s’est jamais séparé du
monde dans une affirmation orgueilleuse de sa sainteté. S’il
a été envoyé dans le monde, c’est parce
que son Père aime le monde. Et, comme il l’a dit
lui-même, il n’est pas venu pour juger le monde, mais
pour le sauver (10).
Aurait-il pu tenter de le sauver s’il ne l’avait aimé ?
C’est parce qu’il aime le monde, malgré son péché,
à cause de son péché, qu’il est là,
maintenant cloué au bois de malédiction. Le monde l’a
rejeté. Que lui reste-t-il, dans sa solitude, que de se jeter,
avec toute sa souffrance, dans le cœur de Dieu ?

— 2

La
septième heure est passée ; la huitième
approche de sa fin. Les ténèbres sont moins épaisses
et l’on commence d’espérer que la lumière
du jour reparaîtra bientôt. Les plaisanteries grossières
des soldats, les discussions des autorités juives, le
bavardage des curieux animent cette obscurité. Une zone de
silence entoure les trois croix. Jésus qui s’est tu
depuis la sixième heure, connaît en lui-même que
la mort n’est plus éloignée. De là sa hâte
à prononcer ses dernières paroles. Il est au bout de sa
souffrance. C’est alors que, soudain, d’une voix forte,
il s’écria en langue araméenne : « Eloï,
Eloï, lamma sabachtani ? »
. Ce que les
évangiles traduisent : « Mon Dieu, mon
Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
.

C’est
ici, il convient de le noter, une des rares occasions où
l’évangéliste nous fait entendre les sons mêmes
sortis des lèvres de Jésus (11).
Il souligne ainsi, et comment ne pas lui en être reconnaissant,
l’importance extrême qu’il attache à cette
parole. Matthieu, qui seul l’a conservée avec Marc, nous
l’a transmise dans une notation plus proche de l’hébreu.
Pour des raisons auxquelles nous n’avons pas le loisir de nous
arrêter, de nombreux commentateurs regardent le texte de Marc
comme original.

Cette
question poignante que Jésus pose à Dieu est, vous le
savez tous, la citation du premier verset du Psaume 22. Son
authenticité ne peut donc être mise en doute. Et que
Jésus se soit servi de cette parole pour porter à Dieu
la détresse de son âme paraît aussi certain.

« Il
n’y a pas à douter de l’authenticité de ce
mot, écrit Stapfer. Qui donc l’aurait supposé ? » (12).

Si Luc et
Jean l’ont omis de leur récit de la Passion, ne
serait-ce pas dans la crainte que les ennemis de Jésus ne s’en
fissent une arme contre lui ? Que Matthieu et Marc l’aient
rapporté « est sans doute la preuve la plus
indiscutable de leur véracité... Ils ont osé le
dire, sans atténuation, sans explication d’aucune sorte.
Dans ce cas comme dans les autres, ils ont dit ce qu’ils
savaient » (13).

« Parole
fatale, déclare cependant le chanoine Journet. Pourquoi
l’a-t-il prononcée ? Pourquoi ne l’a-t-il pas
retenue dans sa poitrine ? Ne sait-il pas qu’on s’en
prévaudra contre lui ? Comment ses contemporains
pourront-ils voir, en cet homme submergé par la douleur, le
Messie qui devait enfin délivrer le peuple de ses séculaires
humiliations ? Comment ceux qui, plus tard, nieront sa divinité,
seront-ils sans argument ? S’il est Dieu, comment peut-il
dire que son Dieu l’abandonne ? Oui, parole fatale, qui
sera jusqu’à la fin du monde un scandale pour la foi de
beaucoup » (14).

Nous
entendrons bientôt ce qu’il convient de répondre à
ces questions. Ne minimisons pas leur importance. Le cri de détresse
de Jésus crucifié a été interprété,
par certains auteurs, comme la preuve qu’il est mort
désespérant de son œuvre, de lui-même et de
Dieu. N’est-ce pas l’aveu d’une lamentable
faillite ? Au seuil de la mort, alors que, dans un éclair,
il revoit et juge toute sa vie, il aurait proclamé ainsi, dans
une agonie de désespoir, qu’il s’est trompé
et qu’en se trompant il a dupé les autres ?

Mais, en
fait, ce psaume 22, dont Jésus crie les premiers mots, que
dit-il ? Est-il un chant de détresse ou un hymne
d’espérance ? C’est un psaume messianique.
Entendons par là que David, à qui il est attribué,
en y exprimant sa souffrance, son humiliation, mais aussi sa
confiance dans le Dieu qu’il invoque, sa volonté de lui
rendre témoignage, sa certitude qu’à l’Eternel
appartient le règne, a prophétiquement annoncé
quelques-uns des caractères que revêtirait l’œuvre
du Messie. Certains incidents de la Passion du Christ s’y
trouvent d’avance décrits. S’ouvrant sur une
plainte déchirante, le psaume s’achève dans la
sérénité d’une foi sûre de la
victoire de Dieu.

On s’est
demandé si Jésus n’avait pas commencé de
réciter ce psaume avec l’intention d’aller
jusqu’au bout, dans le dessein d’y trouver, à cet
instant si solennel, la nourriture dont son âme avait besoin,
et de témoigner une fois encore, dans son angoisse même,
de l’inébranlable fidélité de sa foi. « Le
Sauveur nous invite à penser, déclare un commentateur,
que son âme s’entretient dans les sentiments marqués
par le psalmiste. Les situations sont les mêmes, et cependant,
au milieu de ses souffrances, le psalmiste entrevoit la délivrance
et le salut ; ne convient-il pas d’attribuer à
Jésus les mêmes élévations et encore
beaucoup plus parfaites » (15) ?

Je ne
puis, pour ma part, souscrire à une explication d’une si
affligeante pauvreté. Non. Jésus n’a pas été
interrompu brusquement, dans la récitation à peine
commencée, par la défaillance de ses forces ou par la
douleur physique. Une parole des Ecritures saintes de son peuple
s’est offerte à lui comme l’expression parfaite de
l’agonie morale où de la sixième à la
neuvième heure, il a livré son douloureux combat. Il
l’a prononcée sans y rien ajouter, parce qu’à
cet instant il n’y avait rien à y ajouter.

Une
question s’impose aussitôt à notre esprit. De quel
abandon Jésus parle-t-il à son Père ? Son
Père ? Mais, dans la nuit qui le pénètre
jusqu’au plus intime de son être, le connaît-il
encore comme son Père ? N’est-il pas étrange,
en effet, qu’après qu’à Gethsémané
il ait supplié que lui soit épargnée la coupe en
implorant « Abba, Père ! »
ici, sur la croix, il crie sa détresse en disant :
« Eloï, Eloï, mon Dieu, mon Dieu » ?

Et
pourtant — nous ne l’avons pas encore remarqué —
c’est la première des paroles de la croix qui nous le
montre préoccupé, non plus des autres, mais de
lui-même. Comment le Fils peut-il ne pas dire : Père,
à un tel moment ? Il a cité le psaume tel qu’il
est écrit, me répondra-t-on. A quoi je répondrai
moi-même que lorsque, à la dernière minute de son
existence, Jésus empruntera à un autre psaume la parole
par laquelle « il remettra son esprit entre les mains
de son Père »
, il n’hésitera pas à
ajouter le nom de Père, aux mots de l’Ecriture où
il déposera l’offrande de son esprit.

« Mon
Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
.
Quel mystère de souffrance laisse entrevoir cette plainte !
Ne soyons pas surpris que des chrétiens, respectant le
mystère, aient cependant éprouvé l’exigence
d’essayer tout au moins de le sonder dans sa profondeur ?

Impossible
de ne pas lier l’agonie du Calvaire à la détresse
de Gethsémané. Je ne dirai pas qu’elles
s’expliquent l’une par l’autre, mais j’ai la
conviction profonde que, sur la croix, Jésus éprouve le
plus douloureux abandon au moment même où il doit vider
jusqu’au fond la coupe devant laquelle, à Gethsémané,
il avait tremblé d’effroi, mais qu’il a accepté
de boire pour que soit faite, non sa volonté, mais celle de
son Père.

Quel est
donc le contenu de la coupe devant laquelle il ne recule plus
maintenant, mais que la nuit de sa solitude, de ce délaissement
total où son Père l’abandonne, rend plus
effrayante encore ?

Est-ce la
mort, la mort qui ne va plus tarder à mettre un terme à
son supplice ? Est-ce la mort, qui lui ferait d’autant
plus peur qu’il l’affronte seul, sans que la présence
de son Père ne mette une clarté sur sa voie
douloureuse ? Nombreux sont ceux qui le croient, et nous devons
écouter leurs raisons.

— 3

Il est
facile, et l’on n’y a pas manqué, d’établir
un parallèle entre la mort de Socrate et celle de Jésus.
D’un côté l’acceptation sereine d’une
condamnation conforme aux exigences de la loi, le calme paisible des
derniers entretiens avec quelques amis, le sang-froid presque
souriant avec quoi Socrate absorbe le poison qui le tue. De l’autre,
l’angoisse, la détresse, la peur ! Jésus
a-t-il eu peur de la mort, lui qui savait cependant qu’il en
triompherait par la résurrection ?

C’est,
dit-on, à Gethsémané que la mort lui apparaît
dans toute son horreur.

« 
Elle ne survient pas en lui de l’intérieur même,
comme effet d’une usure vitale profonde. Il n’a pas reçu
en naissant, comme chacun de nous, la blessure secrète, dont
la mort réelle n’est que la dernière conséquence.
Le Christ est essentiellement intact... Nous subissons la mort par
violence, quand il l’a voulue intimement et par amour...
Personne n’est mort comme lui... Il était si pleinement
et si uniquement vivant qu’il pouvait dire : « Je
suis la vie »
. Voilà pourquoi il a bu le calice
de la mort jusqu’à la lie... » (16).

Le
théologien Cullmann commente de son côté :
« Jésus sait que la mort en elle-même,
puisqu’elle est l’ennemie de Dieu, signifie isolement
extrême, solitude radicale. Voilà pourquoi il implore
Dieu. En présence de la grande ennemie de Dieu, il ne veut pas
être seul. Et pourtant il appartient pour ainsi dire à
l’essence même de la mort qu’elle le sépare
de Dieu » (17).

« Il
faut... »
avait-il dit. Pourquoi faut-il ? Parce
que telle est la volonté de son Père. Mais n’a-t-il
pas dit lui-même : « Personne ne m’ôte
la vie ; je la donne »
 (18) ?
Jésus ne s’est pas laissé traîner jusqu’à
la Croix. Si sa mort est un acte d’obéissance, elle
n’est pas moins un acte de liberté. « Le
Fils de l’homme
, déclarait-il, est venu…
pour donner sa vie en rançon pour plusieurs »
 (19),
parole que confirme celle que nous entendions tout à l’heure
dans le Cénacle : « Ceci est mon corps donné
pour vous »
 (20).

Acte de
libre obéissance où culmine le grand labeur d’amour
entrepris par Dieu pour le salut des hommes. Dans un monde de péché,
qui refuse de se rendre aux appels de l’amour, celui-ci, à
moins de renoncer à sa mission salvatrice, doit accepter de
souffrir. « Aimer, c’est souffrir »,
a-t-on dit bien souvent. Et plus l’amour persévère
dans sa volonté de sauver, plus il se heurte au péché
du monde qui le rejette, et plus il se sent solidaire de ce péché,
plus il l’assume et le fait sien, si j’ose dire, à
force d’aimer. Jésus sait que le péché est
la tragique barrière qui sépare l’homme de Dieu,
enfermant l’homme dans une solitude implacable. C’est
pour renverser la barrière qu’il est venu, qu’il
aime, qu’il souffre, qu’il porte dans son âme tout
le poids du péché. Hélas, nous sommes si
habitués au péché que nous avons peine à
mesurer quel terrible fardeau il a été pour Jésus.
Seul, parce qu’il était parfaitement saint, il pouvait
en discerner l’horreur. Et pourtant elle ne le fait pas
reculer. L’amour parfait n’accepte pas de manquer à
sa mission. Mais la puissance de Satan, incarnée dans les
esclaves du péché, entend bien ne pas se laisser
déposséder de sa domination. Il faut se débarrasser
de ce gêneur qui s’imagine qu’à force
d’aimer les hommes, il les persuadera de vouloir être
libérés du péché, de vouloir, par lui et
avec lui, devenir des fils de Dieu. Qu’il meure donc, et qu’il
meure de la mort d’un maudit !

La Croix
du Calvaire ne met-elle pas ainsi en pleine lumière le suprême
effort des hommes pécheurs pour dire un non définitif
à la sainteté et â l’amour de Dieu ?

Et
pourtant, si elle nous apparaît comme la manifestation décisive
du péché des hommes, de notre péché, elle
se révèle également à nous — et
c’est l’un des aspects les plus émouvants de son
mystère — comme le grand œuvre de l’amour.
Jésus sait que la sainteté de Dieu et sa justice
exigent que le péché soit châtié ; il
sait que « le salaire du péché, c’est
la mort »
 (21).
Pourquoi, afin que les hommes soient sauvés, ne prendrait-il
pas sur lui le châtiment dont Dieu ne peut pas ne pas frapper
le péché ? Pourquoi son amour, semblable à
l’amour d’une mère qui veut prendre le mal de son
enfant et, s’il le faut, en mourir, ne se substituerait-il pas
aux pécheurs pour que l’obstacle tombe et que la voie
devienne libre entre eux et Dieu ? Puisque être crucifié
signifie « rejet, malédiction, jugement de Dieu que
la créature humaine doit subir en tant que créature
pécheresse » (22),
qu’il soit donc crucifié, et qu’il meure comme un
maudit, rejeté par les hommes et rejeté par Dieu !

— 4

Ne
devons-nous pas aller plus avant dans la contemplation du mystère ?

« Il
faut aller jusqu’au bout du chemin de croix »,
disait un jour ici même Pierre Maury. Car c’est aussi le
bout de notre propre voie. Là où, cloué sur le
bois infâme, Jésus subit le châtiment, pour lui
l’inimaginable châtiment, le silence de Dieu » (23).

Ce n’est
pas seulement dans la mort, telle que nous la connaîtrons un
jour nous-mêmes, que le Christ entre sur la croix. Il y
traverse une mort de l’âme, et c’est ici, à
n’en pas douter, le fond de la coupe dont la pensée lui
donnait une sueur de sang à Gethsémané. Au-delà
des souffrances de son corps qui ne lui ont pas jusqu’à
présent arraché une plainte, il vit une mort
intérieure, plus déchirante encore, et c’est elle
qui le fait s’écrier : « Mon Dieu, mon
Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ».
« Jésus n’a pas offert son corps seulement, a
écrit Calvin, pour le prix de notre réconciliation avec
Dieu, mais aussi en son âme, il a souffert les peines qui nous
estoyent deues, et ainsi a esté fait vrayement Homme de
douleurs... » (24).

« C’est
lui, dit Guardini, qui a bu jusqu’à la lie le calice de
la culpabilité. L’homme qui n’est qu’homme
en est incapable. Il est plus petit que son péché, qui
offense Dieu. Il peut le commettre... il ne peut pas le mesurer ni
l’expier... Dieu seul est à la hauteur du péché.
Lui seul est capable de le percer à jour, de le mesurer et de
le juger. La grâce consiste en ce que Dieu fait droit à
la justice, tout en sauvant l’homme ; en ce qu’il a
voulu aimer. Il s’est fait homme. Ainsi a surgi un être
qui a réalisé dans une existence humaine l’égalité
divine avec le péché. Dieu a réglé ses
comptes avec le péché dans un esprit, un cœur et
un corps d’homme. Voilà l’existence de
Jésus » (25).

Sans
doute est-ce l’apôtre Paul qui a pénétré
le plus profondément le mystère de la Croix, lorsqu’il
s’est écrié : « Celui qui
n’avait pas connu le péché, Dieu l’a fait
péché pour nous... »
(26)
ou encore : « Le Christ nous a rachetés de
la malédiction de la loi, devenu lui-même malédiction
pour nous... »
 (27).

Il ne
s’agit pas, qu’on ne s’y méprenne point, de
je ne sais quel marchandage juridique grâce à quoi, le
Christ ayant satisfait à notre place à la justice de
Dieu, nous serions, pour peu que nous lui donnions notre foi, mis au
bénéfice de son sacrifice expiatoire. Oui, il y a
substitution, oui, il y a expiation, mais la folie de la Croix, dont
parle saint Paul, n’a rien à voir avec notre conception
étriquée de la justice de Dieu. La folie de la Croix
est une folie d’amour, la folie de Dieu fait homme pour sauver
les hommes et dont l’Amour n’hésite devant aucun
abîme, ne recule devant aucun enfer pour chercher et saisir
ceux qu’il veut sauver.

Calvin,
et d’autres avec lui, interprétant l’affirmation
du Symbole des apôtres : « Il est descendu aux
enfers », y voient l’évocation des
souffrances infernales que Jésus, avant de mourir, a subies
par amour sur la croix. Sans nous ranger à cette explication,
nous ne pouvons qu’en accueillir le sens profond. Sur la croix,
le Christ a connu et souffert la damnation de la solitude. Car c’est
bien là la fin dernière du péché. Il est
le grand isolateur, rompant les uns après les autres tous les
liens qui attachent l’homme aux hommes et à Dieu. Au
sens propre du terme, le pécheur qui persévère
dans son péché, refuse la grâce lorsqu’elle
lui est offerte et repousse les appels de l’amour qui veut son
pardon et sa vie, devient un sans-Dieu. C’est bien là la
chute en pleines ténèbres, dans l’horreur sans
fin d’une solitude où aucune présence ne peut
plus pénétrer.

Jésus
a connu cette solitude.

Sur la
croix, il a été jusqu’au bout du chemin où,
depuis son baptême, l’avait entraîné et
guidé l’amour. C’est ainsi que, selon la parole
qu’il adressait à Jean-Baptiste, « il a
accompli toute justice »
 (28).
Il n’a pas fait semblant d’aimer, il a aimé
jusqu’à s’identifier avec les pécheurs et à
vouloir souffrir à leur place l’ultime conséquence
de leur péché qui est, je le répète,
l’enfer, séparation totale d’avec Dieu. Voilà
le fond de la coupe qu’il a dû vider au Calvaire. Voilà
l’agonie mortelle d’où jaillit le cri de
détresse : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi
m’as-tu abandonné ? »
.

— 5

Toutes
nos approximations, tous nos balbutiements, toutes nos tentatives de
comprendre laissent subsister le mystère. Peut-être
savons-nous mieux maintenant que c’est un mystère
d’amour et que, si la Croix nous dévoile le péché,
le vôtre et le mien, avec toute la puissance meurtrière
qu’il déploie en nous, elle nous révèle
aussi dans sa splendeur l’amour de Dieu qui, toujours
premier (29),
a décidé notre salut et accepte de mourir pour que nous
ayons la vie.

On
demande parfois quelle est l’essence du christianisme. La
définir en quelques mots serait chose difficile. En tout cas,
il serait impossible de le faire sans y inscrire, à la
première place, la folie de la Croix, car c’est devant
elle, et devant elle seulement, que, découvrant la gravité
mortelle de notre péché, nous entendons l’appel à
la repentance qui nous donne accès au pardon et à la
vie.

Que de
fois, dans le culte de l’Eglise, nous écoutons d’une
oreille plus ou moins distraite la déclaration solennelle :
« Vos péchés vous sont pardonnés ! ».
Avons-nous conscience, alors, qu’une si merveilleuse assurance
ne nous est donnée que parce qu’il y a eu Gethsémané
et le Calvaire ? Et savons-nous reconnaître que ce à
quoi tout ce drame nous convie, ou plus exactement nous accule, c’est
à nous poser la question de notre destin d’homme, du
sens dernier de notre existence, de la fin de notre vie ?

Je sais,
et notre méditation des Paroles de la Croix nous le rappellera
bientôt, que le dessein de Dieu à l’égard
de l’homme ne se révèle pas totalement à
Golgotha. Il ne faut parler de la mort du Christ, a écrit Karl
Barth, qu’ « en ayant les yeux fixés
au-delà, au lieu même où la gloire de Jésus
est révélée » (30).

« Le
mystère de l’Incarnation se déploie en
mystère du Vendredi saint et de Pâques...
Il est impossible de parler de l’un sans parler de l’autre,
et l’on ne peut comprendre l’un que par rapport à
l’autre... S’il n’y a pas de Pâques sans
Vendredi saint, il n’y a pas non plus de Vendredi saint sans
Pâques » (31).

Il ne
saurait donc être question d’opposer un Evangile de la
Croix à un Evangile de la Gloire. L’Eglise doit veiller
à ce que ni son enseignement, ni la piété de ses
fidèles ne souffrent d’un déséquilibre
entre deux aspects complémentaires de la vérité
vivante dont l’unité est enracinée dans l’Amour
éternel de Dieu. Il n’en demeure pas moins que la Croix,
vue depuis le matin de Pâques dans la lumière de la
Résurrection, nous invite à nous demander si, entre
Jésus crucifié et nous, il n’y a pas un rapport,
que nous méconnaissons le plus souvent, mais qui, à
peine l’entrevoyons-nous, fait apparaître notre vie dans
une tout autre lumière. C’est pour nous, et pas pour
d’autres seulement, qu’ont été consenties
toutes ces souffrances et cette mort de l’âme et du
corps. C’est pour que nous sachions que Dieu nous aime
jusque-là où l’Amour ne peut plus se dépasser.
C’est pour que son amour nous brûle comme un feu
purificateur et qu’à la clarté de ses flammes
nous découvrions que, pour être vraiment hommes et ne
pas faillir à notre destin éternel, nous devons vouloir
aimer comme nous sommes aimés.

1()
lagrange, ouvr.cit., p. 432.

2()
Commentaires, ad locum.

3()
Exode 10/29.

4()
Jean 12/27.

5()
Matthieu 16/21.

6()
1 Corinthiens 11/24.

7()
Matthieu 26/39.

8()
Deutéronome 21/23, Galates 3/13.

9()
Jean 16/32.

10()
Jean 3/17.

11()
Voir Marc 5/41, 7/34.

12()
stapfer, ouvr. cit., p. 218.

13()
lagrange, ouvr. cit., p. 570.

14()
journet, ouvr. cit., p. 82.

15()
lagrange, Commentaire, ad locum.

16()
guardini, Le Seigneur, t. I, p. 155.

17()
cullmann, Immortalité de l’âme et Résurrection
des morts
, in Verbum Caro, 1956, n° 38.

18()
Jean 10/18.

19()
Marc 10/45.

20()
Luc 22/19.

21()
Romains 6/23.

22()
Karl barth, Esquisse d’une dogmatique, p. 115.

23()
Pierre maury, Quand Jésus est là, p. 123.

24()
Commentaire, ad locum.

25()
guardini, Le Seigneur, II, p. 110.

26()
2 Corinthiens 5/21.

27()
Galates 3/13.

28()
Matthieu 3/15.

29()
1 Jean 4/19.

30()
Karl barth, Esquisse d’une dogmatique, p. 113.

31()
Ibid., p. 112.