Carême 1951 :QUE TON RÈGNE VIENNE, QUE TA VOLONTÉ SOIT FAITE SUR LA TERRE COMME AU CIELIII Matthieu 6/10
Méditer, dans une même prédication de Carême, deux demandes de l’Oraison dominicale si lourdes de questions posées à l’Eglise et à ses fidèles, c’est nous engager dans une entreprise qui risque de nous attirer le reproche de superficialité. J’incline à penser cependant, ces deux requêtes orientant notre prière vers la victoire dernière sur le péché, que nous devons nous efforcer d’écouter ce qu’ensemble l’une et l’autre nous disent du triomphe définitif de Dieu. Si Jésus les a mises dans le cœur et sur les lèvres de ses disciples, c’est tout au moins parce qu’il croyait possible leur exaucement. Elles portent donc au Père une espérance implantée au plus profond de la foi de l’Eglise par son Seigneur. Plus même qu’une espérance, la ferme assurance que le véritable destin du monde y est révélé et qu’il s’accomplira. C’est bien vers ces horizons immenses qu’intimement liées l’une à l’autre les trois premières demandes de la prière du Seigneur nous obligent à diriger nos regards. Ne nous lassons pas de rendre grâces de ce qu’elles nous appellent à donner la première place dans notre prière à la gloire de Dieu et à l’accomplissement de ses desseins. La terre et le ciel s’offrent à notre contemplation, comme le champ où se déploie l’action divine. Et cette action tend vers un but, que nous devons vouloir avec Dieu en le faisant nôtre par notre intercession même, à savoir l’avènement définitif du royaume de Dieu annoncé par le Christ. Ce n’est pas notre pauvre petite existence individuelle que notre prière doit d’abord présenter à Dieu malgré l’orgueil que nous pouvons en avoir ; c’est de son œuvre, voulue dès avant la création du monde, poursuivie inlassablement, depuis la chute, en vue de la rédemption du monde, que nous devons lui parler. Encore une fois, nous conformons-nous au commandement si précis de Jésus ? Cherchons-nous tout au moins à le prendre au sérieux ? Notre entretien d’aujourd’hui nous montrera qu’à prier selon la volonté du Christ nous ne sommes jamais laissés à une contemplation qui nous ferait oublier le redoutable problème de notre fidélité personnelle et de la fidélité de l’Eglise. Notre prière, tout au contraire, nous place devant une exigence d’obéissance devant quoi une décision ne peut être éludée. Et nous ne pouvons demander que le règne de Dieu vienne et que sa volonté soit faite sans que les questions les plus concrètes nous soient posées. Sans doute n’est-il pas inutile de nous rappeler que ces deux demandes de l’Oraison dominicale, comme les autres d’ailleurs, doivent être entendues, méditées, priées dans le climat de l’invocation : « Notre Père qui es aux cieux ». Le règne dont nous avons à demander la venue est le règne d’un Dieu dont l’amour paternel enveloppe ses créatures ; c’est la volonté d’un Père qui doit s’accomplir sur la terre comme au ciel, et c’est à « notre Père », et non pas à un Dieu lointain et caché, soucieux avant tout d’affirmer sa puissance, que nous apportons notre prière, avec la filiale confiance qu’Il nous écoute et veut nous exaucer. , 1 , Que ton règne vienne ! , Une remarque s’impose : le même terme hébreu, auquel correspond un même mot grec, est traduit en français tantôt par règne et tantôt par royaume. Notre langue distingue, en effet, entre le règne, ou la royauté, qui marque le pouvoir, l’autorité qui s’exerce, et le royaume par quoi nous désignons le pays où règne un roi. Le choix de celui de ces deux termes qui convient en tel ou tel passage dépend évidemment d’un ensemble de circonstances et de nuances délicates du texte qui font appel à la science et, je dirais volontiers, au tact exégétique des traducteurs. Vous comprendrez que je ne m’attarde pas à ce point, mais il convenait d’en signaler l’importance. Quoi qu’il en soit, l’espérance que Dieu établira, à un moment de l’histoire, son règne ou son royaume, date de plusieurs siècles avant que Jésus ne fasse entendre, après Jean-Baptiste, cette solennelle exhortation : « Repentez-vous, car le royaume des cieux est proche ». A vrai dire l’Ancienne Alliance a toujours été pénétrée par l’attente, exprimée sous des formes diverses, d’une victoire définitive de Dieu. Mais, à partir du VIII° siècle avant Jésus-Christ, les grands prophètes d’Israël en ont été les véritables hérauts. L’espérance messianique, si caractéristique dans l’Israël d’après l’exil, est le fruit incontestable de leur prédication. Celle-ci pouvait bien soulever des colères et susciter des refus ; elle n’en a pas moins imprégné leur peuple de la certitude qu’à l’heure marquée par sa sagesse et sa miséricorde, Dieu répondra à la prière et à l’attente des justes par une intervention décisive qui marquera l’inauguration de son règne. N’essayons pas d’énumérer les multiples interprétations données aux deux requêtes de notre texte. Il en est cependant qu’il convient d’écarter résolument. J’ai rencontré des chrétiens si totalement persuadés que la venue du règne de Dieu est indépendante de tout effort humain qu’ils croyaient pouvoir se renfermer dans une passivité dangereusement favorable à la paresse spirituelle et finissaient par juger inutile la prière elle-même. Puisque l’homme ne peut rien, pourquoi chercherait-il à intervenir auprès de Celui de qui seul tout dépend ? Il n’y a qu’à attendre que Dieu agisse ! Pour d’autres, prier que la volonté de Dieu soit faite sur la terre comme au ciel, c’est prendre, en face de la vie et des épreuves et des douleurs qu’elle apporte, une attitude de résignation. Comment ne pas respecter les disciples du Christ qui se cramponnent, si j’ose dire, à cette demande de l’Oraison dominicale de peur d’être vaincus par l’amertume ou la révolte, et déclarent ainsi à Dieu qu’ils se résignent aux coups qui les frappent et laissent meurtrir leur chair ou leur cœur ? Ils se rappellent qu’en Gethsémané le Christ a prié : « Que ta volonté soit faite et non pas la mienne... ». S’il s’est résigné, lui, à boire la coupe devant laquelle il avait d’abord reculé, comment le chrétien, accablé par la maladie, brisé par le deuil, ne se sentirait-il pas obligé à semblable résignation ? Faut-il redire que la résignation n’est pas une vertu chrétienne ? Et qu’il n’y a pas de rapport entre l’acte de foi et d’amour par quoi le Christ a affirmé, en pleine tempête de l’âme, que la volonté du Père doit être première, et la « résignation » dite chrétienne à ce que l’on reconnaît inévitable parce que voulu par une puissance supérieure dont l’action ne saurait être contrecarrée ? Il y a un fatalisme inconscient, dans cette interprétation de notre prière, singulièrement éloigné de l’acceptation, victorieuse de la souffrance, et plus encore, de l’offrande de soi-même, chaque jour renouvelée à la volonté de Dieu connu, aimé et obéi comme le Père. Oui, c’est bien d’une victoire que nous parlons ici à Dieu, de sa victoire à Lui sur toutes les puissances de Satan. Demander qu’elle soit enfin et définitivement remportée, c’est reconnaître qu’elle ne l’est pas encore. L’Oraison dominicale n’est pas la prière d’un optimisme béat, qui, si souvent, avant les deux guerres mondiales, trouvait dans le progrès humain le fondement de son attente du règne de Dieu. Il semblait qu’avec le concours de tous ceux qu’animait un idéal, comme l’on aimait à dire, de justice, de liberté et de paix, l’humanité se rapprochait d’année en année du Royaume de Dieu. Nous sommes revenus de ces illusions, du culte du progrès, de la religion de la science. Des horreurs, dont les camps de torture et de mort ont marqué le sommet provisoire, nous ont contraints de voir ce que le Malin, dont parle l’Oraison dominicale, est capable de faire des hommes et par les hommes. Nous avons été jetés en pleine réalité du péché, des ignominies et des atrocités qu’il engendre. Et c’est devant tout cela, qui a été vécu et souffert par des êtres que nous avons aimés, c’est devant tout cela dont le souvenir, mêlé d’anxiété, nous glace parfois d’épouvante que, dans la communion de l’Eglise universelle, nous persistons à prier : « Que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ! ». Que les hommes perdent la foi devant ce déploiement de forces démoniaques et devant leur triomphe, qui pourrait s’en étonner ? Mais que des chrétiens, les yeux grands ouverts à la réalité la plus tragique, et ne consentant pas aux vaines redites, aient prié l’Oraison dominicale à Dachau ou à Auschwitz, ou la prient aujourd’hui sur la « terre brà »lée » de leur patrie coréenne, qui n’y verrait un miracle saisissant de la grâce de Dieu ? Passivité ? Résignation ? Ah, que non ! C’est bien le défi le plus audacieux jeté à celui que Jésus appelait « le prince de ce monde », à celui qu’un Bernanos, lui ouvrant la porte de la littérature contemporaine, nous a si souvent montré rôdant autour des hommes et plus encore, hélas, disputant à la grâce, au plus profond de nous-mêmes, ne fà »t-ce que l’espérance qu’un jour, affranchis du péché, nous connaîtrons la liberté et la paix des enfants de Dieu. « Que ton règne vienne ! Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ! ». II suffit que l’Eglise et nous en elle apportions à Dieu ces paroles dont le Christ a fait notre prière pour qu’au milieu d’une humanité asservie à la peur, à la haine, au désespoir, un chant d’espérance et de victoire soit entendu dans les profondeurs secrètes d’âmes prisonnières du péché. Prier ainsi, c’est proclamer que le destin du monde n’est pas de s’effondrer, avec nos civilisations que maintenant nous savons mortelles, dans un désordre gigantesque qu’aucun effort humain ne pourra plus surmonter, ou tout au contraire, de devenir l’esclave d’un totalitarisme faisant triompher son ordre en tuant la liberté. C’est affirmer qu’il y a une intention de Dieu à l’égard du monde, que nous ne sommes pas livrés à jamais au bon plaisir de Satan, que le Père de notre « frère premier-né » Jésus-Christ veut que sa volonté s’accomplisse sur la terre aussi bien que dans le ciel, et que nous allons à la rencontre d’un événement dont nul, pas même le Fils ne connaît l’heure (1), et par quoi sera manifesté aux regards de tous que Dieu est le vainqueur. Tout ceci, je le sais, peut paraître absurde à certains de mes auditeurs. Que valent aujourd’hui les affirmations de la foi chrétienne en face de la triomphante démonstration du matérialisme historique ou des désespérantes négations de l’existentialisme athée ? Ne prétend-on pas nous enfermer ainsi dans notre prison de la terre avec ses injustices et ses misères, dont les uns nous font espérer que nos lointains descendants en connaîtront la réparation, avec ses solitudes affreuses dont les autres nous annoncent qu’aucune présence humaine n’y mettra jamais fin dans nos huis clos d’ici-bas. Et pourtant la foi chrétienne, sur la seule parole de Jésus-Christ, croit à l’exaucement de sa prière, elle attend, elle salue d’avance la venue du règne de son Dieu et elle porte en elle la ferme confiance qu’à la joyeuse obéissance, dans le ciel, des anges et des bienheureux répondra, sur une terre renouvelée, le filial et définitif consentement des hommes à la volonté de « notre Père qui est aux cieux ». , 2 , Comment pouvons-nous, dans notre monde contemporain, tel que nous le connaissons vous et moi, croire encore et toujours que, si le Christ nous a enseigné à prier l’Oraison dominicale, c’est pour que nous la priions, sà »rs de son exaucement ? A cette question, il n’y a qu’une réponse : c’est à cause de Jésus-Christ. Non pas seulement parce que le Christ a prescrit à ses disciples de « prier ainsi ». Et certes il y a là un motif suffisant pour emporter l’acquiescement de tout chrétien. Mais encore parce que, dès le premier jour de son ministère public, il a annoncé la venue du Royaume de Dieu. Il faudrait avoir le loisir de montrer, sur ce point, la riche diversité de son enseignement. Le royaume (ou le règne) est-il présent ou futur ? Spirituel ou social ? Quelque réponse que l’on donne à ces questions, elle peut être appuyée par des paroles de Jésus. Rien de rigide dans sa conception du royaume de Dieu ou de sa propre royauté ; de la plasticité, de la souplesse, et beaucoup de nuances. Je me rappelle la définition qu’un penseur chrétien social avait tenté de donner du royaume de Dieu ; elle comptait quatorze lignes, bourrées de termes difficiles , et pour finir on sentait que la notion évangélique du royaume, loin de se laisser emprisonner dans cette interminable formule, la débordait de toutes parts. Toujours, à travers les paroles du Christ, nous entrevoyons une réalité essentiellement religieuse, qui n’est autre que l’accomplissement dernier du dessein de grâce, toujours le même, que Dieu poursuit depuis des siècles. Aventure redoutable où Dieu, face au péché de l’homme, à ses résistances, à ses refus, à ses reniements, dispose d’une arme dont Satan, le premier, connaît l’efficacité : l’infinie patience de son éternel amour. La victoire viendra, mais ce ne sera pas le triomphe brutal d’une force écrasant son adversaire ; ce sera un commencement nouveau posé dans l’Histoire, portant en lui, non seulement la promesse, mais déjà la réalité du règne de Dieu. Ce sera ? , Non, cela est déjà . Jésus-Christ est ce commencement nouveau. Sa présence humaine signifie une brisure des déterminismes de l’histoire, un acte de la liberté souveraine de Dieu, le signe décisif que c’est à Lui, et non pas au Malin qu’appartiendra le dernier mot. Ah, comme nous comprenons que Jésus ait dit un jour à ses disciples : « Le royaume de Dieu est venu jusqu’à vous » (2), et dans une autre occasion (la traduction est d’ailleurs contestée) : « Le royaume de Dieu est au milieu de vous » (3). Parce que « sa nourriture est de faire la volonté de son Père » (4), et que sa filiale obéissance se poursuit sans aucune défaillance, il est, lui-même, une présence du règne de Dieu. Nous sommes une fois encore devant l’un des grands paradoxes de l’Evangile. Le Christ nous demande de prier pour que vienne le règne de Dieu et que sa volonté soit faite sur la terre comme au ciel, mais nous ne le pouvons que parce qu’en lui ce règne est déjà venu et cette volonté dès maintenant accomplie. Il savait la victoire acquise lorsqu’il s’est écrié : « Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair ! » (5). La Croix, la victoire de Pâques, l’élévation à la gloire, tout est donné, ainsi que la royauté du Père, dans la venue du Fils. Et Karl Barth a raison de dire : « Le dernier mot a été prononcé. Il n’y a plus rien à y changer. Nous vivons sur cet événement » (6). Mais aussitôt il ajoute : « Cela implique que nous avons d’autant plus de raisons de prier "Que ton règne vienne". Il n’y a pas là de contradiction ». , 3 , Non, il n’y a pas contradiction, parce que la prière de l’Eglise universelle n’a d’autre point d’appui que l’événement par quoi le monde a été bouleversé il y a dix-neuf siècles et qui s’appelle l’incarnation, la mort et la résurrection de Jésus-Christ. L’Eglise sait que cet événement est tout autre chose qu’une pauvre petite tentative de Dieu pour arracher à Satan son empire ; il manifeste la toute-puissance de l’Amour qui se sait assez fort pour accepter l’apparente défaite du Calvaire, parce que la lumière de Pâques fera voir dans la Croix la révélation de la souveraineté de la grâce. Mais il faut que l’Eglise, par sa prière, marque sa volonté de ne pas contrecarrer l’exécution du plan de Dieu. Et il faut qu’écoutant la deuxième et la troisième demande de l’Oraison dominicale avec autant d’attention que la première, elle soit conduite à supplier Dieu « de la libérer de l’interminable imperfection de son obéissance » (7). Car, encore une fois, prier, et surtout prier la prière du Seigneur, c’est s’engager sur la voie de l’obéissance. Assurément le quand et le comment de la venue du règne de Dieu ne dépendent aucunement de nous. Dieu est seul juge des temps et des moyens. « Nul ne sait le jour ni l’heure, pas même le Fils, mais le Père seul » (8). Et cependant prier que son règne vienne, n’est pas seulement nous préparer à sa venue, c’est prendre aussi la décision de n’y faire en rien obstacle. Et demander que la volonté du Père se fasse sur la terre comme au ciel, c’est, ou bien une vaine redite, ou bien l’affirmation solennelle que nous abandonnons à Dieu notre vie pour qu’Il nous fasse vouloir ce qu’Il veut et accomplir ce qu’ainsi nous aurons voulu dans un consentement sans réserve à sa volonté. L’Eglise prie : « Que ton règne vienne ». Elle doit être, elle est, au milieu des hommes, la sentinelle vigilante qui attend la venue du Royaume. Mais elle doit être aussi l’annonciatrice de ce Royaume, non pas auprès de quelques privilégiés, mais dans les masses humaines auxquelles elle doit faire entendre son témoignage. Celui qui lui a enseigné comment prier lui interdit de croire que, pour préparer la victoire définitive de Dieu, elle ne puisse rien d’autre que prier. « Cette bonne nouvelle du royaume, a-t-il dit, sera prêchée dans le monde entier pour servir de témoignage à toutes les nations. Alors viendra la fin » (9). La fin, c’est-à -dire l’achèvement du temps de l’Eglise inauguré par la mort et la résurrection du Christ et le commencement du « siècle nouveau » , j’emploie l’expression de l’Ecriture , qui sera celui de son retour en gloire et de l’avènement du royaume où « Dieu sera tout en tous » (10). La vocation apostolique de l’Eglise a donc ses racines les plus profondes dans sa prière que vienne le règne de Dieu. L’Eglise qui prie ainsi est appelée à coopérer à l’exaucement de sa prière en portant à toutes les nations la bonne nouvelle du salut par Jésus-Christ. La prière et l’apostolat sont si indissolublement liés, de par la volonté du Chef de l’Eglise, qu’il est permis de dire que les Eglises où le devoir missionnaire laisse indifférents, ou même hostiles, les fidèles, n’ont pas encore appris à prier l’Oraison dominicale, et tout d’abord à l’écouter, avec la volonté de prendre au sérieux les exigences qu’elle place devant leur foi. Et l’une de ses exigences fondamentales est assurément que l’Eglise proclame le salut par Jésus-Christ, non seulement là où elle a pris racine au cours des siècles passés, mais partout où la bonne nouvelle n’a pas encore été annoncée. Saint Paul ne faisait que développer la parole du Christ, que je viens de vous rappeler, lorsqu’il disait aux chrétiens de Rome, à propos des Juifs et des païens : « Comment invoqueront-ils Celui auquel ils n’ont pas cru ? Et comment croiront-ils en Celui dont ils n’ont pas entendu parler ? Et comment en entendront-ils parler si personne ne le leur prêche ? Et comment ira-t-on le leur prêcher si personne ne leur est envoyé ? » (11). Plaignons les chrétiens qui demeurent sourds à de tels appels ! Plaignons les Eglises protestantes qui ne reconnaissent pas dans l’évangélisation et l’apostolat la fonction essentielle de l’Eglise, acculant ainsi aux plus graves périls l’œuvre missionnaire qui s’en acquitte en leur nom ! Heureuses au contraire les Eglises qui ne prennent pas leur parti de ce que la grande majorité des hommes ignorent tout de l’Evangile, et ne reculent ni devant le labeur de l’intercession, ni devant des sacrifices d’hommes et d’argent pour que la grande nouvelle de l’amour de Dieu soit annoncée aux peuples de la terre ! Saint Jean Chrysostome, le plus puissant prédicateur chrétien du IV° siècle, disait un jour : « Celui qui prie a la main sur le gouvernail du monde ». Il découvrait les horizons immenses que la vraie prière embrasse du regard de la foi. Que devrions-nous dire aujourd’hui, alors que, dans notre monde rapetissé par la rapidité croissante des moyens de communication, des multitudes immenses vivent encore, peut-être faut-il dire vivent plus que jamais sans Dieu et sans espérance, sans le Dieu de la grâce salvatrice, sans l’espérance de la victoire sur la mort et de la vie éternelle ? Ou plutôt, qu’est-ce que Dieu nous dit aujourd’hui ? Que dit-il à ses Eglises lui répétant : « Que ton règne vienne ! » ? Ne nous semble-t-il jamais l’entendre les adjurer de sortir de leur égoïsme, de leur repliement sur elles-mêmes, les inviter à discerner les signes des temps, à franchir les portes partout ouvertes en dépit des obstacles et des oppositions, et à donner les messagers qui, sur tous les chemins de la terre, prépareront dans le cœur des hommes la venue du Seigneur ? La prière de l’Eglise universelle porte en elle la vocation de l’Eglise à l’évangélisation du monde. Ce monde, elle doit le prendre, tel qu’il est, dans son amour et dans sa prière, et en préparer le salut par son apostolat. Alors seulement elle n’aura pas mauvaise conscience en priant : « Que ton règne vienne ! ». , 4 , La prière de l’à€°glise, n’est-ce pas nous aussi, ses fidèles qui, dans notre vie personnelle, la présentons à Dieu ? Déjà , dans notre dernier entretien, nous l’avons vue revenir à nous, porteuse d’un appel impossible à ne pas entendre. Et aujourd’hui, lorsqu’en particulier nous nous écoutons prier : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel », nous sommes contraints de nous arrêter, car une question nous est posée : « Qu’est-ce que tu fais pour que la volonté de Dieu s’accomplisse parmi les hommes ? Et d’abord te soucies-tu vraiment de la faire toi-même, dès lors qu’elle t’est révélée par Dieu dans sa Parole et attestée à ta conscience par son Saint-Esprit ? ». Ce n’est pas toujours facile de discerner la volonté de Dieu à l’égard de ses enfants. Nous sommes parfois dans un clair-obscur où nous sommes enclins à prendre notre volonté propre pour la volonté de Dieu. Et souvent la vie nous place à des carrefours où nous avons peine à reconnaître la voix de la fidélité. J’éprouve quelque réserve, je le confesse, devant les chrétiens qui savent toujours parfaitement ce que Dieu a décidé à leur sujet. Une humble et persévérante prière nous conduit seule à la pleine clarté que Dieu peut juger bon de nous faire attendre. Et, dans les demandes que nous méditons aujourd’hui, nous finissons toujours par entendre les mots d’ordre que nous donne notre Seigneur. Mais sommes-nous vraiment décidés à lui demander la force de lui obéir ? Ne répondons pas trop hâtivement que nous la faisons, cette volonté divine, dans la mesure où nous la connaissons. Ne soyons pas trop prompts, parce que ceux qui nous voient vivre rendent témoignage de notre moralité, de notre attachement à notre vie familiale et à nos devoirs professionnels, de notre intérêt pour l’œuvre de Dieu, et de notre Eglise, voire même de notre piété, à croire que nous faisons, sur la terre, la volonté de Dieu comme elle est faite dans le ciel. Ce que les autres voient de nous n’a souvent aucun rapport avec ce que Dieu voit, non pas de nos apparences, mais de notre vie profonde, avec ses recoins, ses détours et ses bas-fonds. Et Il sait, Lui, ce que nous préférons ne pas nous avouer à nous-mêmes, qu’au moment même où nous lui disons : « Que ta volonté soit faite sur la terre », et donc en moi et par moi, nous n’avons pas toujours envie de la faire telle que, cependant, nous la connaissons sans hésitation possible. Peut-être même sommes-nous décidés à ne pas la faire, à faire ce que nous, nous voulons et qui est contraire à ce que Dieu veut ? Ah, qu’elles sont maudites, ces racines du péché auxquelles la grâce, en nous, a porté un coup mortel, qui ne veulent pas mourir tout à fait, et qui infectent notre vie intérieure ! Que de transgressions, sans doute connues de nous seuls, aux commandements du Sermon sur la montagne : « Il a été dit aux anciens mais moi je vous dis... ! » (12). Et que de désobéissances, grandes ou petites, ouvertes ou soigneusement camouflées à la loi nouvelle de l’Amour : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (13) ! En vérité, plus nous nous offrons à la lumière que le Christ, parce qu’il est la lumière du monde, projette dans l’âme de ses disciples, plus nous sommes obligés de reconnaître que toutes les forces contraires à la volonté de Dieu trouvent en nous je ne sais quelle complicité secrète. Faut-il donc nous avouer vaincus ? Renoncerons-nous à la prière que le Christ a mise dans notre cœur ? Nous livrerons-nous à la tyrannie de nos instincts, de nos convoitises, de notre égoïsme ou de notre orgueil ? Mes frères, c’est le moment, pour quiconque se déclare chrétien, de persévérer dans la prière. C’est le moment de mettre dans notre « Que ta volonté soit faite sur la terre » le cri de notre angoisse et de notre détresse, mais aussi notre foi en la volonté de Dieu d’unir notre volonté à la sienne, de nous faire aimer et vouloir la sienne, et de nous aider à l’accomplir, jour après jour, dans le déroulement de notre existence quotidienne. C’est le moment de persévérer dans la prière et de décider si nous optons réellement pour Dieu ou pour le monde (14). Devenir, par la grâce de Dieu, un chrétien qui, connaissant la volonté de Dieu à son égard, met sa joie à lui obéir dans les petites et les grandes choses, et lui demande le secret d’une humble et courageuse fidélité, telle doit être notre ambition première. Bénissons Dieu d’avoir rencontré sur notre route des disciples du Christ en qui tout était obéissance joyeusement consentie et, dans les jours d’épreuve, acceptation transfigurant la souffrance et en faisant une force d’ascension vers une plus radieuse lumière. Mais demandons-Lui surtout la même grâce d’obéissance et de fidélité. Je pense en cet instant à ceux de mes auditeurs que la maladie ou l’âge réduit à l’inaction, peut-être à l’immobilité. Devant les tâches immenses auxquelles nous appellent les prières que nous venons de méditer, comme vous vous sentez faibles, impuissants, incapables de rien faire qui contribue à préparer la venue du règne de Dieu ! Ne vous laissez pas, mes frères et mes sœurs, accabler par ces pensées ! Un magnifique ministère est offert à chacun de vous : celui de la prière. Dans votre solitude ou dans votre inaction, prenez l’Oraison dominicale comme compagne de vos journées et de vos insomnies. Essayez de la prier en donnant à chacune de ses trois premières demandes , ne parlons pas des autres encore , la plénitude qu’elles renferment et que nos entretiens sont loin d’avoir embrassée. Permettez à Dieu de vous faire ouvriers avec Lui au service de sa cause dont Il veut que nous fassions la nôtre. Laissez-le vous faire contempler les gloires du ciel où les anges trouvent leur allégresse à faire sa sainte volonté. Sortez de vous-mêmes, de vos préoccupations, de vos épreuves même, pour prendre dans votre intercession l’Eglise, son témoignage, son apostolat jusqu’aux extrémités du monde. Priez pour que cet immense labeur, souvent difficile et douloureux, s’accomplisse avec un amour généreux et désintéressé. Nourrissez votre prière de tout ce qui est, sur la terre, la cause de Dieu et par conséquent la cause de l’homme, de sa délivrance, de son vrai bonheur. Vous découvrirez alors que, si solitaires, si inactifs en apparence que vous soyez, vous êtes entrés dans la grande famille de ceux que le Christ appelait « les fils du Royaume » (15), dont la vie prophétique annonce la dernière victoire. Ah, qu’avec vous, nous aussi, là où Dieu nous appelle à le servir, nous connaissions la joie de savoir que la prière du Seigneur est déjà exaucée et que son règne vient ! Amen !
------------------------------ (1) Matthieu 24/36. |