Carême :

Réconciliés pour mieux se séparer !

Chapitre 4

réconciliés
pour mieux se séparer !

Au cours de nos trois premiers rendez-vous, nous
avons décliné trois modes de réconciliation, trois modes
étroitement liés, trois modes qui vont ensemble, chacun
des trois ayant besoin de chacun des deux autres et nourrissant,
fortifiant chacun des deux autres : la réconciliation
avec Dieu, la réconciliation avec soi-même, et la réconciliation
avec son frère ou sa soeur.

La dernière fois, nous avons lu le récit du combat de
Jacob au gué du Yabboq. Texte étrange, énigmatique, qui
nous montre à quel point la réconciliation avec son frère
repose sur un combat intérieur, contre Dieu et avec Dieu,
qui conduit à une réconciliation avec soi-même, et à un
changement d’identité. La blessure de Jacob à la hanche,
sa claudication, est la marque indélébile de cette lutte, et
de cette nouvelle naissance. Tel est le prix de la réconciliation
avec son prochain.

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Nous poursuivons aujourd’hui la lecture de ce
texte, dans le livre de la Genèse, au chapitre 33. Seigneur,
notre Dieu, notre Père, donne-nous des oreilles pour entendre
la Parole que tu nous adresses aujourd’hui, et accorde-
nous une vie pour la vivre et la mettre en pratique.

« Jacob voit son frère Esa༠qui arrive avec quatre
cents hommes. Il répartit les enfants entre Léa,
Rachel et les deux servantes Bila et Zilpa. Il met en
tête les servantes et leurs enfants, puis derrière eux,
Léa et ses enfants, et enfin, Rachel et Joseph. Puis
Jacob avance devant les femmes et les enfants. Il s’incline
sept fois jusqu’ à terre avant d’arriver auprès de
son frère. Mais Esa༠court à sa rencontre. Il se jette
à son cou, le serre dans ses bras et il l’embrasse. Tous
les deux se mettent à pleurer »1 .

Ainsi nous est racontée la réconciliation de Jacob
et Esaà¼, juste après le récit du combat de Jacob. La réconciliation
entre les deux frères, juste après la réconciliation
de Jacob avec Dieu et avec lui-même. Il faut
se rappeler la rivalité, la haine et la peur qui séparaient
les deux jumeaux, pendant leur enfance, et les 21 ans
de brouille et de non-dits, pour mesurer la grandeur de
cette réconciliation. Que de violence rentrée, de pulsion
de vengeance, de désir de meurtre, de volonté de voir
l’autre disparaître, ne plus exister ! Et quel chemin parcouru
pour surmonter la rupture, pour dépasser la rancoeur
et l’inimitié !

Gn 33, 1-4.

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réconciliés pour mieux se séparer ! 43

Mais le récit se poursuit, la réconciliation est racontée
avec force détails, et finalement, un dernier détail ne
manque pas de surprendre : « Ce jour-là , Esa༠reprend la
route pour Séir. Jacob, lui, part pour Soukoth »2. Ainsi,
paradoxalement, après leur réconciliation, les deux frères
se séparent de nouveau, ils prennent deux directions opposées :
Esa༠s’en retourne vers Séir, au Sud, et Jacob part
pour Soukoth, au Nord. Et Esa༠disparaît de nouveau
de l’écran, pour ne réapparaître que lors de l’enterrement
d’Isaac, plus de deux chapitres plus loin3. Les deux frères
ne se sont donc pas réconciliés pour vivre ensemble, mais
pour pouvoir enfin se séparer « en frères ». Pour vivre désormais
dans la juste distance l’un vis-à -vis de l’autre, et
surtout sans plus jamais craindre l’autre, en ayant chassé
toute peur de l’autre, toute haine et tout désir de vengeance
ou de meurtre, tout mensonge et tout non-dit. Désormais,
on va enfin pouvoir parler d’Esa༠dans la maison
de Jacob, et réciproquement chez Esaà¼. Paradoxalement,
la réconciliation débouche sur une séparation, mais une
séparation sereine et en vérité. Pour notre part, savons-
nous nous séparer ainsi ?

Parfois, nous devons nous séparer de nos proches,
pour trouver une juste et saine distance, lorsque la trop
grande proximité devient fusionnelle, étouffante, ou explosive
et mortifère. C’est le cas entre enfants et parents,
c’est le cas parfois aussi, hélas, au sein d’un couple, et il
arrive que ce soit le cas entre un pasteur et sa paroisse. Il
convient alors de reconnaître humblement que nous ne
pouvons plus poursuivre notre route ensemble. Mais la

2 Gn 33, 16-17.
3 Cf. Gn 35, 29.

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44 le carême, un temps pour la réconciliation

réconciliation permet de se séparer sans trop de blessures.
La réconciliation permet d’amorcer une nouvelle relation,
dans la juste distance.

*****

Depuis quelques temps, cela ne va plus entre Karine,
pasteur de la paroisse des disséminés de Seine et
Loire, et Anne-Marie, la présidente du Conseil presbytéral.
Elles ne se parlent plus, elles ne se disent plus bonjour,
elles ne se regardent même plus, elles s’évitent au maximum.
Chacune des deux conserve soigneusement pour
elle les informations qui pourraient être utiles à l’autre,
ce qui a pour effet de plomber les initiatives, et de mettre
à mal toutes les activités de la paroisse. Petit à petit, deux
clans se constituent dans l’Église, les inconditionnels de
Karine, et les inconditionnels d’Anne-Marie, et entre les
deux, de nombreux paroissiens dépités, découragés, exaspérés
ou dégoà »tés. Les réunions du Conseil presbytéral se
déroulent dans une ambiance électrique, prennent rapidement
un tour explosif, et se terminent par des cris, des
pleurs et des claquements de porte.

Toute ressemblance avec une situation paroissiale
connue de toi, ne devrait nullement te surprendre. Sans
être la règle, une telle histoire n’est malheureusement pas
si rare dans notre « pauvrette Église ». Mais on aimerait
que la suite du récit, tout aussi véridique derrière la pseudonymie
des personnages et des lieux, soit aussi fréquente.

Devant un tel blocage de la vie paroissiale, devant
une telle rupture de communication, Karine et Anne-Ma

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réconciliés pour mieux se séparer ! 45

rie ont décidé de chercher une issue à la crise. Mais qui
va faire le premier pas ? Et quel sera ce premier pas ? La
tension est telle qu’aucune des deux ne se sent le courage
ni la force de solliciter directement son adversaire. Un
paroissien de bon conseil leur suggère d’avoir recours à 
un médiateur.

Qu’est-ce que la médiation ? La médiation est une
méthode extrêmement précise, qui consiste à faire appel à 
une tierce personne, formée pour aider des adversaires en
conflit à se parler de nouveau, et à trouver eux-mêmes une
solution qui leur convienne. Le médiateur n’est donc pas
un arbitre ni un juge, il n’est même pas un conciliateur,
c’est-à -dire quelqu’un qui viendrait avec une proposition
de solution, et qui chercherait à convaincre les adversaires
à l’adopter, quitte à la modifier quelque peu. Non, un médiateur
n’a aucune proposition à faire, n’a aucune solution
dans sa poche, et s’il avait quelques idées, il se garderait
bien de les exprimer, car ce n’est que si la solution vient des
parties en conflit elles-mêmes qu’elle sera solide et donc
pérenne.

Mais le médiateur a un savoir-faire bien plus précieux
que tout pouvoir de coercition, qui ne ferait qu’exacerber
les rancoeurs. N’ayant aucun pouvoir, sa force
réside précisément dans sa faiblesse, à l’instar de ce que
disait l’apôtre Paul4. Même dans un cadre profane ou
séculier, la médiation répond, sans le savoir, aux principes
d’une éthique paulinienne.

4 Cf. 2 Co 12, 9.

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Karine et Anne-Marie ont donc accepté d’avoir
recours à un médiateur. Elles ne se sont pas tournées vers
les instances régionale ou nationale de l’Église, même si
elles les ont bien entendu informées de leur démarche, car
elles souhaitaient un intervenant professionnel, extérieur à 
l’à€°glise. Celui-ci a en effet commencé par s’assurer que ni
Karine ni Anne-Marie ne pouvait le soupçonner de partialité,
et qu’il était non seulement parfaitement neutre
par rapport aux enjeux du conflit, mais perçu comme tel
par les deux parties en conflit. Il les a ensuite réunies autour
d’une table, et leur a expliqué ce qui allait se passer,
quel allait être le déroulement de la médiation. Et il leur
a demandé, à l’une et à l’autre, de s’engager à respecter
quatre règles : premièrement, on ne s’interrompt pas, on
laisse l’autre s’exprimer jusqu’au bout ; deuxièmement,
on ne s’insulte pas, on se respecte mutuellement ; troisièmement,
on observe la confidentialité absolue sur tout ce
qui va se dire, rien ne doit filtrer à l’extérieur ; et enfin,
quatrièmement, on s’engage à respecter l’accord qui va
émerger. Le médiateur a donc obtenu l’aval de Karine et
d’Anne-Marie sur ces consignes. Et mine de rien, c’était là 
un premier acquis d’une portée considérable. Car Karine
et Anne-Marie ne se parlaient plus depuis des mois, si ce
n’est en s’insultant, et voilà qu’elles se sont mises d’accord
sur le recours à la médiation, sur le choix du médiateur, et
sur quatre règles de fonctionnement au cours de la médiation.
Eh bien, on peut dire que la médiation avait déjà 
commencé dès ces premiers instants, et qu’elle s’était donné
de grandes chances de succès. Car la stratégie du médiateur
consistait précisément à obtenir tout d’abord un
rapprochement entre Karine et Anne-Marie sur la forme,
sur la procédure, et d’avancer ainsi de micro-accords en

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micro-accords sur la forme, afin de pouvoir ensuite obtenir
des micro-accords sur le fond, et finalement un accord
global5.

Une fois ces micro-accords formels obtenus, le
médiateur a proposé à Karine et Anne-Marie de raconter,
chacune à son tour, sans être interrompue, l’histoire du
conflit, de son point de vue. Il leur a suggéré de parler
au maximum à la première personne, de parler en « je »
plutôt qu’en « tu » ou en « elle », afin d’exprimer davantage
leur ressenti, leurs émotions, que leur analyse, leur
jugement ou leurs accusations. Bien entendu, il ne suffisait
pas de commencer chaque phrase par « je », et de
laisser Karine dire par exemple : « Je pense qu’Anne-Marie
est une imbécile » Mais Karine a dit plutôt : « Je me sens
bafouée, j’ai le sentiment de ne pas être respectée, et ça me
fait souffrir » Et Anne-Marie a entendu cela, avant de
dire à son tour : « Je n’en dors plus la nuit, j’ai l’impression
de faire tout ce que je peux pour l’Église, et de ne pas
être reconnue » Et Karine a entendu cela. Et non seulement
chacune a entendu ce que l’autre a exprimé, mais le
médiateur leur a demandé à tour de rôle de reformuler ce
que l’autre avait dit. Ces reformulations ont permis à celle
qui reformulait de se mettre à la place de l’autre, d’entrer
en empathie, et à celle dont les propos étaient reformulés,
de se sentir entendue et comprise par son adversaire
d’hier. Et le médiateur a poussé le zèle jusqu’à demander
à Karine et Anne-Marie d’échanger leur siège, de s’asseoir
à la place de l’autre, pour chaque reformulation ! Cela a

5 Cf. Alain Pekar Lempereur, Jacques Salzer et Aurélien Colson, Méthode

de médiation. Au coeur de la conciliation, Paris, Dunod (coll. Stratégies et

management), 2008, p. 137-142.

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duré plusieurs séances, et entre chaque rencontre, Karine
et Anne-Marie ont beaucoup prié, chacune de son côté,
pour demander à Dieu de les soutenir dans cette aventure.
Alors, il s’est passé quelque chose d’inouï : chacune
prenant conscience de la souffrance de l’autre, chacune
réalisant à quel point elle faisait souffrir l’autre autant que
l’autre la faisait souffrir, Karine et Anne-Marie se sont
mutuellement demandé pardon.

Qu’est-ce que le pardon ? Le pardon ne consiste pas
à passer l’éponge. La demande de pardon n’est donc pas
une demande d’oubli, de refoulement du passé. Non, la
demande de pardon est une reconnaissance de ses torts :
« Je sais que je t’ai fait mal, dit Karine à Anne-Marie, et
j’en suis vraiment désolée. J’ai été stupide et têtue. J’aimerais
tellement que tu ne sois plus fâchée contre moi, et que
nous puissions vivre normalement dans l’Église ». Et Anne-
Marie lui a répondu : « Je ne t’en veux pas, Karine, car je
sais bien que je t’ai fait souffrir moi aussi. Je voudrais moi
aussi repartir sur de nouvelles bases avec toi ». Le pardon,
c’est le miracle de l’amour, qui permet non pas de faire
table rase du passé, mais d’assumer le passé, de le regarder
en face, et de restaurer une relation dégradée, malgré le
passé. Le pardon, c’est la conversion du poids du passé, en
tremplin pour l’avenir.

Le pardon mutuel entre Karine et Anne-Marie
a vraiment été un tremplin pour leurs relations et pour
la vie de l’à€°glise. Mais peut-être pas dans le sens où on
l’attendrait. Car Anne-Marie a vite reconnu que malgré
le pardon, ou peut-être grâce au pardon, elle avait compris
qu’elle ne pouvait pas fonctionner en tandem avec

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réconciliés pour mieux se séparer !

Karine, l’une comme pasteur, l’autre comme présidente
du Conseil presbytéral. Leurs personnalités ne pouvaient
pas s’accorder à cette double place. Et elle a exprimé le
souhait de démissionner de ce ministère. Quant à Karine,
elle a admis qu’elle avait du mal à travailler avec Anne-
Marie, mais que cela tenait surtout à sa propre difficulté à 
partager les responsabilités et à déléguer certaines tâches,
et qu’au bout du compte elle avait le souci d’aider Anne-
Marie à trouver un ministère qui lui conviendrait davantage.
Le médiateur les a alors encouragées, chacune à son
tour, à faire des propositions de solutions qui puissent être
entendues et acceptées par l’autre. Et finalement, Karine
et Anne-Marie se sont mises d’accord pour qu’Anne-Marie
quitte le Conseil presbytéral, et que Karine lui confie,
en pleine responsabilité, la charge de la catéchèse que le
pasteur assumait jusqu’ici. Bien entendu, ce nouveau partage
des tâches devrait se faire en coordination, mais une
certaine prise de distance entre Karine et Anne-Marie
devrait améliorer leurs relations. Le médiateur les incita à 
rédiger un texte dans ce sens, et à le signer toutes les deux,
et lui-même tira sa révérence. La spécificité du médiateur,
en effet, en plus de trouver sa force dans sa faiblesse, tient
à son caractère biodégradable : son objectif est de ne plus
avoir aucune utilité.

Ainsi, Karine et Anne-Marie ont trouvé une solution
qui leur convient à toutes les deux : établir entre elles
une juste distance. Eh bien, tu me croiras si tu le veux,
Karine et Anne-Marie sont devenues de vraies amies,
mieux, de vraies soeurs en Jésus-Christ. Elles gardent leur
distance, mais elles se parlent, et j’ai même l’impression
qu’elles se sont encore rapprochées ces derniers temps. Et

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la vie de l’Église, sa communion fraternelle, son témoignage,
son rayonnement, en ont été renouvelés. Finalement,
Karine et Anne-Marie ont fait l’expérience, à travers
la prière et la médiation, d’une réconciliation qui
consiste à dire, pour chacune d’entre elles : « Tu n’es pas le
problème et je ne suis pas la solution, mais moi, je suis une
partie du problème, et toi, tu as une partie de la solution »6.

Cf. Alain Pekar Lempereur, Jacques Salzer et Aurélien Colson, Méthode
de médiation. Au coeur de la conciliation, op. cit., p. 249.