Carême 2002 : Il y a un temps pour toute choseRemonter le temps ou naà®tre pour un temps inachevé ?Ecclésiaste 3 verset 1 Voici un héros de série télévisée. Il a la faculté de passer d’une époque à une autre. Il a aussi la faculté de prendre l’identité d’une personne de chaque époque dans laquelle il est projeté. Et ainsi, il va pouvoir changer les événements et les destinées, faire en sorte que ce qui s’est passé ne s’est pas passé, ou s’est passé autrement et mieux, forcément mieux... Qui inventera la machine à remonter le temps ? Qui pourra faire en sorte que la Shoah n’ait pas eu lieu, que l’arme nucléaire n’ait pas été inventée, et que Martin Luther King n’ait pas été assassiné ? Qui peut inventer la machine à changer le passé, la machine à refaire l’histoire du monde, la machine à refaire l’histoire de chacun ? Remonter le temps, c’est un vieux rêve. Repartir de zéro et refaire la route. Prendre à gauche au carrefour où l’on avait pris à droite. Effacer le mal commis et le transformer en bien. Parce que plus on avance dans la vie, plus le temps passe, et plus le sac de souvenirs s’alourdit à nos épaules. Il se remplit peu à peu de souvenirs douloureux et humiliants, de remords et de nostalgies, du mal qu’on a fait et de celui qu’on nous a fait, et des joies qui ne sont plus. Il y a de ces moments que l’on voudrait retenir éternellement, et d’autres qu’on souhaiterait ne jamais avoir vécus. Notre mémoire est lourde, blessée, blessante. Il est souvent difficile de s’accepter soi-même, avec ce qu’on sait de soi. Il nous arrive à tous de penser : "Si j’avais su..." Et, parce que maintenant nous savons, il nous arrive de rêver à une possibilité de tout recommencer depuis le début, et de refaire le chemin parcouru, mais autrement, et mieux, forcément mieux. Il nous arrive de rêver à la possibilité de racheter le temps perdu. Mais nous nous heurtons à cette réalité : c’est impossible. Nous avons tous mal à notre mémoire, nous portons tous un lourd fardeau de blessures et de culpabilités, et ce fardeau s’alourdit sans cesse, mais il nous est impossible de changer le passé. Tout au plus pouvons-nous essayer de guérir notre mémoire, et c’est une des raisons d’être de toutes les psychothérapies. Ce rêve et cette impossibilité de remonter le temps, de recommencer autrement, c’est peut-être une des raisons du succès, dans notre pays, de la croyance en la réincarnation. Bien sà »r, ceux qui adoptent cette croyance le font souvent d’abord par refus de la mort, par refus de cesser d’exister. Mais ils le font aussi souvent dans l’espérance de pouvoir racheter, d’une vie à l’autre, d’un corps à l’autre, le temps gâché, ils le font dans l’espérance de pouvoir se racheter. Il y a simplement un gros malentendu. Dans les religions orientales, se réincarner est une malédiction, puisque cela oblige à tout recommencer, alors que la vie est souffrance et que la récompense suprême est de cesser d’exister en tant que personne. C’est très étranger à ce que nous trouvons dans l’Evangile. Un homme important rencontre Jésus, c’est un dignitaire religieux juif, un homme à la vie intérieure intense. Son nom est Nicodème. S’il vient rencontrer Jésus, c’est parce qu’il a discerné dans les paroles et dans les actions de ce prédicateur sans diplôme une autorité qui se passe de diplôme. Il le dit à Jésus, et la réponse, pleine d’autorité au point d’être abrupte, est celle-ci : "Je te le dis, c’est la vérité, personne ne peut voir le Royaume de Dieu, s’il ne naît pas de nouveau" (Jean 3 / 3). Voir le Royaume de Dieu, voir le monde transformé et délivré du mal et de la souffrance, et avoir sa place dans ce monde nouveau, c’était le but de la vie de Nicodème. C’est ce but qu’il poursuivait, en menant la vie la plus juste possible, en surveillant ses pas, ses aliments et ses contacts. "Je te le dis, c’est la vérité, personne ne peut voir le Royaume de Dieu, s’il ne naît pas de nouveau." Nicodème ne comprend pas : "Comment quelqu’un peut-il naître quand il est vieux ? Est-ce qu’il peut retourner dans le ventre de sa mère et naître une deuxième fois ?" Il sait bien, Nicodème, que c’est impossible, même si on en rêve parfois. Il sait bien qu’on ne peut pas recommencer. Et Jésus répond. Comme souvent il ne répond pas directement. Il répond : "Personne ne peut entrer dans le Royaume de Dieu, s’il ne naît pas d’eau et d’Esprit." Une image me parle très fort et m’aide à comprendre ce que Jésus veut dire, quand il parle de nouvelle naissance, d’un commencement de résurrection. C’est l’image de Jésus lui-même, après sa résurrection, dans des rencontres que raconte l’évangile selon Jean. Les évangiles ne racontent pas la résurrection elle-même, qui n’a pas eu de témoins, mais seulement des rencontres du Ressuscité avec diverses personnes. Dans les rencontres que raconte Jean, le Ressuscité se montre avec ses blessures. Et c’est très important, parce que cela ne concerne pas seulement Jésus lui-même. Ce ressuscité qui porte la trace des clous et du coup de lance nous parle de nous aussi, de notre nouvelle naissance, de notre résurrection. Ce ressuscité qui porte ses blessures, ce peut être nous aussi. D’abord les blessures sur le corps du Ressuscité montrent qu’il ne s’agit pas d’une réincarnation. C’est le même corps, c’est la même personne tout entière qui a reçu une vie nouvelle. Et il ne s’agit pas non plus d’un départ à zéro. La résurrection n’a pas effacé la vie que Jésus avait avant sa mort. Elle n’a pas effacé les traces de la souffrance. Elle a touché un homme torturé, mort et enterré. Au fond du tombeau, une vie nouvelle a commencé, avec les marques de la vie d’avant. Enfin, Jésus ressuscité, même avec les marques de ses souffrances gravées dans son corps, n’a pas recommencé à vivre comme avant. Il n’a plus eu le même type de relations avec ses amis, il ne s’est pas remis à parcourir les routes de Palestine à la rencontre des foules. Avec les traces de sa souffrance, il est entré dans une vie différente, une vie qui n’est plus soumise aux limites habituelles de la vie humaine. La mort est dépassée, elle n’a plus de pouvoir sur lui, pas plus que les murs ou les portes fermées ne peuvent l’arrêter. Cela nous concerne, c’est une promesse pour nous. Quand Jésus nous parle d’une nouvelle naissance nécessaire pour nous, il ne parle pas de réincarnation et il ne parle pas d’un départ à zéro, comme si ce que nous avons déjà vécu devait être effacé. Il ne s’agit pas de tout recommencer. Il n’est pas question de remonter le temps, de retourner dans le ventre maternel ou dans un autre ventre maternel, pour tout recommencer en essayant de faire autrement et mieux. Naître de nouveau, ce n’est pas tout effacer et recommencer, et ce n’est pas non plus continuer comme on vivait avant. C’est vivre un commencement nouveau à un moment précis de notre vie, au point où nous en sommes, avec nos blessures et nos hontes, avec notre mémoire meurtrie, avec en nous les marques de nos clous. Les traces de ce qu’on a vécu sont gravées dans notre mémoire et dans notre chair. La mémoire peut être guérie, elle ne peut pas être effacée. J’ai connu dans mon enfance des anciens combattants de la guerre de 14-18, qui gardaient dans leur corps des éclats d’obus qu’on n’avait pas pu extraire. Ces éclats d’obus rappelaient parfois leur présence, mais ils n’étaient pas mortels. Quand nous commençons notre résurrection avec le Christ, notre passé reste en nous comme ces éclats d’obus. Il peut faire encore mal, il n’est plus mortel. "Je te le dis, c’est la vérité, personne ne peut voir le Royaume de Dieu, s’il ne naît pas de nouveau." "Comment peut-on naître de nouveau ?" demande Nicodème. La langue française ne nous aide pas, dans ce domaine. En français, on naît, c’est une action, c’est un verbe à l’actif. Le grec du Nouveau Testament ne dit pas exactement cela, il est au passif. On ne naît pas, on est mis au monde, on est généré, on est régénéré. D’ailleurs, quand le Nouveau Testament parle de la résurrection de Jésus, il emploie aussi un passif. Le Christ ne s’est pas ressuscité lui-même, il a été relevé d’entre les morts, réveillé de la mort, et il l’a été par Dieu, par le Souffle de Dieu. La nouvelle naissance dont parle Jésus, ce nouveau commencement, cette nouvelle création, ce début de résurrection, c’est quelque chose qui est donné, comme d’ailleurs notre naissance naturelle. On ne se fait pas naître soi-même, on ne s’enfante pas soi-même. On reçoit la vie de quelqu’un d’autre. Or cela va contre toutes nos tendances, contre tous nos réflexes. Ce qui nous plairait, c’est ou bien de compenser, de réparer, de racheter le temps vécu, ou bien de nous enfanter nous-mêmes, par un long travail. Nous sommes comme notre vieil ami le sage du Premier Testament, Qohéleth. Il écrit : "Il y a un temps pour enfanter et un temps pour mourir" (Qo. 3 / 2). On s’attendrait à ce qu’il écrive : "Il y a un temps pour naître et un temps pour mourir", qu’il oppose la naissance à la mort. Mais Qohéleth est comme tout le monde : il préfère ce qu’il peut faire lui-même, organiser lui-même, et contrôler lui-même, à ce qu’il ne peut ni faire, ni organiser, ni préparer, ni contrôler lui-même. C’est pourquoi il écrit : "Il y a un temps pour enfanter et un temps pour mourir". On peut se préparer à la mort, on peut exprimer des volontés à ce sujet, on peut parfois la mettre en scène et d’une certaine façon la contrôler. On ne le peut pas pour la naissance. On est actif dans l’enfantement, alors qu’être mis au monde est involontaire. Dans les crises de nos vies, aux carrefours où nous hésitons, nous aimerions nous enfanter nous-mêmes pour une vie nouvelle, nous aimerions nous donner à nous-mêmes une vie nouvelle. Toutes sortes de méthodes nous sont proposées pour cela. Mais ce n’est pas cela que nous propose le Christ. Lui nous parle d’une vie donnée et à recevoir, d’une vie donnée par un autre. Parce que si nous nous enfantons nous-mêmes pour un nouveau commencement, c’est encore ce que nous sommes jusqu’à présent qui continuera, puisque c’est ce que nous sommes et uniquement ce que nous sommes qui aura donné vie à ce que nous espérons devenir. C’est de Dieu, c’est de l’Esprit de Dieu que Jésus nous propose de recevoir une vie nouvelle, au lieu d’essayer de nous la procurer nous-mêmes. C’est la seule possibilité de véritable nouvelle naissance, d’une véritable résurrection. L’être humain ne peut procurer à d’autres êtres humains ou à lui-même que des naissances qui débouchent sur la mort. Dieu seul peut faire naître pour une vie différente, une vie guérie, une vie libérée, une vie avec Dieu, animée par Dieu, ce qui est une autre manière de dire une vie éternelle. C’est ce que le Christ veut dire, lorsqu’il déclare : "Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit" (Jean 3 / 6). Avec cette nouvelle naissance, notre mort change de place. Le sage du Premier Testament, Qohéleth, comme tous les hommes sages, la voyait comme le mur qui barre l’impasse de la vie humaine. Pour lui, elle était l’avenir. Pour le Christ et pour tout le Nouveau Testament, la mort est une réalité présente dont on peut sortir, ou un passé dont on a été tiré. La mort, c’est justement cette vie qu’on n’aime pas, cette vie qu’on aimerait parfois reprendre à zéro, pour la rendre différente. La mort, c’est le temps que nous vivons en nous sentant prisonniers de notre passé, mais aussi de ce que nous vivons au présent et à quoi nous aimerions échapper. La mort, ce sont les tombeaux d’amertume, de rancoeurs, de regrets, d’impuissance dont nous n’arrivons pas à nous tirer nous-mêmes, ou bien dans lesquels nous nous complaisons, parce que nos amertumes et nos rancoeurs deviennent des raisons de vivre. C’est pourquoi j’ai parlé de la nouvelle naissance, proposée par le Christ, comme d’une résurrection, ou comme du commencement d’un processus de résurrection. Du coup, la vie éternelle n’est pas la vie après la vie. C’est déjà la vie présente habitée par l’Esprit de Dieu, le Souffle de Dieu. La vie éternelle, c’est le temps que nous avons déjà commencé de vivre avec Dieu. Mais une naissance, cela fait mal. L’enfant qui est propulsé dans la vie, sans l’avoir demandé, souffre. Il paraît d’ailleurs que nous gardons tous la nostalgie du ventre maternel, de ce milieu doux, rassurant et chaud où nous avons commencé à vivre. C’est peut-être pour cela que nous rêvons parfois d’y retourner pour tout recommencer. Il paraît aussi que le premier cri de l’enfant est un cri de douleur, quand il a reçu le souffle. Cela lui fait mal de passer d’une forme de vie à une autre, d’un milieu à un autre. Il semble même que l’enfant n’est pas totalement passif dans sa naissance, et qu’il y ait de sa part une sorte d’acceptation de vivre. Un médecin m’a dit que certains enfants, arrivés à terme, refusent le souffle, refusent de naître complètement et de vivre, comme s’ils avaient peur de cette vie différente de celle du ventre maternel, peur de ce monde de lutte et de souffrances. C’est possible. Ce que je sais de manière plus certaine, c’est que la nouvelle naissance dont nous parle le Christ fait mal, elle aussi. C’est un passage difficile. C’est une crise. Car d’abord il y a le temps où l’on fait le constat de sa vie, le bilan des blessures reçues et des blessures données, le temps où l’on se sent prisonnier et même enterré vivant. C’est douloureux. Il y a ces temps où nous rêvons de tout recommencer à zéro, et où nous souffrons de ne pas pouvoir le faire. Il y a les temps où l’on cherche à s’enfanter soi-même, les temps où l’on veut se donner à soi-même une nouvelle vie. Ce sont des temps au bout desquels, quels que soient les changements, on ne finit par retrouver que soi-même, que ce qu’on avait voulu fuir. C’est douloureux. Mais il nous est tout aussi douloureux de recevoir notre vie nouvelle de Dieu. Car pour cela il nous faut renoncer à des rêves, renoncer en particulier au rêve de racheter le temps, de se racheter, de repartir à zéro. Il nous faut accepter de ne pas recommencer tout neufs, sans cicatrices. Il nous faut renoncer au rêve de nous enfanter nous-mêmes, et c’est comme l’aveu d’une défaite, c’est la reconnaissance d’une limite. Parfois même, nous préférons rester dans notre mort, parce que nous nous y sommes habitués, et parce que nous avons peur du passage à la vie nouvelle, et peur de la vie nouvelle elle-même. Il est douloureux de lâcher prise à ses amertumes et à ses rêves. Il est douloureux de donner le contrôle des événements à un autre, même s’il s’appelle Dieu, et de décider de faire confiance. Il y a là toute une lutte. Il est douloureux d’accueillir en soi le Souffle de Dieu. Oui, naître de nouveau, naître d’en-haut, naître d’eau et d’Esprit, cela fait mal, tout comme une naissance naturelle. Mais cela débouche sur la vie. Cependant, n’oublions pas notre vieux sage du Premier Testament, Qohéleth, et son exigence de réalisme. Souvenons-nous que notre désir d’éternité peut être une forme maladive de la foi, un refus de la réalité. Même si nous recevons de Dieu une vie nouvelle, même si nous entrons dans un processus de résurrection, devant nous il y a encore la mort physique. Qohéleth nous le rappelle sans cesse. Cela nous pose problème. Cela a posé problème à la première génération chrétienne, quand elle a connu ses premiers décès. Le premiers chrétiens s’attendaient à un retour rapide du Christ et à une résurrection totale, à une entrée dans la gloire sans avoir à passer par le trépas. Selon une image de l’apôtre Paul, ils espéraient recevoir leur corps de ressuscités par-dessus leur corps mortel, "comme on enfile un habit par-dessus l’autre, sans avoir d’abord à se déshabiller." (2 Corinthiens 5/ 4-5). Oui, la mort physique est encore devant nous, avec tout ce qui nous fait peur en elle. Et selon le titre d’un livre de Gilbert Cesbron, il s’agit bien de la regarder en face. De la regarder en face non plus comme le mur contre lequel nous allons nous écraser, mais comme un nouveau passage difficile, où nous ne serons peut-être ni triomphants ni glorieux. Encore un de ces moments où il faut lâcher prise et faire confiance. Un passage, simplement un passage, parce que notre résurrection commence déjà lorsque nous accueillons le Souffle de Dieu en nous. Et comme ce processus de résurrection n’est pas notre oeuvre, mis celle du Souffle de Dieu, rien ne peut l’interrompre, même pas la mort. Mais il nous faut quand même la regarder en face. "Il y a un temps pour enfanter et un temps pour mourir", dit Qohéleth. "Je te le dis, c’est la vérité, personne ne peut voir le Royaume de Dieu, s’il ne naît pas de nouveau. Personne ne peut entrer dans le Royaume de Dieu, s’il ne naît pas d’eau et d’Esprit", dit Jésus-Christ. Le Royaume de Dieu, la vie éternelle, c’est déjà vivre notre vie sur cette terre avec Dieu, c’est la vie qu’on reçoit de Dieu, qu’on accepte de Dieu, la vie animée par le Souffle de Dieu. Nous pouvons déjà ressusciter, nous pouvons déjà être tirés de la mort, avec nos blessures, comme le Christ, avec le Christ, sans avoir à tout recommencer. Encore faut-il l’accepter, encore faut-il en avoir envie. Encore faut-il accepter d’être des mortels qui acceptent de se laisser ressusciter. Je vous invite à la prière : Depuis que je suis né au sein même du tombeau. Amen. |