Carême 1967 : Aux sources de la libertéSENS ET NON-SENS DE LA VÉRITÉ‚¬Â°Matthieu 16/15-17, 21-23 Jean 11/47-53, 19/19-22 Luc 23/8, 9, 11 Jean 13/21, 22, 25-27, 30 Jean 18/28 1. LES TÉMOINS AVEUGLES Pour retrouver Jésus 1ui-même aux prises avec le Tentateur, à travers les témoins aveugles de sa Passion, nous lirons aujourd’hui plusieurs textes des Evangiles qui nous présentent une véritable galerie de portraits de famille, la famille du Tentateur, la grande famille humaine où il est impossible que nous ne nous reconnaissions pas : Pierre, Caïphe, Pilate, Hérode, Judas, la Foule. Nous rejoignons aujourd’hui Jésus de Nazareth non plus au désert, mais au seuil de la dernière semaine de son existence. En fait, nous ne quittons pas ce temps de la Tentation. Bien au contraire, nous parvenons au centre même de sa réalité, au cœur de son drame. Le dialogue que nous avons médité, on peut le prendre pour historique, on peut le prendre pour symbolique, peu importe ! Car l’essentiel, c’est que Jésus le vive au milieu des témoins enchaînés de son abaissement, c’est que ce dialogue avec l’Adversaire constitue les fils dont sa passion va être tissée, c’est que Jésus se retrouve à chaque tournant de son ministère devant la décision suprême qu’il faut reprendre à chaque fois, c’est que le combat pour notre liberté ne s’achève qu’avec le dernier souffle du Fils de Dieu sur la Croix. La tentation est permanente et nous ferons bien d’être attentifs au déroulement historique de ce triple acte de fidélité dans un monde qui est bel et bien celui du Tentateur, celui de l’aliénation ; et de suivre un Jésus désormais parfaitement démythologisé, libéré de toutes les hypothèques religieuses et privé de tous les appuis que le monde était prêt à lui fournir, pour examiner le prix qu’il devra payer cette liberté. Le ministère entier de Jésus va n’être que l’application et le déroulement, dans l’espace de quelques mois, de l’attitude que nous l’avons vu prendre au désert. Le prix de la liberté ! Il sera d’abord une étrange solitude, car tous ceux qui l’entourent, amis ou ennemis, le regardent tous avec les yeux de l’Adversaire, avec l’espoir qu’il se manifestera bientôt comme le Fils de l’autre dieu qui répand à profusion les trois choses propres à susciter l’enthousiasme des nations : pain, miracle et pouvoir. Durant tout son ministère, Jésus sera en fait aussi seul que dans le désert, car tous ses compagnons se tiennent du côté de ce Dieu que Jésus a repoussé et cela, justement, plus ils lui sont fidèles. Les plus éclairés sont les plus aveugles. Ainsi PIERRE qui se fait l’écho du Saint-Esprit, l’écho de la voix qui retentit le jour du baptême, en disant : « Tu es le Fils du Dieu vivant ! », Pierre ajoute aussitôt après : « Si tu es le Fils de Dieu, tu ne mourras pas, tu descendras de la croix », se faisant l’écho de l’Adversaire et révélant que son dieu ressemble curieusement à ce faux dieu qui tentait Jésus dans le désert. « Arrière de moi, Satan ! » se fait-il répondre. Nous sommes avertis que le dieu qui pourrait aujourd’hui épargner la mort à Jésus, s’appelle Satan. Nous sommes avertis que le dieu auquel Jésus pourrait recourir pour se sauver et pour envoà »ter du même coup tous les hommes émerveillés de sa puissance, s’appelle Satan. Nous sommes avertis que ce Dieu vivant dont Pierre vient de confesser que Jésus est le Fils, s’appelle Satan. Certes, Pierre dit la vérité, mais il ne sait pas ce qu’il dit, et le père de Jésus dont il parle n’est pour lui et pour le moment qu’un faux dieu. Son Fils de Dieu qui ne peut pas mourir, qui ne peut pas ne pas entraîner les hommes, n’est que le faux fils d’un faux dieu. Oui, le disciple le plus autorisé du Maître ne peut que mentir en disant la vérité, car la vérité n’a point encore reçu son contenu et sa liberté des événements de la Semaine sainte. A l’autre extrémité, parmi les adversaires irréductibles, il y a CAà PHE, le grand-prêtre, le chef du pouvoir religieux qui, lui, en veut à sa vie parce qu’il n’est pas le Fils de Dieu et que, par conséquent, il ne pourra pas vaincre les Romains mais seulement nous attirer avec eux les pires ennuis. Il faut le faire disparaître, ce faux messie, pour le salut de notre nation. Pierre et Caïphe sont d’accord. La mort de Jésus prouvera que Pierre s’est trompé en le prenant pour le Fils de Dieu, et que le grand-prêtre a eu raison en sachant bien qu’il ne l’était pas et ne pouvait pas l’être. Pour l’un comme pour l’autre, le Fils de Dieu ne peut mourir, car il n’est, pour l’un comme pour l’autre, le Fils de Dieu que selon l’Adversaire. Un évangile selon Caïphe ou selon Pierre ne serait que l’évangile selon le Tentateur. Et pourtant, c’est la Bonne Nouvelle qu’ils annoncent tous les deux. C’est la vérité qu’ils prononcent, et alors que le meilleur ami se fait traiter de Satan par les trois premiers Evangiles, l’ennemi, le responsable principal du meurtre judiciaire qui se prépare, se fait traiter de prophète par le quatrième évangéliste parce qu’il justifie son crime au moyen d’un petit résumé de ce que sera toute la dogmatique chrétienne : la mort d’un homme pour le salut et la réunion du peuple de Dieu. Bien entendu, il ne sait pas ce qu’il dit. Il est le jouet d’un quiproquo. La mort de Jésus sauvera le peuple en un tout autre sens que ne le pense Caïphe. Et Jésus est le Fils de Dieu d’une tout autre manière que ne le confesse Pierre. Ces deux hommes ont beau professer la vérité, elle ne les affranchit pas, elle n’est pas encore en mesure de les affranchir. Ils ne sont pas libres. Leur liberté ne pourrait leur venir que du sens de ce qu’ils disent. Et ce qu’ils disent ne peut avoir de sens avant qu’arrive ce que Pierre veut empêcher et ce que Caïphe veut provoquer. La bonne foi de Pierre est utilisée par l’Ennemi comme la mauvaise foi de Caïphe. Ce n’est pas la vérité formulée, mais le sens de la vérité qui affranchit. Pour le moment elle n’a encore aucun sens. Et entre ceux qui en veulent à sa vie et ceux qui en veulent à sa mort, Jésus est absolument seul. Quant à PILATE, le pouvoir civil, il est lui aussi dans son inconscience, dans son absence de liberté, un des plus remarquables de ces témoins aveugles, de ces témoins enchaînés. Notons que son crime est essentiellement d’avoir cédé à Caïphe, aux pressions du pouvoir ecclésiastique et abandonné ce petit morceau de pouvoir civil séparé qui lui aurait permis de sauver la vie d’un innocent. Son crime n’est pas d’avoir abusé mais d’avoir renoncé à son pouvoir. Est-ce pour se venger d’avoir dà » céder aux Juifs, ou par simple boutade, ou parce qu’il avait été impressionné par cet homme déclarant : « Je suis Roi » ? Là non plus nous ne pouvons pas savoir ce qu’il mettait dans son témoignage, nous ne pouvons pas savoir le sens qu’avait pour lui cet écriteau et s’il pressentait qu’en faisant graver et clouer sur la croix : « Jésus de Nazareth, le Roi des Juifs », il répondait lui-même et parfaitement et pour tous les temps à sa propre question : « Qu’est-ce que la vérité ? ». Il maintient sa décision envers et contre tous, contre les Juifs furieux qu’on traîne ainsi dans la boue de l’infamie le titre glorieux porté par David et Salomon, et sans doute aussi les futurs chrétiens qui ne tiennent point trop à ce que l’on affiche immodérément et souligne le fait que leur Sauveur et leur Dieu est non seulement le Dieu des Juifs, mais qu’il est un Juif, un Juif particulier en train d’agoniser sur une poutre. Etrange témoin de la vérité, ce fonctionnaire romain, chargé de faire la carte d’identité du Dieu vivant, du Dieu plus caché et plus révélé qu’il ne l’a jamais été. Car l’Ancien Testament l’avait répété : Israël n’a pas d’autre roi que Dieu lui-même. Et voilà que le titre suprême, le titre de Roi d’Israël est porté aujourd’hui par un homme exécuté. Telle est la première écriture du Nouveau Testament, et cet écriteau de Pilate résume bien le Nouveau Testament. Avec la phrase de Caïphe, il suffirait â éclairer le monde. Qui plus est, Pilate a vu loin dans son aveuglement. Il a donné un caractère universel à la carte d’identité de Jésus, il l’a fait traduire en latin et en grec pour que tous les peuples puissent comprendre. Ce n’est point seulement la vérité qu’il proclame ainsi, mais sa dimension universelle. Voici donc cet homme lâche, cet esclave aux mains propres, qui se trouve être le premier rédacteur et traducteur du Nouveau Testament et le père des sociétés bibliques. Mais où est le sens, où est la conscience, où est la liberté de ce qu’il fait ? Quant à HÉRODE dont les textes disent qu’il se réjouissait grandement de voir Jésus et de lui voir faire un miracle, faire du pain avec des pierres, changer l’eau en vin, un bâton en serpent, comme les magiciens de Pharaon, et de l’entendre dire des choses profondes, des choses impressionnantes, le Fils de Dieu qu’il espère est si manifestement celui que seul l’Adversaire pouvait lui procurer qu’il est inutile d’insister. Et quand Jésus refuse d’ouvrir la bouche, quand Hérode s’aperçoit qu’il ne peut le faire parler ni agir, que ce Fils de Dieu est inutilisable, il n’a plus qu’à le renvoyer à Pilate. Cependant le cas de JUDAS est le plus dramatique et significatif. Il réunit en lui l’attitude de Pierre et de Caïphe. Il passe de l’un à l’autre. Il est leur trait d’union. Il est le disciple qui croit dur comme pierre que Jésus est le Fils de Dieu et que, s’il est le Fils de Dieu, il va prendre le pouvoir. Mais comme les choses traînent et que Jésus n’a pas l’air de se décider, n’a pas l’air d’oser passer le Rubicon qui fera de lui le Roi d’Israël et le Maître du monde, Judas donnera un coup de pouce au destin. Il hâtera les événements qui provoqueront la manifestation du Fils de Dieu. Le but qu’il poursuit justifie amplement ce qui ne s’appelle trahison que dans les morales à courte vue. Quand l’Ecriture nous dit : « Satan entra dans Judas », cela ne signifie certainement pas que Judas veut faire mourir Jésus, mais qu’il veut l’obliger à devenir celui que Satan lui proposait. Comme le dit Lucien Peyrot : « Judas choisit ce que Jésus refuse au désert. Prenant tout sur soi, il saura bien précipiter du haut du Temple l’Elu du Seigneur, contraignant ce dernier à lui porter secours ». « Satan entra dans Judas » signifie que se met à prévaloir en Judas la notion d’un Dieu qui ne pourra pas laisser tomber son Fils. Alors, il y va ; peut-être même le pain que Jésus lui donne lui en donne-t-il le courage. Il pousse Jésus dans le vide, tellement il croit au Père de Jésus et à sa Providence, tellement ce Père est bien celui qui parlait dans le désert et rappelait à Jésus les grands textes de sa Promesse. Si Dieu est en vérité le gardien, le rempart, le protecteur, le rocher, le bouclier de son Fils, et si Jésus est en vérité son Fils, il ne reste plus qu’à provoquer la grande démonstration... Mais alors quand Jésus se casse la figure sur le pavé du parvis, ou mieux quand le procès se déroule inexorablement et que la condamnation devient exécutoire, quand les insultes retentissent et que les clous sont plantés, quand Jésus agonise, appelle au secours et rend son dernier souffle sans que son Père ait levé le petit doigt, quand les ténèbres se répandent et que s’éteignent les derniers feux de l’espérance humaine, quand le voile du Temple se déchire et qu’il n’y a plus de lieu saint, de présence divine sur la terre, alors, mais alors, c’est que le Père de Jésus n’existe pas. Mais alors on ne peut pas continuer à vivre, quand on a trahi pour lui, quand on s’est déshonoré pour lui. Judas se donne la mort, ne pouvant plus vivre au-delà de la mort de son Dieu, ou plutôt au-delà de l’existence de son Dieu. « Jésus n’a pas de Père, je l’ai livré pour rien ». Toujours dans la ronde de ces témoins aveugles et de ces acteurs du drame, mentionnons enfin cette FOULE de Juifs partisans de Caïphe qui s’en viennent auprès de Pilate réclamer la mort de Jésus. On a pas mal débattu ces derniers temps sur la représentativité de ces hommes, pour conclure qu’il s’agissait sans doute d’une faction de fanatiques à la dévotion d’une oligarchie corrompue et que l’ensemble du peuple juif n’avait aucune responsabilité dans cette affaire. Je veux bien. On peut toujours aplatir l’Histoire. Mais je me demande quel sens peut prendre et garder l’exécution qui se prépare si elle est le fait d’un malheureux concours de circonstances, si Jésus n’est que la victime occasionnelle de quelques fripouilles ambitieuses. N’est-ce pas se rendre la tâche bien facile ? La mort du Fils de Dieu devient un accident, un accident déplorable mais fortuit et qui n’engage personne. Tout au plus faut-il nous accuser de n’avoir pas suffisamment veillé sur sa sécurité, mais on ne peut vraiment rien nous reprocher d’autre, devant ce malheur qui est arrivé, comme tant d’autres malheurs de l’Histoire. On ne peut pas tout empêcher. Jésus n’est quand même pas le seul prophète et le seul chef à avoir été mis à mort. Jésus n’est pas la seule victime innocente de l’Histoire. C’est très triste assurément, mais pourquoi en faire une montagne ? Ainsi, comme la commission Warren veille sur le sommeil des Etats-Unis, la commission de toutes les bonnes consciences de l’Univers veille avec un soin jaloux à ce que nous ne soyons pas impliqués dans le complot, à ce qu’il n’y ait même pas eu de complot. La bonne conscience chrétienne répète depuis 18 siècles : « Ce sont les Juifs ». Et la bonne conscience juive répète aujourd’hui : « C’est une petite clique de fanatiques, c’est Caïphe (c’est Oswald tout seul), nous n’y sommes pour rien... Veuillez nous excuser et recevoir ce pot de fleurs pour la tombe de Jésus ». Si le drame de notre Seigneur est l’effet du hasard, concours de circonstances ou erreur judiciaire, il n’a plus aucun sens. Si la foule des crieurs devant Pilate ne représente pas l’ensemble du peuple juif, et si le peuple juif ne représente pas l’ensemble des nations, si cette affaire n’est pas le fruit d’une complicité de tous les peuples, elle n’a strictement aucun sens et tout ce que nous avons dit ces six semaines n’en a pas davantage. Si nous ne sommes pas, chacun de nous sans exception aucune, impliqués dans le complot, si ça n’est pas l’humanité entière qui complote la mort de Jésus, elle n’a plus aucun sens. Si nous ne nous reconnaissons pas dans le Tentateur et dans la ronde de ces marionnettes qu’il fait valser autour de Jésus, cette histoire n’a point de sens. Elle n’est qu’un fait divers sans signification si elle n’est pas le complot de tous les peuples contre le Dieu vivant. Et pas seulement des peuples athées, ou irréligieux, ou idolâtres, non certes. Ecoutez plutôt ce détail savoureux, cette petite précision imperceptible et hallucinante de l’Evangile de Jean : « Ils n’entrèrent pas dans le prétoire, afin de ne pas se souiller et de pouvoir manger la pâque ». Quels gens irréprochables, non seulement pieux, mais courageux ! Ils ne se laissent pas impressionner par le Gouverneur. « Oh non, nous avons nos principes : Dieu premier servi. Pilate ensuite. Qu’il sorte ! Nous ne nous souillerons pas au contact de cette maison profane et de cette pègre païenne. Nous voulons pouvoir communier dignement ». Manger la pâque ! Ce n’est pas quelque supercherie d’un rituel animiste. La pâque, c’est l’eucharistie du peuple de Dieu, c’est l’authentique célébration de la sortie d’Egypte, de la liberté retrouvée, de la Révélation du Dieu d’Abraham. La pâque, c’est la permanence de la libération. Eh bien, pour pouvoir manger dignement la pâque, ils feront sortir Pilate et lui réclameront que Jésus soit torturé jusqu’à ce que mort s’ensuive, Jésus, l’agneau pascal, le sens de la pâque. Je ne connais rien qui me donne un pareil vertige. Et franchement, je ne vois pas comment une religion quelconque peut s’en remettre. Il est clair que cette pâque est aux mains du Tentateur, et que le Dieu dont ces gens se réclament au plus haut sommet de la piété, au plus haut souci de leur fidélité, c’est l’Adversaire, c’est l’anti-dieu auquel Jésus n’a cessé de s’opposer. Pâque démoniaque en vérité, aliénation parfaite, esclavage total de ceux qui célèbrent leur libérateur dans le temps même qu’ils l’assassinent. Concentration de tous les malentendus. Sommet du péché qui se confond avec le sommet de la religion. Pierre et Caïphe, Hérode et Pilate, les prêtres, les docteurs, la foule et Judas, étrange cohorte qui tous expriment dans leur conscience et leur inconscience notre incurable déception. Etrange asile d’aliénés où Jésus est seul homme libre à continuer à parier jusqu’au bout pour notre liberté ; à refuser la fuite, l’offre des Grecs, l’épée de Pierre et les légions d’anges, à refuser tout ce qui pourrait empêcher les hommes de l’achever, tout ce qui pourrait les aider à croire et leur éviter de commettre le crime irrémédiable ; à refuser tout ce qui pourrait constituer un dernier masque à leur péché. Ainsi, tous les acteurs de ce drame, tous les témoins enchaînés de cette vérité qu’ils prononcent et qu’ils provoquent sans qu’elle ait de sens pour eux, tous sont au pouvoir de l’Adversaire, tous servent un Dieu qui n’existe pas, le faux père d’un fils que Jésus n’est pas et qu’il récuse. Tous répètent les trois mots clefs du Tentateur : Pain, Miracle et Pouvoir, si tu es le Fils de Dieu... Et la vérité qu’ils formulent dans leur convoitise et leur crédulité, la pâque des prêtres, la grande joie d’Hérode, la prophétie de Caïphe, la confession de Pierre, le coup de pouce de Judas, l’Ecriture de Pilate, toute cette vérité proférée par des esclaves, ne peut que faire mourir la Vérité. 2. LA MORT DE DIEU Aujourd’hui, cette vérité qui n’a pas son sens, traîne sur toutes les places publiques, sous la forme que Nietzsche lui a donnée : « Dieu est mort ! » ; que Sartre souligne, en précisant : Il est mort non seulement dans le monde, mais dans le cœur des croyants ; et que reprennent, aux U.S.A., certains théologiens, quand ils disent que, sur la croix, Jésus découvre que son Père est mort. Cela me paraît être plutôt la découverte de Judas, dont nous avons vu qu’il ne la supporte pas. Si l’on voulait que Jésus fasse une telle découverte, il faudrait qu’il eà »t été celui que la théologie protestante des XVIII° et XIX° siècles en a fait : un homme religieux dans un monde déiste. Car, si le Père de Jésus est le Père du déisme, alors oui, c’est bien vrai que Jésus n’a pas de Père, du moins pas d’autre père que Joseph , et qu’il suffira d’une bonne analyse pour le débarrasser de sa nostalgie du père. Et voilà qui est fait aujourd’hui. Nous n’avons pas à nous en plaindre. Le dieu du déisme est une idole comme toutes les autres ; les religions sont toutes de l’athéisme déguisé. Mieux vaut toujours mettre bas les masques et s’affronter à visage découvert. Mieux vaut une alternative simple et nette entre le témoignage apostolique rendu au Père, au Fils et au Saint-Esprit, et l’athéisme, que de s’imaginer qu’en dehors du Dieu trinitaire il est possible de conserver un Dieu et Père à Jésus. On l’a cru pendant deux cents ans et on a élaboré là -dessus trente-six dogmatiques ! Il n’est pas mauvais que l’illusion se dissipe et que le choix de Jésus au désert se traduise pour l’homme moderne par : le Dieu trinitaire ou l’athéisme. C’est-à -dire : le sens ou le non-sens de la mort de Dieu. Je m’explique : quand vous dites « Dieu est mort », vous prononcez trois mots qui n’ont absolument aucun sens en dehors de celui que peut leur donner le Nouveau Testament ; aucun sens sinon pour les chrétiens. Mais pour eux et de quelque façon qu’ils les retournent, ces mots sont au cœur de la Révélation, ils sont la Révélation proprement dite. Au sens négatif tout d’abord, c’est l’écho de la fameuse lamentation entendue par un voyageur sur les rivages de Cythère au début de notre ère : « Le grand Pan est mort ! ». Et cela voulait dire que Jésus avait détruit toute sacralisation possible de la nature. De fait, ce ne sont point seulement les dieux de la nature et de toutes les magies, mais les dieux de l’espèce, les dieux de la société, les dieux du monothéisme comme ceux du polythéisme, les personnalités dont on célèbre le culte, le dieu de la mystique comme celui de la métaphysique, tous les dieux élaborés par la conscience, l’inconscience et la subconscience de l’homme, y compris ce dieu-père dont nous avons largement décompté les méfaits chez tous ceux qui attendaient de son fils exactement ce que le Fils a refusé d’être ; oui, tous les dieux, y compris le Père dont nous voulions qu’il fà »t le Fils, Jésus a fait éclater leur inexistence, leur néant absolu. Nous ne disons pas leur mort, c’est leur faire trop d’honneur, car, pour mourir, il faudrait avoir vécu. Pour ne plus être, il faudrait avoir été. Les dieux ne sont pas à proprement parler morts, n’ayant jamais proprement vécu. Et pourtant, on peut dire d’une certaine manière qu’ils sont morts dans la mesure où ils ont vécu dans la conscience de l’homme, mystifiée par la Puissance des Ténèbres, par ce personnage mystérieux affronté par Jésus, et qui n’est en somme que la voix de ce qui n’existe pas, la voix du Néant, de ce que le Créateur n’a pas voulu, et à quoi seuls notre convoitise, notre égoïsme et notre peur, en un seul mot notre péché, confèrent une existence. Dieu est mort, cela n’est vrai que parce que Jésus, en refusant jusqu’à la mort les offres du Tentateur, a révélé l’impotence, l’inexistence du Prince de ce monde et de tout le cortège d’idoles qu’il suscite dans toutes les nations et dans toutes les religions. Dieu est mort, oui, le dieu de ce monde est mort, tous les dieux sont morts au sens de : n’ont jamais existé. C’est la moitié de l’Evangile. C’est le bulldozer qui fraie la voie à celui qui vient : C’est la place nette, c’est la liberté pour la grande rencontre et pour la compréhension de l’autre sens, le sens positif, le sens substantiel, le sens historique et inouï de la phrase « Dieu est mort », qui ne veut pas dire seulement : « L’inexistence des faux dieux et des faux pères est révélée », mais le vrai Dieu, le Dieu inconnu, le Dieu révélé, le Dieu vivant est mort d’une mort tout ce qu’il y a de plus réelle, substantielle et historique, d’une mort humaine ; non pas une mort figurée, une mort-façon-de-parler, une mort mystique, mais de la mort-événement-dernier de tout être vivant, la mort-point-final de la vie d’un homme, c’est elle, c’est de cette mort-là que Dieu est venu mourir en son Fils unique, Jésus de Nazareth. C’est cette mort que l’Eglise annonce en prêchant la croix. Oui, une mort à proprement parler cette fois, car seul le Dieu vivant peut mourir, alors que ce qui n’a jamais vécu ne le peut évidemment pas. « Dieu est mort », c’est la vérité chrétienne dans la bouche de tous les athées, comme elle était sous une autre forme dans la bouche de Caïphe, de Pierre, de Pilate. C’est la vérité qui n’affranchit pas quand on n’en a pas saisi le sens, le sens historique sur la Croix, et qu’elle se limite à constater la fin des religions, la fin des dieux, la fin de Satan. Et encore, une fin bien aléatoire, car qui peut prétendre avoir éliminé les microbes religieux, dessouché l’idolâtrie et détrôné le Prince de ce monde ? Même au sens le plus banal et le plus négatif de fin des idoles, je crains que la phrase « Dieu est mort » ne soit vraie que dans la foi en Jésus-Christ. Admettons cependant qu’elle soit vraie pour les marxistes qui ont résisté au culte de la personnalité, il reste l’autre sens qui forcément échappe aux non-chrétiens, lesquels ne peuvent savoir ce qu’ils disent ainsi, plus que les soldats romains ne savaient ce qu’ils faisaient en clouant Jésus parmi des milliers d’autres condamnés sur une croix. Mais si ceux qui vont répétant ce slogan savaient ce qu’ils disent au lieu de parler pour ne rien dire, la question immédiatement se poserait : si Dieu est mort au sens propre du terme et si c’est le vrai Dieu qui est mort, ou si l’on veut le vrai Fils du vrai Père qui est vraiment mort, alors d’où le savons-nous ? Qu’est-ce qui donne un sens à ces termes fous ? Quand Pierre dit aux Juifs : « Vous avez fait mourir le Prince de la Vie ! », d’où sait-il maintenant que c’est le Prince de la Vie qui est mort, et bien mort, supplicié il y a quelques jours ? D’où peut-il le savoir ? Comment Pierre, qui précisément affirmait que s’il était le Fils de Dieu, Jésus ne pouvait mourir, peut-il en toute vérité et en toute allégresse prêcher l’Evangile, la bonne nouvelle de la mort de Dieu, pas de la mort mythique d’une divinité de la mythologie, mais la mort historique du Fils de Marie, la mort du Prince de la Vie ? Comment des hommes ont-ils pu, dix-neuf siècles avant Nietzsche, dire cette chose insensée en lui donnant un sens, un sens non pas métaphysique, ni philosophique, ni sociologique, ni psychologique, mais le sens d’un fait divers, le sens qu’une exécution capitale des plus vulgaires et dérisoires, quelques semaines auparavant, avait pris pour eux dans l’événement de Pâques ? Comment, en un mot, des hommes ont-ils pu affirmer que le vrai Père du vrai Fils de Dieu s’était précisément révélé dans cette mort, dans ce refus jusqu’à la mort de l’offre du Tentateur ? Que le Dieu vivant s’identifiait à un homme dont l’exécution capitale avait été publique et incontestable ? Comment pareil non-sens peut-il devenir sens de l’Histoire toute entière ? Comment pari aussi tragiquement perdu peut-il gagner les hommes ? Et la liberté et la vie triompher à jamais dans ce désastre ? C’est ce que nous tâcherons de voir au cours de nos deux dernières conférences. N. B. , Ces conférences étaient à peine prononcées que paraissait dans « Etudes Théologiques » de Montpellier (n° 4, 1966), sous la plume de Georges Crespy, une étude remarquable sur « Psychanalyse et Foi » dont je tiens à citer un extrait qui, si je l’avais connu, m’eà »t aidé à m’exprimer avec plus de pertinence et de clarté sur la double dialectique de la mort de dieu et de la mort de Dieu. |