Carême 1985 : Passion du Christ et souffrance des hommes

SUPPRIMER OU SURMONTER LA SOUFFRANCE

Philippe Soullier
Pasteur de l’Eglise
Réformée de l’Annonciation

VI
SUPPRIMER OU SURMONTER LA SOUFFRANCE
— Romains 8 —

 

Amis auditeurs !

Depuis 5 semaines, nous parlons ici de la souffrance. Adopter ce thème pour notre Carême Protestant 1985, n’était-ce pas une gageure ? Oui sans doute, et nous en étions bien conscients au départ. Il nous est arrivé à tous, à vous, à nous, dans la souffrance de penser ou dire même que personne ne pouvait nous comprendre, de nous sentir et même de nous vouloir seuls. Et qui d’entre nous ne s’est trouvé muet, honteux aussi des paroles qu’il avait cru devoir prononcer, devant la souffrance des autres ? Pourtant nous voudrions pouvoir comprendre, agir !

Parler de la souffrance, pari impossible ! Pari que nous avons cependant voulu tenter ! Chrétiens, nous croyons que la souffrance du Christ, sa Passion : sa mort et sa résurrection non seulement nous y autorisent, mais nous y contraignent, non pour expliquer ou exorciser la souffrance, mais pour la regarder en face, et voir au-delà, découvrir si elle a un sens et lequel, si elle débouche sur quelque chose et quoi ? S’il est vrai, comme nous le croyons, que le Christ a vraiment traversé la souffrance, jusqu’au bout, comme personne d’autre n’a pu et ne pourra le faire, et qu’il est, ainsi qu’il l’a déclaré, le chemin qui conduit à la vie, alors nous pouvons affirmer avec Kierkegaard qu’il y a une joie extraordinaire même dans la simple pensée que la souffrance est pour nous le chemin, car, au cœur même de la souffrance, il y a la victoire de Dieu, de son amour et de sa vie.

Mais nous voulons à cet égard entendre l’interpellation que nombre de nos contemporains, non-chrétiens et parfois chrétiens aussi, adressent aux Eglises, et je voudrais ici citer comment Elie Wiesel, écrivain juif, rapporte sa première rencontre avec François Mauriac, dans son livre "Un juif aujourd’hui". Ce texte a du reste servi d’introduction à la réflexion d’un groupe de l’ACAT (Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture) dans sa préparation du Colloque organisé par ce mouvement à Toulouse en mai 1984, sur le thème : Passion du Christ, Passions des hommes, tout à fait donc semblable au nôtre ; et la question posée par l’ACAT à ses adhérents était la suivante : y a-t-il un lien — et lequel — au niveau de votre foi chrétienne, entre les souffrances du Christ, vos propres souffrances personnelles, les souffrances des torturés dont l’ACAT vous informe ? Question essentielle pour nous tous.

Elie Wiesel, donc, rapporte que, jeune rescapé des Camps de la mort, il avait obtenu d’aller "interviewer" chez lui le grand romancier catholique François Mauriac.

"L’écrivain chrétien, écrit-il, me fascinait. Quelque chose dans ses propos m’irritait, au point que, cédant à un mouvement de colère, je fermais mon bloc-notes et me levais : Vous parlez du Christ, Maître, lui dis-je. Les chrétiens aiment en parler : la Passion du Christ, l’agonie du Christ, la mort du Christ. Dans votre religion, il ne s’agit que de cela. Eh bien, sachez qu’il y a dix ans, pas trop loin d’ici, j’ai connu des enfants juifs dont chacun avait souffert mille fois plus, six millions de fois plus que le Christ sur la croix. Et nous n’en parlons pas".

Et comme sur ces mots, Elie Wiesel était sorti sans serrer la main de son hôte, dans sa colère et son indignation, François Mauriac le rattrape sur le palier. "D’un geste infiniment humble, poursuit Elie Wiesel, le vieil écrivain me touchait le bras et me priait de revenir. Nous regagnâmes le salon. Nous reprîmes nos places l’un en face de l’autre. Et soudain l’homme que je venais d’offenser se mit à pleurer... sans dire un mot, sans me quitter des yeux, il pleurait et pleurait. Les larmes lui coulaient le long du visage et il ne faisait rien pour les arrêter, pour les essuyer... Je n’oublierai jamais cette première rencontre".

Combien émouvant est ce récit, forte son interpellation. Après l’avoir entendu, nous ne pouvons ni ne pourrons, nous chrétiens, plus parler trop vite, trop facilement des souffrances et de la Passion du Christ, sans pleurer en pensant aux souffrances humaines, scandaleuses et intolérables, celles qu’ont conflués ces hommes, femmes et enfants, juifs et autres, des camps de la mort, celles que connaissent les torturés d’aujourd’hui, mais aussi en pensant à toute forme de souffrance quelle qu’elle soit, et à nos souffrances personnelles.

Savoir pleurer ainsi, et pleurer avec ceux qui pleurent, c’est bien ce qu’a fait le Christ, ce qu’il nous demande, ce qu’il rend possible.

Sans doute toutes les souffrances ne sont pas semblables : physiques et morales. Il ne peut pourtant pas s’agir de les comparer, de les mesurer les unes par rapport aux autres, même par rapport à celles du Christ. Pour nous, la Passion du Christ, sa souffrance, les résume, rassemble et contient toutes. Elles manifestent que toutes sont scandaleuses et intolérables aux yeux mêmes du Dieu de l’amour et de la vie, mais aussi que ce Dieu est avec nous dans toute souffrance et que son amour et sa vie sont plus forts que la souffrance, qu’il a vaincu la souffrance, qu’il veut effacer toute larme de nos yeux, qu’il y a une paix, une consolation possible, un combat à mener qui n’est pas vain.

Donc, nous voudrions essayer maintenant de dire quel est ce combat !

C’est à la lumière de ce texte de l’apôtre Paul que nous allons lire, dans sa lettre aux Romains, chapitre 8, v. 16 à 25, que je voudrais essayer de discerner avec vous quelle peut être notre attitude dans et devant la souffrance.

"Cet Esprit lui-même atteste à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. Enfants, et donc héritiers : héritiers de Dieu, cohéritiers de Christ, puisque, ayant part à ses souffrances, nous aurons part aussi à sa gloire.
J’estime, en effet, que les souffrances du temps présent sont sans proportion avec la gloire qui doit être révélée en nous. Car la création attend avec impatience la révélation des Fils de Dieu livrée au pouvoir du néant — non de son propre gré, mais par l’autorité de celui qui l’y a livrée —, elle garde l’espérance, car elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption, pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons, en effet, la création tout entière gémit maintenant encore dans les douleurs de l’enfantement. Elle n’est pas la seule : nous aussi, qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons intérieurement, attendant l’adoption, la délivrance pour notre corps. Car nous avons été sauvés, mais c’est en espérance. Or, voir ce qu’on espère n’est plus espérer : ce que l’on voit, comment l’espérer encore ? Mais espérer ce que nous ne voyons pas, c’est l’attendre avec persévérance".

Il semblerait, au premier abord, que ces affirmations de Paul pourraient nous conduire à une attitude de résignation : en raison du caractère inéluctable de la souffrance, puisque aussi nos souffrances nous donnent part à celles du Christ qui les a ainsi portées pour nous, enfin parce que nous savons que nos souffrances sont sans proportion avec la gloire à venir dont il nous faut attendre la manifestation.

Faut-il donc se résigner à la souffrance ? La résignation : un terme que nous ne trouvons nulle part dans la Bible, dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament. Au contraire, la foi, telle que nous la découvrons là, apparaît comme le contraire de la résignation.

Job, nous l’avons vu, les auteurs de Psaumes, les prophètes sont loin d’être résignés à leur sort : leur foi est combat, lutte avec eux-mêmes, avec les autres, avec Dieu d’abord, dans la souffrance ; ils apportent à Dieu, ils lui crient leurs interrogations, leur découragement, leurs objections, leurs doutes.

Jésus lui-même ne s’est pas résigné à la souffrance des autres, ni à la sienne propre. Ne devrions-nous pas, quand nous sommes découragés, lire ou relire dans les évangiles l’épisode de Gethsémané, la prière de Jésus au mont des Oliviers avant sa mort : "Père, s’il est possible, éloigne de moi cette coupe" ?

Toutefois non pas ma volonté mais la tienne. S’il y a abdication, c’est une abdication volontaire.

Sans doute, s’il en est ainsi, c’est que Dieu est un Dieu vivant, non quelque principe ou puissance régissant tout du haut de son ciel. Ce Dieu qui vient à nous, à la rencontre des hommes selon le témoignage biblique et comme nous le percevons en Jésus-Christ, est quelqu’un qui nous parle, qui est proche, qui est avec nous, tout en étant bien au-delà de ce que nous pouvons saisir et comprendre. Et parce que notre vie est en lui et avec lui, nous pouvons contester, discuter, avancer.

Nous sommes en chemin avec lui, et se résigner, c’est s’arrêter, faire du "sur place", et même c’est un retour en arrière dans la considération du passé. La foi est appel à la vie, à saisir la vie, dans l’adversité et jusque même devant la mort.

Dans le stoïcisme ancien, repris par le romantisme, qui a comme lui souvent influencé, imprégné même la foi, la mystique et l’attitude chrétiennes, il y a certes une grandeur de la résignation que nous ne saurions nier. La résignation y est sans doute non démission devant la souffrance, mais une acceptation de celle-ci, une manière de vivre avec elle et malgré elle, un défi même à la souffrance. Une telle attitude réclame beaucoup de courage, d’abnégation, de grandeur d’âme, au point que les plaintes, les pleurs, les prières ou le recours à un Dieu, ont pu et peuvent apparaître comme lâcheté et démission. En tant que chrétiens, nous avons à être sensibles à cela, mais précisément notre foi nous pousse à aller plus loin, jusqu’au bout de l’affrontement et du courage.

Que la souffrance soit le chemin inéluctable de la vie, comme la mort elle-même, cette pensée ne comporte en elle-même aucune consolation véritable, comme nous sommes tentés de le croire en disant ou pensant : Nous n’y pouvons rien ! Ou bien : C’est la destinée, ou encore : C’est l’heure !

La foi en Jésus-Christ nous fait refuser toute fatalité comme tout fatalisme, toute résignation à un destin, comme si le dernier mot de la vie et de Dieu était là, dans une sorte de verdict ou décret. Dieu est le Dieu de la résurrection et de la vie. Et un jour viendra où cela sera manifesté en pleine lumière, où la souffrance aura disparu, et la souffrance du temps présent est sans proportion, quelle qu’elle soit, avec la gloire à venir. Mais cette affirmation ne risque-t-elle pas de nous conduire aussi à une autre attitude qui, au contraire de la résignation, serait celle d’un refus, d’une négation de la souffrance, au nom même de cette gloire à venir, comme pour le non-chrétien ou le non-croyant ? Ce serait au nom d’un idéal de vie humaine dont la souffrance serait exclue…

Faut-il supprimer la souffrance ?

Nous avons dit non à la résignation, mais faut-il alors refuser le caractère inéluctable de la souffrance, nous efforcer de la supprimer le plus possible en tout cas ?

La réponse semble évidente, et pourtant elle n’est pas si simple.

L’être vivant, l’homme comme l’animal, s’efforce naturellement d’éviter ce qui peut le faire souffrir.

La science médicale est arrivée à combien de résultats heureux en ce domaine, sur le plan physique, organique. Si la souffrance est symptôme de maladie ou de déséquilibre, il s’agit moins d’agir sur la douleur même que sur ses causes.

Sur le plan moral aussi, ne manquent pas les recettes de bonheur à notre portée, les moyens naturels ou artificiels : de l’optimisme aux stupéfiants. Et puis la nature a aussi prévu l’oubli, le temps qui apaise et efface.

Mais en même temps que nous constatons cette nécessité pour l’homme d’échapper à la souffrance, il nous faut dénoncer toutes les ressources humaines pour augmenter et accumuler les souffrances de toutes sortes, la jouissance même que nous pouvons éprouver à souffrir ou faire souffrir ! Que de contradictions nous portons en nous-mêmes.

Si l’homme naît pour souffrir, comme l’étincelle pour voler, ainsi que le constatait Job, il essaie, à cause de cela précisément, d’échapper à la souffrance. Le droit de l’euthanasie, le droit au suicide sont aujourd’hui revendiqués par certains. Ceux qui ont été confrontés à des situations ou décisions douloureuses et tragiques, comprennent mieux qu’il ne nous appartient pas de juger ou condamner ; et, pour ma part, comment n’évoquerais-je en particulier ces quatre heures passées au bout du fil avec une jeune fille de 18 ans, voulant garder l’anonymat, ayant absorbé suffisamment de barbituriques et ne voulant pas être sauvée, qui avait appelé SOS-Amitié pour être accompagnée jusqu’aux portes de la mort ?

Pourquoi Dieu permet-il la souffrance ? Que de fois aussi, nous autres pasteurs, mais nous ne sommes pas les seuls, avons-nous entendu cette question, posée non comme une question d’école, mais comme un vrai et douloureux problème ? Et nous savons bien qu’il n’est pas possible d’apporter une réponse, et quelle réponse pourrait apaiser ou satisfaire ? La question, nous ne pouvons la poser qu’à Dieu, la poser aussi avec celui qui souffre : et il y a déjà là apaisement !

Le Dieu de la résurrection et de la vie ne veut pas la souffrance : l’œuvre même de guérison et de pardon accomplie par Jésus selon les évangiles en est le témoignage. La souffrance est bien, non le châtiment d’une faute particulière, mais le signe, la marque en nous du péché, c’est-à-dire de notre séparation d’avec Dieu : de notre quiétude, de notre faiblesse, de notre indifférence, de notre révolte, de notre refus de Dieu.

Lutter contre toutes les causes de souffrance, quelles qu’elles soient, fait bien partie dès lors de l’exigence même de la foi, et est bien le témoignage que nous avons à rendre de la volonté de délivrance de Dieu, de l’œuvre accomplie dans le Christ, qui se poursuit jusqu’à la manifestation finale de sa victoire et de sa gloire. Il nous faut lutter de toutes nos forces, et pourtant sans illusion : il n’est pas possible de la supprimer ; elle restera, comme la mort, signe de ce que Dieu ne veut pas, de ce qui est négation du Dieu de la vie en ce monde ; la souffrance est œuvre agissante en nous déjà de la mort : déchirement, séparation, dans notre être même, d’avec les autres aussi, et d’avec Dieu.

Que nous reste-t-il, et que faut-il en conclure ? Surmonter la souffrance, tel est le courage d’être. Il vaut la peine et il convient d’aborder encore ce dernier point, si vous le voulez bien, si vous en avez le courage !

Surmonter la souffrance, ou le courage d’être.

Au terme de cette réflexion et de ces 6 semaines de Carême protestant, je voudrais vous laisser cette assurance forte et joyeuse : en dépit de la souffrance, à travers elle, il est possible de trouver le courage de vivre vraiment, pleinement. On peut le dire seulement au bout de cette réflexion, non comme une parole facile, mais comme une parole mûrie. Le courage d’être, en surmontant la souffrance, c’est ma conviction, ma foi de chrétien que seul Jésus-Christ peut le donner, en lui qu’on peut le trouver. Nous disons que c’est par les souffrances, la mort et la résurrection de Jésus que nous sommes sauvés, et que dans la foi nous avons part à ses souffrances et à sa victoire.

Comment et qu’est-ce que cela signifie ?

Et d’abord quel rapport entre nos souffrances humaines et celles du Christ ?

Sans doute il ne s’agit pas de les comparer, comme nous le disions au début. Physiquement, d’autres ont pu souffrir autant et même plus que Jésus. Mais ses souffrances récapitulent et portent toutes les souffrances, car il les a vécues comme signes de tout ce qui nous sépare de Dieu, jusqu’au bout.

Les souffrances du Christ sont rédemptrices, nous apportent le salut, non en elles-mêmes ou parce qu’elles auraient une vertu particulière, mais parce qu’à travers elles a été manifestée la victoire de Dieu.

Nous n’avons pas à les offrir à Dieu, nous ne le pouvons. Et au nom de l’Evangile — cela contre une certaine interprétation chrétienne —, je crois pouvoir affirmer que nos souffrances à nous, et celles du monde n’ont pas une valeur rédemptrice et que nous n’avons pas à les offrir non plus à Dieu comme un sacrifice, une oblation.

Comme si nous pouvions par elles contribuer à notre salut ! L’apôtre Paul est formel sur ce point et les Eglises de la Réforme l’ont particulièrement souligné et repris.

Mais n’y a-t-il pas eu et n’y a-t-il pas parfois pour les chrétiens tentation de valoriser la souffrance et même la mort, de les rechercher même pour leur salut et celui des autres ? Nos souffrances nous donnent part à celles du Christ que veut dire ainsi l’apôtre Paul ? Il convient sans doute de comprendre que si, en Christ, c’est au cœur même de la souffrance et de la mort qu’a été manifestée la victoire de Dieu, la vie et la résurrection, il nous faut en lui et par lui regarder en face la souffrance, sans nous résigner et quand elle est là inévitable, pour la surmonter. Dans la foi, unis à lui, un avec lui, nous est donnée sa puissance de vie, sa vie, à la lumière de la gloire à venir, de la victoire dernière et définitive de Dieu. C’est en vue de celle-ci, que nous avons part en ce sens aux souffrances du Christ.

Cette espérance qui, pour le chrétien, est certitude dont il a déjà les arrhes, bien loin de le démobiliser, vient au contraire donner un sens à son combat, lui donner le courage d’être.

"Nous ne perdons pas courage, écrit Paul aux Corinthiens, et même si en nous l’homme extérieur va vers sa ruine, l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour. Car nos souffrances d’un moment sont légères par rapport au poids extraordinaire de gloire éternelle qu’elles nous préparent".

Pesantes, lourdes nous semblent nos souffrances, mais elles sont légères, passagères, quelles qu’elles soient, par rapport à la gloire éternelle à venir, et comme le terme de gloire veut dire "ce qui a du poids", par rapport, dit Paul, au poids extraordinaire de la gloire de Dieu.

Les souffrances, finalement une école, comme le dit Kierkegaard, reprenant l’épître aux Hébreux, une épreuve purificatrice aussi pour notre foi et notre vie, afin que soit déjà annoncée et déjà présente au travers d’elles cette gloire. La gloire de Dieu, c’est la vie.