Thomas, mon jumeau
"RESSUSCITEZ"
Pasteur Pierre COCHET
Samedi 31 mars 1990
— V —
"Thomas, mon jumeau"
Dans l’évangile selon Jean, chapitre 20, versets 19 à 24, nous lisons : "Le soir de ce jour, qui était le premier de la semaine, les portes du lieu où se trouvaient les disciples étaient fermées, par la crainte qu’ils avaient des juifs ; Jésus vint et, debout au milieu d’eux, il leur dit : "Que la paix soit avec vous !". Quand il eut dit cela, il leur montra ses mains et son côté. Les disciples se réjouirent en voyant le Seigneur.
Jésus leur dit de nouveau : "Que la paix soit avec vous ! Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie". Après ces mots, il souffla sur eux et leur dit : "Recevez l’Esprit Saint. Ceux à qui vous pardonnerez les péchés, ils leur seront pardonnés, et ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus".
Thomas, appelé Didyme, l’un des Douze, n’était pas avec eux lorsque Jésus vint. Les autres disciples lui dirent donc : "Nous avons vu le Seigneur". Mais il leur dit : "Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets mon doigt à la place des clous, et si je ne mets ma main dans son côté, je ne croirai point".
Huit jours après, les disciples de Jésus étaient de nouveau dans la maison, et Thomas avec eux. Jésus vint, les portes étant fermées, et, debout au milieu d’eux, il leur dit : "Que la paix soit avec vous !". Puis il dit à Thomas : "Avance ici ton doigt, regarde mes mains, avance aussi ta main et mets-la dans mon côté ; et ne sois pas incrédule, mais crois !". Thomas lui répondit : "Mon Seigneur et mon Dieu !". Jésus lui dit : "Parce que tu m’as vu, tu as cru ; heureux ceux qui n’ont pas vu, et qui ont cru !".
Dans l’imagerie populaire, ce pauvre Thomas figure le type même du sceptique, celui qui ne croit que ce qu’il voit ! Cependant, face à la résurrection de Jésus, devant le tombeau vide, l’incrédulité, le doute ou, pour le moins, la perplexité ne sont pas propres au seul Thomas, mais sont bel et bien le fait de la quasi totalité des disciples.
Ainsi dans l’évangile selon Marc, chapitre 16, versets 1 à 8 : “Lorsque le sabbat fut passé, Marie de Magdala, Marie mère de Jacques et Salomé achetèrent des aromates, afin d’aller embaumer Jésus. Le premier jour de la semaine, elles se rendirent à la tombe très tôt au lever du soleil. Elles disaient entre elles : "Qui nous roulera la pierre de l’entrée du tombeau ?". Elles levèrent les yeux et s’aperçurent que la pierre, qui était très grande, avait été roulée. Elles entrèrent dans le tombeau, virent un jeune homme assis à droite, vêtu d’une robe blanche, et elles furent épouvantées. Il leur dit : "Ne vous épouvantez pas ; vous cherchez Jésus de Nazareth, le crucifié ; il est ressuscité, il n’est pas ici ; voici l’endroit où on l’avait déposé. Mais allez dire à ses disciples, à Pierre, qu’il vous précède en Galilée : c’est là que vous le verrez, comme il vous l’a dit. Elles sortirent du tombeau et s’enfuirent tremblantes et hors d’elles-mêmes, mais elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur”.
De même, dans l’évangile selon Matthieu, au chapitre 28, verset 16 : "Les onze disciples allèrent en Galilée sur la montagne que Jésus avait désignée ; quand ils le virent, ils l’adorèrent, mais quelques-uns eurent des doutes".
Ou encore dans l’évangile selon Luc, au chapitre 24, verset 36 à 43 : "Tandis qu’ils parlaient de la sorte, lui-même se présenta au milieu d’eux et leur dit : "Que la paix soit avec vous". Saisis de frayeur et de crainte, ils croyaient voir un esprit. Mais il leur dit : "Pourquoi êtes-vous troublés et pourquoi ces raisonnements s’élèvent-ils dans vos cœurs ? Voyez mes mains et mes pieds, c’est bien moi ; touchez-moi et voyez ; un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’en ai. Et en leur disant cela, il leur montra ses mains et ses pieds. Comme dans leur joie ils ne croyaient pas encore et qu’ils étaient dans l’étonnement, il leur dit : "Avez-vous ici quelque chose à manger ? Ils lui présentèrent un morceau de poisson grillé. Il le prit et le mangea devant eux".
Enfin, dans les versets du chapitre 20 de l’évangile de Jean qui précèdent notre texte, il n’y a guère que celui qui est désigné comme le disciple que Jésus aimait qui, explicitement, croit ; verset 8 : "Alors l’autre disciple, qui était arrivé le premier au tombeau, entra aussi ; il vit et il crut".
Doute, perplexité, inquiétude, partagés par la plupart des disciples ; c’est néanmoins sur Thomas que l’évangéliste appelle l’attention. Il convient d’emblée de préciser ceci :
D’abord, Thomas n’est pas avec les autres disciples, au moment où le Christ ressuscité leur apparaît et leur montre ses mains, percées par les clous de la croix, son côté, déchiré par la lance du soldat. Lorsque les disciples lui annoncent : "Nous avons vu le Seigneur", il répond : "Je ne vous croirai que si je vois ce que vous avez vu".
Ensuite, une semaine plus tard, lorsque le Christ leur apparaît à nouveau, mais, cette fois, en présence de Thomas, la réponse de ce dernier est immédiate : "Mon Seigneur et mon Dieu". On ne dit pas qu’il a touché ; il a vu. Doute, incrédulité, méfiance, cèdent aussitôt que Thomas voit lui-même ce que les autres ont vu.
En somme, Thomas ne s’est pas satisfait du témoignage des disciples. Ce qu’il revendique, c’est de voir ce que les autres ont vu, le Christ vivant, et sa demande ne paraît pas incongrue, puisque cela se fait.
C’est vrai que Jésus ajoute : "Parce que tu m’as vu tu as cru ; heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru".
Mais combien l’ont vu et n’ont pas cru pour autant, du moins immédiatement ? Souvenez-vous des disciples sur la route d’Emmaüs : évangile selon Luc, chapitre 24, versets 13 à 16 : "Voici que ce même jour, deux d’entre eux allaient à un village nommé Emmaüs, éloigné de Jérusalem de soixante stades ; ils s’entretenaient de tout ce qui s’était passé. Pendant qu’ils s’entretenaient et discutaient, Jésus s’approcha et fit route avec eux. Mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître". Jésus, ainsi chemine avec eux, leur parle, sans qu’ils le reconnaissent. Il faudra attendre le partage du pain, versets 28 à 31 : "Lorsqu’ils furent près du village où ils allaient, il parut vouloir aller plus loin ; mais ils le pressèrent en disant : "Reste avec nous, car le soir approche, le jour est déjà sur son déclin. Il entra pour rester avec eux. Pendant qu’il était à table avec eux, il prit du pain, dit la bénédiction, puis il le rompit et le leur donna. Alors leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent".
De même, lors de l’apparition de Jésus au bord de la mer de Galilée, dans l’évangile selon Jean au chapitre 21, les disciples ne savaient pas que c’était Jésus. Ce n’est qu’après la pêche miraculeuse qu’ils le reconnaissent. Il faudra donc s’interroger sur le fait que ce que l’on voit n’est pas nécessairement la personne physique du Christ, mais un signe de cette présence : là, le pain rompu, ici, les poissons. S’interroger, aussi sur la relation voir-croire.
Il n’en reste pas moins que Thomas n’a pas cru ce que lui annonçaient les disciples. Il n’a pas accepté leur témoignage. En somme, il ne s’est pas contenté de paroles. On peut être réticent, et pour ma part je le suis, à rechercher les raisons psychologiques du comportement des personnages de l’Ecriture ; cependant, ici, il nous faut bien nous demander : pourquoi Thomas n’a-t-il pas cru ce que lui disaient les disciples ?
Je pense, quant à moi, que c’est probablement parce que rien d’essentiel n’avait changé dans leur comportement. Les disciples annoncent à Thomas : "Le Seigneur est ressuscité, nous l’avons vu", mais tout continue pour eux comme si de rien n’était. Avant l’apparition du Seigneur, ils sont calfeutrés chez eux ; verset 19 : "Le soir de ce jour, les portes du lieu où se trouvaient les disciples étaient fermées, par la crainte qu’ils avaient des juifs". Une semaine après, ils sont toujours au même endroit, et dans la même situation ; verset 26 : "Huit jours après, les disciples de Jésus étaient de nouveau dans la maison, les portes étaient fermées". Ils sont toujours là, toutes portes fermées ; immobiles et craintifs, alors que le Christ leur a dit : "Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie". Mais ils sont toujours là. Thomas probablement pensait qu’un tel événement aurait transformé, bouleversé, le comportement de ses amis, qu’ils auraient dû se lever, sortir, libérés de toute crainte, mais il ne voit rien de tel. Puisque rien d’essentiel n’a changé, il ne les croit pas ; parce que leur témoignage reste verbal, sans s’accompagner de signes tangibles comme conséquence de l’événement inouï qu’ils annoncent, Thomas demeure sceptique.
Il faut donc cesser de lire ce texte du chapitre 20 de l’évangile selon Jean avec un sourire de commisération pour ce pauvre Thomas, et accepter, du coup, de nous mettre en cause.
Si nous annonçons que le Christ est ressuscité, qu’il est vivant, quelque chose doit se voir en nous. Si nous proclamons que le Christ est vivant, le Vivant, que cela entraîne pour nous une nouvelle naissance, une vie nouvelle, cela doit se voir ; se voir en nous.
Si nous prêchons l’Evangile, la Bonne Nouvelle de la Résurrection et de la Vie, mais que nos propres vies, nos comportements, nos attitudes demeurent les mêmes, banals, gris, étriqués, craintifs, alors personne ne va nous croire, et tous nos discours, mêmes les plus éloquents, nos démonstrations mêmes les plus brillantes, n’y changeront rien. Si rien n’a changé dans nos vies, personne ne nous croira. Nous serons des témoins verbaux, à la limite, de faux témoins.
Force est de le reconnaître, nous sommes si souvent, trop souvent des chrétiens frileux, cherchant dans l’Eglise un refuge contre les agressions du monde et les mauvais coups du sort ; si souvent, trop souvent, des chrétiens tristes, fatigués, qui attendent, les bras ballants et le dos rond, que quelque chose se passe, comme un signe fulgurant venu du ciel ; des chrétiens découragés, ou déçus, cédant à la tentation d’abandonner ce monde-ci, espace pourtant du témoignage auquel nous sommes conviés, pour reporter leur espérance dans un au-delà hypothétique. Alors notre témoignage est stérile et il est vain, car cette espérance que nous annonçons, cette victoire que nous affirmons, cette libération que nous proclamons, ne se voient pas à l’œuvre dans notre vie.
Un témoin véridique est un témoin dont le message qu’il publie a déjà quelque part, d’une manière ou d’une autre, transformé la vie. Cette vie nouvelle que nous revendiquons doit déjà avoir fait irruption dans notre propre vie. Dire la Résurrection, c’est dire l’irruption de la vie dans la mort qu’elle submerge, la victoire de la vie sur la mort. Dire la vie implique que l’on soit soi-même vivant, né de nouveau, en un mot, ressuscité. Et cela se voit. Voir, croire, non pas voir pour croire, mais voir et croire, voir, et par conséquent, être vu.
Par delà la banalité quotidienne, l’Esprit Saint est nécessaire pour voir et comprendre. Sans lui, nos yeux restent aveugles aux vraies significations, et sourdes nos oreilles, et muettes nos bouches. Il nous donne de voir. Voir comme a vu le vieillard Siméon ; évangile selon Luc, chapitre 2, versets 25 à 32 : "Et voici qu’il y avait à Jérusalem un homme du nom de Siméon. Cet homme était juste et pieux ; il attendait la consolation d’Israël, et l’Esprit Saint était sur lui. Il avait été divinement averti par le Saint-Esprit qu’il ne verrait pas la mort avant d’avoir vu le Christ du Seigneur. Il vint au Temple poussé par l’Esprit. Et, comme ses parents apportaient le petit enfant Jésus pour accomplir à son égard ce qui était en usage d’après la Loi, il le reçut dans ses bras, bénit Dieu et dit : "Maintenant, Maître, tu laisses ton serviteur s’en aller en paix, selon ta Parole, car mes yeux ont vu ton salut, que tu as préparé devant tous les peuples, Lumière pour éclairer les nations, et gloire d’Israël, ton Peuple".
Mes yeux ont vu ! Au contraire de l’aveuglement de beaucoup qui auraient pu voir mais n’ont pas vu, à l’opposé de ceux, nombreux, pour lesquels Jésus est et sera folie, scandale, dérision, blasphème, ou qui se demanderont, sans jamais se décider : « Est-ce là Celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? », Siméon voit. Dans cet enfant qui ressemble probablement à tous les autres, il reconnaît le Messie attendu, le Christ de Dieu, le Rédempteur promis, Celui qui devait venir, rejeton de David, pour réconcilier toute créature avec son Créateur.
"Heureux vos yeux parce qu’ils voient" (Matthieu 13/16).
La foi, c’est d’abord cela : voir, voir celui qui se donne à être reconnu ; rencontrer celui qui vient à notre rencontre. Voir, et non accepter un certain nombre de propositions théologiques, ni adhérer à une doctrine sur Dieu. Voir d’abord. La réflexion, l’étude, la méditation, si nécessaires par ailleurs, viendront néanmoins après, car elles demeureraient stériles s’il n’y avait d’abord cette rencontre. Voir le Christ, non pas nécessairement, il faut le répéter, sa personne physique, mais les signes qu’il nous donne de sa présence : le pain rompu, à Emmaüs, les poissons partagés, aux bords du lac de Galilée.
Voir les signes que Dieu nous adresse et qui nous sont donnés pour attester la vigilance de sa miséricorde, la permanence de son amour, la fidélité à son Alliance.
Ce peut être, bien sûr, une vision grandiose, comme celle adressée à Esaïe, de l’Eternel siégeant en majesté au milieu de myriades d’anges qui proclament : "Saint, saint, saint est l’Eternel, toute la terre est remplie de sa Gloire !".
Ce peut être, aussi, un signe mystérieux, tel ce buisson qui brûle sans se consumer sur l’Horeb, ou encore un signe insolite comme cette branche d’amandier que voit le prophète Jérémie ; livre de Jérémie, chapitre 1, versets 11 et 12 : "La parole de l’Eternel me fut adressée en ces mots : Que vois-tu, Jérémie ? Je répondis : Je vois une branche de l’amandier hâtif. Et l’Eternel me dit : Tu as bien vu, car je me hâte d’accomplir ma parole".
Il y a aussi ce que Job va voir ; souvenez-vous : Job est à bout de tout, de la souffrance, de l’épreuve, de l’interpellation. Ses amis essaient de l’aider à trouver un sens : Heureux l’homme que Dieu réprimande, déclare Eliphaz. Interroge donc les générations d’antan, car peut-être tu es en train de payer pour une faute ancestrale, ajoute Bildad. Prétends-tu sonder les profondeurs de Dieu ? renchérit Sofaz. Puis c’est Elihahou qui reprend : Comment peux-tu dire : je suis plus juste que Dieu ?
Mais Job persiste dans son interrogation lancinante. Puis c’est Dieu qui parle, un long discours, obscur, il faut le reconnaître, au cours duquel il évoque sa création, qui inclut Behemot, l’hippopotame, et Léviathan, le crocodile... et voici que Job répond, chapitre 42, versets 1 à 5 : "Job répondit à l’Eternel : je reconnais que tu peux tout, et qu’aucune réflexion n’est inaccessible pour toi. Qui est celui qu assombrit mes desseins par des propos dénués de connaissance ? Oui, j’ai fait part, sans les comprendre, de merveilles qui me dépassent et que je ne connaissais pas. Ecoute-moi, et moi je parlerai ; je t’interrogerai, et tu m’instruiras. Mes oreilles avaient entendu parler de toi, mais maintenant, mon œil t’a vu".
Signes variés, divers, mais annonciateurs, précurseurs, du signe majeur et décisif que voit Siméon, Jésus, Dieu en Christ.
Comme Thomas, Didyme, mon jumeau, moi aussi je demande à voir. Non pas nécessairement des signes éclatants, glorieux, irréfutables, mais ceux que l’Esprit Saint me donne à discerner et à reconnaître.
Voir et, à mon tour, être vu, non pas par je ne sais quelle prétention de me faire voir par mes qualités, mes engagements, mon enthousiasme, de me montrer moi-même comme prophète, ou comme gourou, mais dans l’acceptation d’être là où je suis, là aussi, où Dieu m’envoie, un témoin humble, fidèle mais qui confesse, avec Thomas : "Mon Seigneur et mon Dieu !".