UNE SAGESSE MYSTÉRIEUSE ET CACHÉ‚¬Â°E
Nous
voici une fois de plus réunis dans cette Eglise au temps du Carême. Mais non pas
seulement dans cette Eglise. C’est mon vœu et ma prière que tous les auditeurs
invisibles de ces entretiens, se sentent, eux aussi et avec nous, membres d’une
véritable communion spirituelle. Or, nous ne sommes point ainsi rassemblés, au
sens le plus profond du terme, pour quelques réflexions apologétiques où la foi
chrétienne avancerait ses preuves et ses arguments en face des sagesses de ce
monde, mais pour nous recueillir dans l’attente de la Semaine Sainte. Notre
effort sera de réfléchir au « mystère de Jésus » dont parle Pascal.
Peut-être
certains diront-ils que cette préparation ne peut être que labeur de l’âme, et
non de l’esprit, renoncement aux convoitises, humiliation de l’orgueil, y
compris l’orgueil de la pensée. Ils rappelleront que « le royaume de Dieu est
pour les petits enfants et ceux qui leur ressemblent » (Luc 18/16), que
Jésus a « loué son Père, le Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché
ses mystères aux sages et aux intelligents » (Luc 10/21), bref que la
simplicité de cœur est la seule disposition requise de qui veut recevoir la
grâce du Crucifié et du Ressuscité.
Et
peut-être, songeant davantage aux responsabilités extérieures de l’Eglise qu’aux
besoins de l’âme croyante, d’autres objecteront-ils que cette Eglise devrait se
manifester dans le monde par des témoignages plus concrets que des subtilités
théologiques. Tandis que les masses abandonnent les Eglises, leurs cérémonies et
leurs catéchismes, et vont invoquer ailleurs des divinités plus efficaces,
est-il opportun de consacrer son temps et sa peine à réfléchir sur des formules
périmées ? Ce qui entraînera la conviction des déserteurs de l’Eglise , ou de
ses adversaires , ce qui les convaincra que le Christianisme n’est pas une
philosophie qui tente de se survivre, un vénérable ou détestable legs du passé,
un « opium pour le peuple », ou l’une des lignes de défense derrière qui
s’abritent des privilèges menacés, est-ce bien la répétition peu ou prou
modernisée de doctrines obscures ? Des vies fidèles, généreuses, conséquentes,
des institutions audacieusement nouvelles, voilà ce que devrait produire la foi
chrétienne, pour être de nouveau crue, voire pour qu’on se soucie encore d’elle
dans nos inquiétants tumultes d’aujourd’hui.
Et
peut-être certains ajouteront-ils : pour l’Eglise elle-même qui, tantôt se
réfugie stérilement en soi, et tantôt se perd dans ses tentatives d’adaptation
ou d’action extérieure, n’y a-t-il pas de moyens plus sà »rs de recouvrer la
conscience de son existence et de sa mission qu’une réflexion doctrinale ? N’y
usera-t-elle point ses forces sans y retrouver sa joie d’être l’Eglise ?
A ces
questions et d’autres analogues, ces entretiens eux-mêmes apporteront leur
réponse. Ce ne seront peut-être pas celles qu’imaginent nos préoccupations ou
nos ambitions humaines. Nous espérons, s’il plaît à Dieu, que ce seront celles
de la Révélation et donc les seules qu’il faille chercher et trouver.
La
simplicité de cœur, certes il n’est pas d’autre grâce nécessaire pour comprendre
et aimer Jésus-Christ, mais cette grâce, suffit-il de la décréter pour la
recevoir ? Notre malheur, notre péché, n’est-ce pas justement que nous ne sommes
pas simples ? La complexité ou la complication ne sont pas l’apanage des
théologiens de profession ; elles apparaissent aussi dans les objections du
soi-disant bon sens... ou de l’orgueil camouflé en bon sens. On retrouve dans
les dilemmes que nous inventons et que l’enfant ne connaît pas. Par exemple,
quand nous disons : ou Dieu est bon, ou Il est Tout-Puissant ; s’il est
Tout-Puissant, c’est qu’il n’est pas Amour et s’il n’est pas Amour, c’est qu’il
n’est pas Tout-Puissant. Ou encore : ou bien Dieu est souverain et je ne suis
pas libre ; ou bien je suis libre et alors la souveraineté de Dieu est
limitée... Simplicité enfantine ! Plaise à Dieu que nous la recouvrions par
grâce. Mais cette grâce ne sera pas accordée à ceux pour qui la simplicité n’est
qu’une incrédulité dissimulée. Peut-être, étant ce que nous sommes tous, de
soi-disant sages et intelligents, Dieu nous demande-t-Il d’abord l’effort de
renoncer notre fausse sagesse, c’est-à -dire une laborieuse humilité de l’esprit
devant la Parole du Dieu qu’il faut aimer aussi de toute sa pensée.
Il ne
s’agira donc pas dans ces entretiens, de répéter des formules ou de les
moderniser, mais bien dans le message biblique, d’écouter la Parole, à qui
aucune réflexion, aucune adaptation, aucune application humaines ne peuvent
conférer actualité ou efficace, la Parole contemporaine de tous les temps parce
qu’elle est celle du Maître du temps et de l’éternité. Ecouter aujourd’hui
Celui « pour qui mille ans sont comme un jour » (2 Pierre 3/8), non pas à
cause de quelque indifférente immutabilité métaphysique, mais parce que Son
amour ne saurait jamais être moindre, et qu’il ne pourra jamais dire une autre
Parole que la Parole incarnée, Son Fils ; écouter aujourd’hui cette parole et,
l’ayant écoutée, l’écoutant sans cesse, l’annoncer sans davantage se lasser que
Celui qui la dit, quel autre témoignage l’Eglise pourrait-elle donner au monde
de son existence et de sa mission ? Et quelle autre vocation pourrait-elle
entendre pour elle-même, si vraiment elle veut être l’Eglise de son Seigneur, et
non pas la plus belle, la plus humaine, la plus actuelle des institutions de la
terre ?
A vrai
dire, c’est l’incrédulité des croyants qui leur fait désirer autre chose à
produire, à croire, ou à vivre ; autre chose que l’unique nécessaire : cette
Parole écoutée et redite. C’est l’incrédulité des croyants qui leur fait
chercher ailleurs que dans la connaissance de Jésus-Christ leur existence et
leur raison d’être. Auraient-ils donc si gravement perdu leur foi « au seul
nom donné aux hommes par lequel ils doivent être sauvés » (Actes 4/12),
qu’ils veuillent le légitimer par leurs preuves ou par leurs vies ?
Croiraient-ils donc si peu à l’Amour incarné qu’ils estiment nécessaire de
rendre humain leur message par une autre « humanité » que celle du Fils de
Dieu ? Y aurait- il pour l’Eglise une autre science à acquérir que celle de
l’Evangile, afin d’être, de devenir ou de rester l’Eglise ?
Notre
conviction, c’est que, précisément dans le monde où nous vivons, parmi tant de
détresses et d’exigences violemment, légitimement proclamées, la seule tâche
urgente pour le chrétien et pour l’Eglise, c’est de vouloir seulement connaître
et enseigner le mystère qui lui a été confié. Au moment où tant de paroles
humaines proposent ou entendent imposer leurs solutions et leurs espérances, la
seule vocation de l’Eglise est d’annoncer la Parole qu’aucun homme ne peut dire
si elle ne lui a d’abord été dite à lui-même, qu’aucun homme ne peut découvrir
« parce qu’elle ne monte au cœur d’aucun homme » (1 Corinthiens 2/9).
Mais comment l’Eglise l’annoncerait-elle si elle ne recommence pas toujours de
l’écouter ? Car, pour elle aussi, c’est une parole étrangère, une parole
qu’elle n’invente pas, une parole qu’elle ne s’approprie pas, une parole, pour
elle toujours et sur elle toujours à nouveau, souveraine.
Et il
faut le dire aussi : au moment où l’Eglise n’est pas seulement, ni le plus
gravement menacée par ceux qui l’attaquent ouvertement, mais par ceux qui
prétendent, consciemment ou non, l’utiliser à d’autres fins que celles de sa
vocation divine, sa première tâche devant ces menaces n’est-elle pas de se
rappeler très précisément sa vocation : c’est-à -dire le dépôt confié à son
magistère et à sa prédication ? Car le seul péril qu’elle encoure, ce n’est pas
que le monde ne l’entende pas, c’est que pour se faire entendre, elle devienne
une des voix de ce monde, et qu’au lieu de « la sagesse mystérieuse et
cachée » (1 Corinthiens 2/7), elle prêche n’importe quelle sagesse évidente
et acceptable. « Que lui servirait-il d’avoir gagné le monde, , et que
servirait-il au monde d’avoir été gagné par elle , si elle avait perdu son
âme ? » (Marc 8/36).
Oui,
telle est notre conviction. C’est-à -dire très simplement que la vocation comme
la mission de l’Eglise, c’est de préserver sa substance, autrement dit de
confesser sa foi.
Or, que
serait la confession de foi, non pas de l’Eglise en général, mais de l’Eglise
particulière à laquelle nous appartenons, sinon la confession du salut par
grâce, et de la justification par la foi seule ? , Et de nouveau, on
peut se demander, en songeant à ce témoignage particulier : ne vaudrait-il pas
mieux, aujourd’hui, au lieu de rechercher la particularité de notre confession
de foi, nous appliquer à ce qui nous est commun avec les autres églises, puisque
nous sommes avec elles menacées ?
La
question me paraîtrait absurde, voire blasphématoire, si elle signifiait que
nous serions libres dans notre confession de la foi, libres de modifier au goà »t
du jour ou sous la pression des circonstances le message qui nous est confié.
Absurde et blasphématoire, si quelqu’un, qui se réclame de Jésus-Christ,
entendait annoncer un autre Christ que celui des prophètes et des apôtres. Car
« la grâce qui est en lui » (2 Timothée 2/1) ne nous autorise pas à
connaître d’autre grâce que la sienne, quelles que soient les actualités de nos
journaux, et nos difficultés présentes. Et d’ailleurs, où est notre vraie et
dernière actualité ? De quels actes, en fin de compte,
vivons-nous, des quels dépendons-nous : de tous ces actes temporels qui
composent le cadre de notre vie, de nos actes ou de l’Acte éternel et
unique de Dieu par qui nous existons et par qui nous sommes sauvés ?
Mais si,
en parlant d’actualité, nous entendons demander : est-il nécessaire de
redécouvrir sans cesse, et donc aujourd’hui, l’exclusivisme bienheureux
du salut par grâce, tel que la Réforme l’a professé, alors oui, notre tentative
est actuelle pour le monde et pour l’Eglise. Car si de tous temps le monde a
essayé de se sauver lui-même, si le Prince de ce monde a toujours voulu lui
suggérer qu’il y a d’autres dieux que Dieu pour racheter sa misère, il est des
époques où l’ignorance de la grâce, c’est-à -dire du Dieu qui seul
sauve, offre un plus visible spectacle d’aveuglement. Ne sommes-nous pas à l’une
de ces époques ? On peut se le demander quand on voit foisonner tous les cultes
modernes (ceux qui déifient la classe, la race, la nation, et tant d’autres
veaux d’or). Quel autre message que celui du vrai et unique Dieu qui sauve
pourra affronter ces divinités que l’homme ne cesse de se faire pour marcher
devant lui ?
Et pour
l’Eglise, quelle autre foi aurait-elle à recommencer de confesser ? Ce qui fit
au XVI° siècle l’actualité de la Réforme fera l’actualité de notre profession de
foi. Car si, comme on l’a dit, la misère du monde, c’est d’ignorer qu’il y a une
grâce, la tentation de l’Eglise, c’est de ne plus savoir que la grâce est
vraiment grâce, c’est-à -dire vraiment suffisante, vraiment gratuite, vraiment
souveraine ; de croire qu’on peut adorer Dieu et admettre d’autres bontés à côté
de la sienne ; de croire que l’homme n’est pas si perdu qu’il ne faille Dieu
lui-même, Dieu tout entier, Dieu seul, pour le sauver.
C’est
l’infidélité de l’Eglise qui pourrait la rendre inactuelle. Car pour apprendre à
l’homme à se sauver lui-même, point n’est besoin de l’Eglise. , On lui propose
et il invente, le pauvre homme, tant d’autres saluts, qui n’en sont pas ! , Mais
pour lui dire qu’il est vraiment, pleinement sauvé par un Autre , et c’est la
seule chose qu’il ait besoin d’entendre , , qui le fera si ce n’est pas
l’Eglise ?
Réfléchir
sur le salut par grâce et la justification par la foi, confesser et annoncer
cette foi, c’est donc aussi la plus grande œuvre de charité de l’Eglise.
*
* *
En quoi
consiste ce message que le christianisme annonce et que la foi chrétienne
professe ?
Quand
l’Eglise fut fondée par l’effusion du Saint-Esprit au jour de Pentecôte, les
apôtres parlèrent à la foule réunie à Jérusalem. Et ce qu’ils dirent, chacun
l’entendit dans sa langue , non pas seulement dans le dialecte de sa province,
mais dans le secret vocabulaire de son cœur , . Le miracle, ce ne fut pas
seulement que chacun comprît qu’il s’agissait dans ce discours du « grand
œuvre de Dieu » (Actes 2/11) (« des choses merveilleuses de Dieu »,
comme disent d’autres traductions) ; ce fut aussi que chacun sà »t que, dans ces
grandes choses de Dieu, il s’agissait de lui-même. Si bien que, dit le livre des
Actes, tous demandèrent aux douze : « Hommes frères, que faut-il que nous
fassions ? » (Actes 2/37). Ainsi, quand les grandes choses de Dieu sont
annoncées à un homme, il faut que sa vie change ; il en est sà »r, il s’en
préoccupe, il se met à la tâche. Tel est le signe, le seul signe de la Parole de
Dieu, c’est qu’elle soit « vivante et efficace » (Hébreux 4/12), qu’elle
« ne retourne pas à Dieu sans effet » (Esaïe 55/1 1). Les paroles
humaines, elles, n’ont de valeur que par la conviction et la sincérité de celui
qui les prononce. Nous ne le savons que trop, en notre temps d’effrayante
inflation verbale ! Mais lorsque Dieu lui-même, à travers des mots de notre
langue, et par un homme de la terre, raconte « Son grand œuvre », alors
quiconque l’entend se sent pris à partie et soudain découvre sa vie comme si
jamais auparavant il ne l’eà »t connue, et il ne peut plus l’accepter telle
qu’elle est.
C’est à
ce premier caractère de la foi chrétienne que nous nous arrêterons d’abord. Un
mot le désigne : celui de révélation.
Nul terme
n’est plus usé : on l’emploie dans l’histoire des religions, dans la chronique
parlementaire ou théâtrale. Il sert à désigner un système nouveau et à saluer
une originalité qui, demain, sera lieu commun ou vedette oubliée. Le
Christianisme prend davantage au sérieux son langage. Révélation y signifie
littéralement : un voile arraché, la découverte d’une réalité inconnue et
inconnaissable. C’est même sur le deuxième adjectif , inconnaissable , qu’il
insiste. « Dieu habite une lumière inaccessible » dit Saint Paul
(1 Timothée 6/16). « Nul n’a jamais vu Dieu », dit Saint Jean (Jean
1/18). Selon l’Evangile il y a derrière le monde et dans le monde un mystère
dont nous ne connaissons pas l’accès et ne soupçonnons même pas la présence.
Ainsi,
quand l’homme conteste toute autre existence que celle qu’il voit, touche et
appréhende, quand il dit, comme il va toujours répétant ce que déjà les
adversaires du Psalmiste lui objectaient moqueusement : « Il n’y a point de
Dieu » (Psaume 10/4) ; quand, devant les mystères de sa vie et de toute vie,
il s’écrie : « Si Dieu existait, le monde ne serait pas ce qu’il est, avec la
souffrance, la guerre, la mort », il a raison dans sa négation. Car il prend
alors Dieu plus au sérieux que tous les fabricants de théologies ou de
métaphysiques optimistes. La vérité de ce monde, la vérité chrétienne de
ce monde, c’est qu’il n’y a pas de Dieu de ce monde et que, naturellement, nous
sommes ici-bas, ainsi que dit Saint Paul, « sans Dieu et sans espérance »
(Ephésiens 2/12). Que la vie aille son train, que l’histoire déroule son éternel
retour, la rude sagesse de la Bible confesse autant que le cynisme désespérant
ou désespéré des réalistes : « Rien n’est nouveau sous le soleil, ce qui a
été, c’est ce qui sera, ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera... Voici, tout
est vanité et poursuite du vent... Avec beaucoup de sagesse on a beaucoup de
chagrins et celui qui augmente sa science augmente sa douleur » (Ecclésiaste
1/9, 14, 18).
Je sais
que, pour contester cette vue cruelle des choses, on invoquera l’existence de
religions et la permanence invincible des aspirations de l’âme humaine vers
« le Dieu inconnu » (Actes 17/23), avec tous les autels qu’elle lui dresse.
Mais qui justifiera l’existence des religions, sinon la détresse de notre
ignorance devant le sens de notre vie, et la crainte de la mort où elles
prennent naissance ? Et à quoi aboutit cet éternel mouvement de l’âme sinon à
l’aveu que justement dans ce monde on ne sait de Dieu qu’une chose : qu’il est
inconnu ? La seule révélation naturelle, j’entends la seule découverte dont
notre nature soit capable, c’est qu’il n’y a pas de révélation naturelle.
S’il en
est ainsi, comment peut-on parler du « grand œuvre de Dieu » dans ce
monde ? Comment reconnaîtrions-nous les « choses de Dieu » (1 Corinthiens
2/11) si nous ne pouvons même pas en soupçonner l’existence ? Sera-ce que ces
réalités attesteront elles-mêmes leur caractère surnaturel par une évidence
particulière ? Et quelle sera cette évidence ?
C’est à
ces questions qu’il convient de répondre en analysant la notion de révélation ou
plutôt l’acception spécifique qu’elle revêt dans la foi chrétienne, ce qui l’y
distingue de toutes les autres significations qui ont pu lui être données
ailleurs. Du même coup, nous serons amenés à indiquer la différence absolue,
qualitative, du Christianisme avec toutes les autres sagesses humaines,
religieuses ou profanes, avec toutes les mystiques, toutes les morales, toutes
les philosophies.
La
première exigence de la foi chrétienne, c’est qu’on n’entreprenne pas cette
analyse théoriquement et comme on le ferait pour n’importe quelle autre concept,
mais qu’on parte du donné révélé lui-même, des « grandes choses de
Dieu » telles qu’elles ont été réalisées sur la terre. C’est le
contenu de la révélation qui en explique la forme et les caractères
distinctifs.
Il est
bien humble, ce contenu ! Et sa réalité concrète est un premier défi à la
sagesse des sages et des intelligents. Reprenons, pour le définir, les premières
affirmations apostoliques qui sont à l’origine de l’Eglise. Que raconte Pierre
dans les discours rapportés au livre des Actes des apôtres ? L’histoire d’un
homme obscur et sa mort dramatique. Certes, celle-ci a bien pu, durant quelques
jours, donner un souci administratif à un procurateur romain chargé de l’ordre
public ; elle a pu aussi manifester la haine persévérante d’un collège de
prêtres et de théologiens, de quelques mercantis d’un négoce religieux. Mais
qu’est-ce, dans l’histoire de ce monde, et même dans celle de l’époque, que cet
incident provincial : une exécution capitale après un procès relativement
régulier ! Et quelle importance peut avoir cette animosité d’une caste menacée
dans ses privilèges spirituels ou temporels ? On sait bien avec quelle âpreté
les gens d’Eglise ou de commerce savent défendre leurs prérogatives ! Oui, que
peut signifier tout cela ? Au mieux, le martyre d’un doux rêveur de révolutions.
Il est
vrai que les apôtres ajoutent au récit de sa mort l’affirmation douteuse de
miracles qu’il aurait accomplis de son vivant. Mais ces marches orientales de
l’Empire regorgent de thaumaturges que la crédulité publique accueille sans
discernement ! Quant à l’assertion obstinée que ce crucifié serait ressuscité
des morts, quel crédit peut-on accorder à l’exaltation de disciples déçus , et
quels disciples : ni des sages, ni même des docteurs de la Loi de ce peuple sans
génie métaphysique, mais des hommes du commun, naïfs et enclins au merveilleux !
Toute personne de bon sens ne saurait accueillir ces récits fabuleux que par le
ricanement de la foule à Jérusalem : « Ils sont ivres ! » (Actes 2/13),
ou le sourire des Athéniens devant Paul , le lait petit juif de Renan ,
lorsqu’il leur raconta la même extravagance : « Nous t’entendrons une autre
fois » (Actes 17/32). La prétendue résurrection ne saurait justifier,
légitimer Jésus de Nazareth. C’est une vérité élémentaire : les morts ne
ressuscitent pas. Tout au moins n’en savons-nous et n’en saurons-nous jamais
rien dans ce monde. Quand on est mort, on est bien mort.
Il est
vrai aussi qu’un de ces orateurs fanatiques de la première communauté
chrétienne, le diacre Etienne, évoque, pour expliquer la vie de « Jésus le
Juste » (Actes 7/52) toute une vieille histoire, celle des origines d’un
peuple peu glorieux, de caractère mécontent et fier, révolté contre son dieu et
forgeant des idoles, « s’opposant toujours au Saint-Esprit » (Actes
7/51). Il rappelle quelques héros légendaires : Abraham, Jacob ; un législateur
à certains égards remarquables : Moïse ! Mais encore une fois, qu’est-ce que
tout cela ? Tous les folklores ont des mythes pareils à produire, toutes les
traditions populaires servent à exalter de semblables orgueils de race et toutes
les religions connaissent les réformateurs puritains !
, Oui,
qu’est-ce que tout cela ! Une histoire, une misérable et commune histoire parmi
tant d’autres histoires, et qui ne s’en distingue guère : de l’humain, du trop
humain !
Et
pourtant, incroyablement, depuis 1900 ans, des hommes en grand nombre confessent
avec joie, avec foi : « Tout cela, c’est le grand œuvre de Dieu ». Ou en termes
plus techniques : c’est la révélation de Dieu.
Qu’entendent-ils donc par là , même s’ils se trompent et s’ils ne sont eux aussi
que des fanatiques ou des illuminés ?
D’emblée,
nous pouvons constater qu’ils écartent ainsi toute définition de la Révélation
comme une initiation à un aspect mystérieux du monde ou l’acquisition d’une
philosophie. Si c’est Jésus-Christ qui est la révélation , et nous admettons
avec Etienne, avec toute la Bible, que l’histoire du peuple d’Israël n’a de
sens, n’est révélatrice, que rapportée à cette existence comme à son
accomplissement , si c’est Jésus-Christ qui est la révélation, cette révélation,
c’est la connaissance d’un événement contingent, historique, relatif comme tous
les événements de l’histoire ; c’est une connaissance qui peut comporter
beaucoup d’ignorance, laisser inexpliqué ou inintelligible la quasi-totalité de
la réalité vécue en ce monde, mais qui prétend, en un point particulier
de cette réalité , particulier dans l’espace et le temps , découvrir le plus
profond et le plus personnel mystère : ce qu’est Dieu et ce qu’est la vie de
celui qui connaît Dieu par la foi.
Une
affirmation aussi considérable, aussi follement audacieuse, mérite qu’on la
précise par une analyse serrée et des comparaisons. Je sais que cette tentative
exige un effort particulièrement attentif, mais on ne saurait s’y dérober : car
aucune intelligence de la foi chrétienne n’est possible sans l’acceptation de
cette audace qu’elle comporte.
Dès ici,
le Christianisme se distingue de toutes les religions comme de toutes les
métaphysiques. Pour celles-ci, en effet, sans exception, ce que nous apprenons
par les « révélations » qu’elles nous proposent, c’est comme une dimension
auparavant inconnue de l’univers et de la vie, un aspect ignoré du monde. Mais
aussitôt que l’on possède cette révélation, on en est maître ; je veux dire
qu’on s’y meut à l’aise comme dans une science dont on aurait appris les
rudiments. Certes, on doit entraîner son âme à la contemplation ou à la
réflexion, pratiquer des ascèses intellectuelles ou spirituelles, comme un
mathématicien, quelle que soit sa science, est obligé de fixer son attention
pour résoudre ses problèmes. Mais on a la clé du mystère, et dès lors il
n’y a plus de mystère. Dieu est devenu une de nos connaissances, il est
« le Dieu des philosophes et des savants », comme dit Pascal , et nous pouvons
ajouter le Dieu de toutes les mystiques, qu’elles soient bouddhistes,
anthroposophiques, théosophiques, et parfois soi-disant chrétiennes. Ceci
apparaît clairement par trois traits communs à toutes les révélations qui ne
sont pas la révélation concrète de Jésus-Christ. Le premier, c’est que Dieu y
devient aisément le divin, c’est-à -dire un domaine où peuvent s’engager
notre existence et notre pensée, une sorte de réalité confuse et généreuse, mais
une réalité qui nous appartient, où nous baignons : je pense à tous les
panthéismes. Et après tout, dans ces doctrines et ces religions, Dieu se change
vite en notre idée de Dieu ou notre sentiment de Dieu. , En second
lieu, la personnalité de Dieu , même si elle est affirmée théoriquement ,
n’est pas une vraie personnalité, c’est-à -dire une réalité résistante, pleine
d’initiative et de spontanéité. Ici encore, l’idée de la personnalité se
substitue au fait d’une personnalité vraie, réellement agissante. , Enfin
l’individualité du Révélateur n’y est pas plus présente, pas plus
nécessaire que celle du Dieu révélé. « Pour un disciple de Platon ou d’Aristote,
il importe peu au fond que Platon ou Aristote ait jamais vécu. Pour un mystique
hindou, persan, chinois ou néo-platonicien, il est indifférent que Rama,
Bouddha, Lao-Tsé ou Porphyre aient vécu ou soient des personnages légendaires.
Ces mystiques n’ont pas besoin d’avoir des relations personnelles avec leurs
maîtres. Il leur suffit de découvrir le sens mystérieux de l’univers et de
s’abîmer dans les profondeurs de l’âme. C’est toujours la même tendance à
éliminer la personne. Et même dans les religions qui n’ont pas de caractère
mystique, il n’est jamais question d’un lien avec une personne historique qui se
communique elle-même aux fidèles » ().
D’un mot,
dans toutes les autres révélations que la révélation chrétienne, il ne subsiste
en fin de compte comme personnalité que celle du croyant. Dieu ou le
divin n’est désormais plus qu’une chose, la chose de l’initié.
En
opposition absolue avec ces spéculations, le Christianisme affirme qu’il ne
connaît comme révélation de Dieu qu’une personne réelle, qui a vécu :
Jésus-Christ, et il ne veut savoir qu’une chose : cet homme. « Celui qui m’a
vu, dit Jésus, a vu le Père » (Jean 14/9). Et Paul lui fait écho :
« Je ne veux savoir que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié »
(1 Corinthiens 2/2). Qu’est-ce à dire ? Que Dieu n’est pas le divin, je ne sais
quel envers glorieux du monde, ou quelque idée, principe ou réalité que nous
pourrions connaître par nous-mêmes et à notre gré, aussitôt que nous en
possèderions le secret ; que le mystère de Dieu n’est pas celui d’un domaine
inconnu, mais celui d’une Volonté qui agit, qui décide, qui choisit à son gré et
non au nôtre ; que nous ne pourrons jamais la dominer ni la contraindre, mais
seulement la reconnaître dans ce qu’elle fait, dans son « grand
œuvre ». Pascal, méditant sur le Christianisme et les religions, a été sans
cesse saisi par ce caractère propre à la Révélation chrétienne d’être une
histoire et non un système, une histoire dont le véritable auteur c’est
l’Autre, l’Inconnu, le Dieu qui a un secret conseil et d’imprévisibles
décisions. C’est pourquoi il revenait souvent à la prière étrange d’Esaïe :
« Vraiment, tu es un Dieu qui te caches » (Esaïe 45/15). Oui, Dieu est un
Dieu qui fait ce qu’Il veut ; et ce qu’Il fait est le seul témoignage de Son
existence et de Sa volonté. Il n’est pas un Dieu d’abord caché, puis révélé,
immobile dans son mystère ou son dévoilement. Il est quelqu’un qui se cache et
qui se révèle. Il est vraiment un Dieu personnel, un Dieu vivant. Et c’est bien
pourquoi la Révélation consiste en cette petite, cette humble chose : une
existence individuelle ; cette chose si fortuite, si particulière, si discutable
et si impénétrable parmi le déroulement des millénaires : une vie d’homme, de sa
naissance à sa mort ; et il faut ajouter , mais seul le chrétien le peut , à sa
résurrection. C’est bien pourquoi la Révélation ne consiste pas en grandioses
philosophies enfermant dans leur audace le ciel et la terre, mais en quelques
simples faits, qui se sont passés, comme tout se passe et passe ici-bas.
Le Christianisme cesserait d’exister s’il devenait la métaphysique de
Jésus-Christ, de Paul ou de Jean, au lieu de rester le témoignage rendu à la
vie, la mort et à la résurrection de Jésus de Nazareth, qui naquit au temps du
roi Hérode et souffrit sous Ponce Pilate.
Ainsi, le
caractère unique de notre foi, ce n’est pas qu’elle soit plus belle, plus
profonde, plus dynamique que toutes les autres fois de la terre. Tout ceci est
contestable et on ne se fait pas faute de le contester : certains aiment mieux
la morale stoïcienne, d’autres la religion de puissance de Nietzche, et d’autres
la non-violence de Gandhi. Le caractère unique de notre foi, c’est au contraire
que loin d’être une haute et abstraite vérité elle a l’humilité, la contingence,
l’humanité réelle de celui qui naquit à Bethléem et mourut sur la croix de
Golgotha ; c’est qu’en face de toutes les « valeurs spirituelles », comme nous
disons, revendiquées ou proposées par les « grands initiés », elle avance comme
seul titre de créance une vie, la vie du « méprisé des hommes » (Esaïe
53/3), et que dans cette vie elle découvre non seulement Dieu, mais la volonté
de Dieu.
C’est
parce qu’elle est la foi exclusive en cette vie-là qu’elle est
incomparable , littéralement qu’elle ne peut pas être comparée , à toutes
les autres religions, et qu’en face de ces religions, elle veut demeurer sans
preuves d’éminence, sans titres de gloire, et après tout sans défense. On la dit
intolérante ; il est vrai qu’elle l’est , non envers les personnes, mais
envers les systèmes , mais non pas de cette intolérance qui naît d’un sentiment
de supériorité évidente et démontrable, de l’intolérance qui est confession
d’une différence irréductible. Car la foi chrétienne a toujours renoncé à
voir dans la Révélation la plus belle des vérités humaines, la forme la plus
parfaite de la conscience religieuse ; elle a cru à cette Révélation comme à la
Vérité éternelle qui s’incarne. Elle risque toute son existence sur ces
deux affirmations inouïes : « Dieu était en Christ,
réconciliant le monde avec lui-même » (2 Corinthiens 5/19), et Il ne se
révèle que là , dans cet homme (cf. Luc 10/22).
Si
c’était ici le lieu de réflexions proprement théologiques, j’essaierais de vous
montrer comment une pareille affirmation peut seule rendre vraiment justice à la
notion de Révélation. N’est-il pas évident, en effet, que si la Révélation
implique l’existence d’un mystère caché par nature, le dévoilement
de ce mystère ne saurait, pour être réel, revêtir d’autre forme que celle
d’un événement, c’est-à -dire d’un fait historique. Car les systèmes ne
sont jamais vraiment révélateurs d’une réalité divine, de Dieu, parce que
jamais vraiment nouveaux ; ils ne sont, au mieux, que des combinaisons
originales d’idées existantes et ne révèlent donc que le génie de celui
qui les invente. Seul un événement offre un caractère irréductible de
nouveauté : personne n’aurait pu l’inventer s’il n’avait eu lieu ; il existe
d’une autre existence que la contestable, l’éphémère existence des idées. On
pourra essayer de le reproduire, mais, quand il se passe pour la première fois,
il est nouveauté pure.
Mais ces
réflexions nous entraîneraient hors des possibilités et des exigences d’un
entretien comme celui-ci.
Par
contre, ce qu’il nous faut souligner, c’est l’étrangeté exorbitante de cette
prétention chrétienne d’être en ceci, je veux dire en ce caractère
historique, la Vérité. Comment Dieu, s’il est vraiment Dieu,
l’Eternel et le Parfait, peut-il être lié à des événements aussi particuliers,
aussi suspects à la raison : une vie individuelle si tôt révolue ? Et comment
est-il admissible que la révélation de Dieu devienne pareillement fortuite et
pareillement arbitraire, que Dieu soit un Dieu qui se cache et se fait connaître
comme dans une sorte de jeu dont nous ne saurions pas les règles ; que le
mystère, ce soit celui d’une volonté, éternellement insondable quant aux motifs
de ses décisions ? N’est-ce pas le signe de la perfection de Dieu , et aussi de
son Amour , que, s’Il se révèle, Il se révèle à tous ? Que sa vérité soit une
vérité générale, toutes les religions ne l’affirment-elles pas ? Même
lorsqu’elles emploient, elles aussi, le mot « grâce », elles ne lui donnent pas
cette acception particulière, élective, qu’il revêt dans le Christianisme.
Oui, ces
questions, l’intelligence humaine ne cessera pas de les poser, de les objecter
au Christianisme. Et devant elles, le Christianisme fera toujours pauvre figure.
Il le sait et le confesse. Certes, il pourrait ici encore donner des
explications théologiques, dire que la révélation de Dieu, s’il s’agit d’un
Dieu vivant, ne saurait être que particulière, élective, c’est-à -dire
personnelle. Car ce que nous appelons vie, ce n’est pas l’existence
impersonnelle et abstraite des idées, c’est la relation d’un être avec un autre
être, donc un échange particulier. De même, il n’y a pour nous de véritable
amour que si celui qui aime et celui qui est aimé se choisissent l’un
l’autre. , Mais ces raisons ne sont pas les vraies raisons. La vraie raison,
c’est que le croyant connaît Jésus-Christ, Dieu en Jésus-Christ, et c’est ce qui
lui fait accepter que la sagesse mystérieuse et cachée dont il vit apparaisse
déraisonnable à qui ne l’a pas reçue. Déjà Paul écrivait : « C’est un
scandale pour les Juifs, une folie pour les Grecs » (1 Corinthiens 1/23). A
la synagogue de Corinthe, en face des cultes païens de ce port où les débauches
de la chair côtoyaient les ivresses ésotériques, comme devant la sagesse
ironique d’Athènes, il n’a rien à dire, rien à répondre que ceci :
« Jésus-Christ crucifié et ressuscité ». Tout ce qu’il pourrait dire
d’autre, toute défense ou toute apologétique serait trahison de la foi,
renonciation de la substance de l’Evangile. Ce sont cette mort , et cette vie
dont elle est l’accomplissement et non la conclusion cette mort et cette
résurrection qui constituent « le grand œuvre de Dieu », le seul dans
lequel il veut que nous L’approchions. Mais si Paul le sait, c’est , il le dit
lui-même , parce que « Dieu le lui a révélé par l’Esprit » (1 Corinthiens 2/10).
Peu importe dès lors que tout ceci apparaisse grand ou petit, touchant ou
détestable, intelligible ou absurde : Dieu est là , et c’est là , rien que
là , qu’on peut Le connaître et Le rencontrer.
Christ
et Christ seul : dans cette assurance et dans ce message tient tout le
Christianisme. Et ce mot « seul » en fixe les frontières. Qu’elles paraissent
bien étroites, peu importe. C’est leur étroitesse qui marque la place réelle
de Dieu en ce monde. Car nous savons bien, hélas, que lorsqu’on connaît Dieu
partout et en tout, on ne Le connaît vraiment nulle part ! ().
Redisons-le : le danger pour l’Eglise n’est pas de s’offrir sans aucune défense
aux objections que l’on adresse à son rigoureux « Christ seul » ; c’est de ne
plus vouloir ou de ne plus savoir qu’il contient sa substance même et sa
vocation. Malheur à l’Eglise, malheur au chrétien, qui croient bien faire en
confessant et en enseignant autre chose que le Fils de Dieu ! Dieu n’a qu’un
seul Fils. Jésus de Nazareth est l’Unique.
*
* *
« Dieu
était en Christ réconciliant le monde avec Lui-même »
(2 Corinthiens 5/19), c’est-à -dire Se révélant. Il nous reste à voir comment
cette Révélation nous est communiquée, tout simplement à définir l’acte de foi.
A vrai dire, nous l’avons déjà et nécessairement évoqué, car on ne saurait
parler d’un Dieu vivant si l’on ne parle en même temps de celui qui Le
sait vivant, qui entretient avec Lui de vivantes relations. On ne peut
parler d’un Dieu qui Se révèle en dehors de celui à qui Il se révèle.
Mais puisque l’événement de la Révélation comporte à côté de Dieu cette deuxième
présence, il est nécessaire de considérer tout le problème de ce nouveau point
de vue, c’est-à -dire sous l’angle de la foi du croyant.
Deux
questions se posent alors : comment le « grand œuvre », celui dont Dieu
est l’auteur, est-il connu par l’homme ? Comment peut-il l’être ? Et,
d’autre part, comment, en tant que grand œuvre de Dieu, est-il saisissable
dans cet événement insignifiant, et en tout cas éphémère, de l’histoire ?
Ici
encore, nous ne poursuivrons pas quelque examen théorique, philosophique. Nous
partirons de Jésus-Christ. C’est Jésus-Christ lui-même qui, un jour, voulant
savoir si ses disciples avaient découvert qui il était : non pas seulement le
Révélateur, mais la Révélation de Dieu ; non pas seulement le plus grand des
prophètes, mais Dieu lui-même, leur demanda : « Et vous, qui dites-vous que
je suis ? ». L’apôtre Pierre répondit : « Tu es le Christ, le Fils du
Dieu vivant ». Jésus alors lui dit : « Tu es heureux, Simon, fils de Jona,
car ce ne sont pas la chair et le sang , c’est-à -dire toi-même , qui
t’ont révélé cela ; c’est mon Père qui est dans les cieux » (Matthieu
16/13-17).
Cet
épisode contient la réponse à nos deux questions. Il signifie : c’est une
grâce que Dieu Se révèle, et cette grâce c’est de Le connaître en
Jésus-Christ. Quoique la réponse soit unique, examinons-en l’un après
l’autre les deux éléments.
Connaître
Dieu en Christ, c’est une grâce ; donc pas une vertu, ni une aptitude
innée ou acquise : un miracle, une nouveauté imprévisible. De même que Dieu est
inaccessible, la foi en Christ est inaccessible. Il faut qu’elle aussi, comme
Celui en qui elle croit, le Crucifié et le Ressuscité, soit le grand œuvre de
Dieu (ce que Calvin appelle « le chef-d’œuvre du Saint-Esprit »). C’est une
grâce qui reste grâce, qui ne devient jamais nature, un miracle qui, pour être
efficace, doit être constamment opéré, une nouveauté qui doit être renouvelée
pour demeurer nouvelle. Ici apparaît encore la différence qui sépare la foi
chrétienne d’une initiation. De même que le dieu révélé des mystères antiques et
de toutes les sagesses humaines n’a plus à se faire connaître une fois qu’il
s’est dévoilé, de même l’initié, même si son initiation a été un prodige, n’a
désormais plus besoin de prodiges il est définitivement initié. Pour le croyant
de Jésus-christ, au contraire, parce que son Dieu est un Dieu vivant, la foi est
une initiative (et non une initiation), une initiative prise par un autre
que lui, et dont il est l’objet. Aussitôt que cette initiative cesse, que l’événement
ne se passe plus, tout est mort et vide. Ainsi, quand le croyant dit que la foi
est grâce, c’est en sachant qu’on ne peut dire de la grâce qu’une seule chose :
elle nous est faite et non pas : nous la possédons ou nous pouvons
nous en prévaloir.
Mais pour
comprendre la portée de cette affirmation, une condition est indispensable : il
faut savoir que si la grâce de la foi est vraiment grâce, c’est parce qu’elle
est la grâce de croire en Jésus-Christ. Et pourtant, à première vue, la
difficulté devient plus grande. Comment l’initiative bienveillante de Dieu
pourrait-elle se réduire à nous faire connaître cet homme-là et point d’autres,
cet homme exclusivement, pour révéler la divinité éternelle et infinie ? S’il
fallait que ce fà »t en des hommes, n’y en aurait-il point de plus remarquables
que Jésus-Christ ? Pascal, que ce problème a longuement occupé, a bien vu que
c’était là , pour la raison, voire le bon sens, un deuxième et plus grand
scandale. C’est comme si Dieu se cachait une seconde fois et plus opaquement. Au
secret dernier de la divinité s’ajoute le secret de la communication avec
cet être particulier et discutable qu’est Jésus-Christ. Ecrivant à Mlle de
Roannez pour l’engager à la patience et à la foi, il précisait : « Dieu se cache
ordinairement et se découvre rarement à ceux qu’il veut engager dans son
service. Cet étrange secret, dans lequel il s’est retiré, impénétrable à la vue
des hommes, est une grande leçon pour nous porter à la solitude loin de la vue
des hommes. Il est demeuré caché, sous le voile de la nature qui nous le couvre,
jusqu’à l’Incarnation ; et quand il a fallu qu’il ait paru, il s’est encore plus
caché en se couvrant de l’humanité. Il était bien plus reconnaissable quand il
était invisible, que non pas quand il s’est rendu visible » ().
Peut-on
donc parler vraiment ici de révélation, c’est-à -dire d’une connaissance
reçue, d’une communication de Dieu ? , Or, au lieu de voir ici un voile
plus épais jeté sur le secret de Dieu, un obstacle dressé entre Dieu et l’homme,
Pascal chrétien, et non philosophe, y découvre une plus grande joie qui lui est
offerte, une occasion de louange. Il bénit Dieu qu’entre tous les hommes la
révélation de Dieu, ce soit Jésus-Christ et aucun autre. Car s’il reçoit de
Jésus-Christ sa foi, c’est parce que Jésus-Christ n’est lui-même que grâce de
Dieu, pardon de Dieu, Dieu favorable, Dieu bienveillant. Si le Fils révèle
le Père, c’est parce qu’Il le révèle comme étant Son Père et notre
Père. Dès lors, ce n’est plus là quelque vérité théologique qui est ici
enseignée : l’idée de la paternité de Dieu ; mais, réellement découvert, un cœur
qui bat tout proche, miséricordieusement immédiat.
Nous
aurons à revenir dans la suite de ces entretiens sur cette indissoluble
conjonction de la grâce par laquelle on croit et de la grâce que l’on croit en
Jésus-Christ. Mais il faut l’indiquer dès aujourd’hui, sous peine de ne rien
comprendre au miracle de la foi.
Oui, le
croyant sait que la foi est une faveur de Dieu, non pas parce qu’il
connaît par elle quelque chose de Dieu, mais parce qu’il connaît Jésus-Christ et
« la grâce qui est en Lui » (2 Timothée 2/1). Et c’est cette grâce qui le
garde de toute assurance en lui-même et l’oblige au témoignage. Car la faveur de
Dieu, c’est qu’il soit le Dieu qui est en Christ et qu’on n’ait plus
d’autre Dieu à connaître que Celui qui est en Christ : ni le Dieu de la nature
et de l’art, ni le Dieu des philosophes et des moralistes, mais bien le Dieu
mourant pour nous, ressuscitant pour notre justification, priant
pour nous à la droite du Père jusqu’à son retour.
Heureux
le croyant qui ne veut savoir que Jésus-Christ, parce qu’indissolublement en lui
sont liées la grâce de connaître Dieu et la grâce de connaître l’Amour de Dieu !
Heureux le croyant qui n’a que Jésus-Christ, parce qu’ « en Jésus-Christ il a
toutes choses pleinement » (Colossiens 2/10) ! Heureux croyant de n’avoir
qu’une obligation : celle de veiller à ce qu’on ne lui enlève pas son Seigneur,
qui est en même temps son Sauveur , car, s’il ne l’avait plus, s’il ne recevait
plus de lui seul sa foi, il n’aurait plus rien et serait dans le monde aussi
pauvre, aussi ignorant, aussi « sans Dieu » (Ephésiens 2/12) que tous les
autres ! Heureux croyant qui, pour avoir la foi, ne peut que prier, mais qui
sait qu’il peut prier avec assurance et confiance la prière qui fut adressée à
Jésus-Christ : « Je crois, Seigneur, aide-moi dans mon incrédulité »
(Marc 9/24) ! Heureux croyant parce qu’il n’adore pas des idoles, avec toutes
les forces désespérées et vaines de son être, parce qu’il n’est pas obligé de
chercher dans le firmament un Dieu que tantôt il y trouve, et tantôt « il n’y a
que le silence éternel de ces espaces infinis qui effraie » (Pascal), parce
qu’auprès de la souffrance des siens, au lit de mort de ceux qu’il aime comme
son propre lit de mort, il n’a pas pour le consoler la froideur d’un système ou
l’espérance d’un mythe, mais la personne vivante de Jésus-Christ et la foi
vivante qu’il en reçoit ! Heureux croyant qui peut dire avec Saint Paul :
« Je sais en qui j’ai cru » (2 Timothée 1/12).
Heureux
croyant... Mais qui donc peut dire qu’il est ce croyant ? Ici se révèle le
dernier secret révélé de la foi, quand elle est un don de Dieu, le
chef-d’œuvre de Son Esprit. Et ce secret tient tout simplement dans cette
réponse : « Personne ». Non, personne n’est un croyant, puisqu’on ne peut que
devenir croyant par une faveur absolument gratuite. Ce « personne » qui nous
effraie, c’est la certitude qui nous interdit de nous estimer orgueilleusement
propriétaires de cette faveur inouïe. C’est ce qui nous fait les frères de tous
ceux qui ne croient point, leurs frères de misère et d’espérance, car ils sont
eux aussi des « frères pour lesquels Christ est mort » (1 Corinthiens
8/11). Ce « personne », c’est bien le mot qui définit l’origine divine,
exclusivement divine, de la foi, mais c’est aussi celui qui abaisse
définitivement les assurances qui ne seraient qu’humaines.
Peut-être
ici quelques-uns vont-ils s’alarmer ou perdre cœur ? Ne leur ôte-t-on point, par
tant de rigueur, non certes leur orgueil pharisien, mais leur certitude
elle-même. A Dieu ne plaise ! Car dire : personne n’est un croyant, ce n’est pas
dire personne ne croit. Comment oublierions-nous les occasions où Jésus-Christ a
dit à un homme, une femme : « Ta foi t’a sauvé, va en paix » ? (cf. Marc 5/34,
10/52, etc). C’est dire : personne ne peut se reposer sur sa foi
comme si elle était à lui, désormais et pour toujours, comme si elle cessait
jamais d’être la grande chose que Dieu fait, Sa grande faveur, pour
devenir la petite chose que nous avons. C’est dire qu’il ne faut pas
« être un croyant » qui juge les incroyants, mais croire aujourd’hui,
maintenant, tout de suite. C’est devoir veiller et prier, sans cesse. Mais,
merveilleuse contrepartie, c’est aussi savoir que la foi n’a jamais fini d’être
nouvelle, de nous être offerte gratuitement, souverainement, que Dieu n’a jamais
fini de nous combler de Ses faveurs toujours aussi neuves, aussi surprenantes,
aussi miraculeuses, parce qu’elles sont les Siennes, et que, de Lui, nous
pouvons toujours attendre une nouvelle grâce inconnue. Et c’est aussi savoir
qu’une foi que nous ne possédons pas, mais que nous devons sans cesse demander,
étant certains que nous la recevrons, est une foi infiniment mieux
assurée que toutes nos possessions même spirituelles ! Elle seule est à l’abri
de nos vicissitudes, parce qu’entre les mains de « Celui qui ne change pas »
(Jacques 1/17). Elle seule n’a aucune part à nos incrédulités. Elle seule est
une « ferme assurance, une absolue conviction » (Hébreux 11/1), parce que
« son auteur et son consommateur » (Hébreux 12/2), c’est Jésus-Christ.
Que
d’autres oublient que la foi est un « bon combat » (1 Timothée 1/18), et se
réfugient dans les tranchées de leur religion bâties de leurs mains, que
d’autres s’installent dans leurs formules et leurs sentiments, leurs
métaphysiques ou leurs mystiques, nous répéterons, conformément à Paul : je ne
veux pas savoir si j’ai des raisons de croire, ou des dogmes corrects, ou une
âme religieuse, je veux courir le grand risque, le risque sà »r de la foi. « Je
veux courir pour saisir le but, puisque j’ai été moi-même saisi par
Jésus-Christ » (Philippiens 3/12).
*
* *
Nous
avons défini ce que le Christianisme entend par révélation en Christ d’une
« sagesse mystérieuse et cachée ». Deux problèmes se posent au point où nous
sommes parvenus.
D’abord,
Jésus-Christ est-il vraiment cette révélation, cet unique « grand œuvre de
Dieu » ou plutôt comment est-il ce grand œuvre ? Car la certitude
qu’il est non seulement la Révélation, mais Dieu lui-même qui Se révèle, qui est
révélé, cette certitude était notre seul point de départ, sinon elle n’aurait
pas pu être notre point d’arrivée.
Et en
second lieu, comment nous, hommes d’aujourd’hui, pouvons-nous connaître
cette « grande chose » passée de Dieu, cet homme en qui seul l’on peut
rencontrer Dieu et croire, mais qui n’est plus là ? Autrement dit, comment
Jésus-Christ peut-Il nous devenir contemporain, actuel, et où faut-il le
chercher ?
Ces deux
problèmes feront l’objet de notre prochain entretien. Nous essayerons de montrer
que le mystère de Jésus, c’est une décision suprême de Dieu à notre égard, et
une décision sans retour de nous-même à Son service ; que si Jésus-Christ est la
Vérité et la Vie, c’est parce qu’Il est le Chemin, le seul Chemin (Jean 14/6).
Ce chemin, pour le connaître, il faut s’y engager.