Carême : 2010

VIVRE PAR DON

Le pardon n’est pas un devoir, c’est une grâce qui libère

De l’impardonnable

Il y a des choses qu’on voudrait n’avoir jamais à 
dire, des choses que l’humanité ne devrait jamais avoir à 
regarder ni à entendre tellement elles sont terribles. Des
choses d’une telle méchanceté que c’est impardonnable.
Mais les taire ne nous en protège pas, pas plus que de jurer
que c’est la dernière fois. On retombe toujours à nouveau
dans la même barbarie.

Notre barbarie viendra-t-elle à bout de notre humanité
 ? Ce serait lui faire trop d’honneur ! Mais, comment
vivre, malgré elle ?

Comme un laissez-passer pour la vie, nous déclinons
ce verset de l’Évangile : Laisse les morts enterrer
leurs morts ! Toi, quand tu es en marche, tu annonces le
Royaume de Dieu !, pour chercher un chemin vers un peu
plus d’humanité, un peu plus de vie, dans ce monde qui
semble si souvent voué à la mort. Pour nous frayer un
passage dans l’infinie violence que l’humanité s’inflige à 
elle-même. Je veux parler des horreurs subies par bien des
femmes que je rencontre derrière les barreaux. Battues,
humiliées, réduites à rien, torturées par un mari ou un
compagnon, jusqu’à ce que dans un excès de l’insupportable,
avec une violence qui les a sidérées, elles en soient
venues à un acte meurtrier irrémédiable. Pas seulement
de la légitime défense, mais comme une explosion du mal
qu’elles avaient subi et qui les a submergées. Et maintenant,
elles sont là pour des années, poursuivies par des
regrets et d’horribles cauchemars qui peuplent chacune
de leur nuit, atterrées d’avoir consenti à se soumettre à 
l’inhumanité d’un bourreau auquel elles étaient attachées,
terrifiées de s’être prêtées au jeu qui n’était pas un jeu.
Prisonnières depuis le début.

Ou bien encore, je veux parler de ces horreurs subies
dans les camps telles que les raconte Daniel Mendelsohn
dans son roman autobiographique Les disparus [1].
Comment la violence subie par ses ancêtres juifs persécutés
jusqu’à la mort menaçait sa propre vie, des années
après. Au point qu’il lui a fallu retourner sur les lieux, tenter
de savoir comment l’horreur avait été perpétrée. Il part
à la recherche du sens de sa vie amputée ,œ poussé, comme
il le dit lui-même ,œ par « un besoin de croire à une histoire
qui, si horrible fà »t-elle, [] feraient que les morts seraient
morts de quelque chose » [2] . C’est que la violence aseptisée,
neutralisée des manuels d’histoire lui était trop lointaine.

Comme si ce n’était plus son histoire. On écrit, on classe,
on range au rayon des affaires classées. On demande pardon,
pour être débarrassé, pour que ça ne soit plus notre
histoire. « On », c’est à dire n’importe qui. On veut
juste s’exonérer d’une culpabilité latente, se dégager d’une
responsabilité tacite. Une demande de pardon par nécessité.
Une demande de pardon collective et anonyme, tout
comme l’horreur avait été collective et anonyme. Comme
si cette horreur n’était jamais passée par des mains, des regards,
des jouissances parfaitement identifiées. Car, il faut
l’admettre, c’est bien de jouissance dont il s’agit, cachée
dans cette volonté de détruire l’humanité.

N’ayez pas peur : je ne vais pas sombrer dans un
voyeurisme malsain en multipliant les exemples. Rien
qu’à la prison où je suis aumônier je pourrais en trouver
des dizaines. Je veux seulement poser la question : où
trouver la force de vivre après de tels drames ? Ne pas
seulement survivre, mais vivre. Retrouver goà »t et sens à la
vie. Sà »rement pas oublier ni enfouir sous une chape plombée
 ! Il ne faut pas oublier, mais vivre avec. Vivre malgré.
Et peut-être même, vivre « grâce » à l’épreuve traversée,
quand elle nous permet d’exhumer un surcroît d’appétit
de vie, et même une joie apaisée.

Mais, est-ce seulement possible ?

Comment vivre quand on sait une telle inhumanité
fichée au coeur de l’humain ? La réponse biblique semble
tenir en un mot : pardon. Pardonne et tu vivras ! On entend
alors le pardon comme un devoir : il faut pardonner !
Eh bien ! au risque de heurter les certitudes les mieux établies,
disons-le tout net, je ne peux pas m’associer à une
telle exhortation : elle a trop d’effets pervers.

Quand le pardon ajoute au malheur

Il faut pardonner. Il faut pardonner pour être pardonné.
C’est une antienne qu’on entend si souvent : « Pardonne
- nous, comme nous pardonnons nous aussi... ». Ne
pas pardonner serait donc la seule chose impardonnable !
Dieu exigerait de moi, ce qu’il refuserait d’exiger de lui-
même. Moi je devrais pardonner sans condition. Et lui ne
pardonnerait qu’à la condition que je pardonne. Comme
si je devais acheter mon propre pardon par le pardon de
l’autre. On en arrive même ,œ c’est un comble ! ,œ à supposer
que je suis toujours en dette d’une plus lourde offense
vis-à -vis de Dieu que celui ou celle qui m’a infligé tant de
souffrance. Je serais toujours plus coupable que mon tortionnaire
 ! Compréhension coutumière de la parabole dite
du débiteur impitoyable.

C’est pourquoi, le royaume des cieux est semblable
à un roi qui voulut faire rendre compte à ses serviteurs.
Quand il se mit à compter, on lui en amena
un qui devait dix mille talents. Comme il n’avait
pas de quoi payer, son maître ordonna qu’ il fà »t
vendu, lui, sa femme, ses enfants, et tout ce qu’ il
avait, et que la dette fà »t acquittée.
Le serviteur, se jetant à terre, se prosterna devant
lui, et dit :

,œ Seigneur, aie patience envers moi, et je te paierai
tout.
Ému de compassion, le maître de ce serviteur le
laissa aller, et lui remit la dette.
Après qu’ il fut sorti, ce serviteur rencontra un de
ses compagnons qui lui devait cent deniers. Il le
saisit et l’ étranglait, en disant :
,œ Paie ce que tu me dois.
Son compagnon, se jetant à terre, le suppliait, disant :
,œ Aie patience envers moi, et je te paierai.
Mais l’autre ne voulut pas, et il alla le jeter en prison,
jusqu’ à ce qu’ il eà »t payé ce qu’ il devait.
Ses compagnons, ayant vu ce qui était arrivé, furent
profondément attristés, et ils allèrent raconter
à leur maître tout ce qui s’ était passé.
Alors le maître fit appeler ce serviteur, et lui dit :
,œ Méchant serviteur, je t’avais remis en entier ta
dette, parce que tu m’en avais supplié ; ne devais-tu
pas aussi avoir pitié de ton compagnon, comme j’ai
eu pitié de toi ?
Et son maître, irrité, le livra aux bourreaux,
jusqu’ à ce qu’ il eà »t payé tout ce qu’ il devait.
C’est ainsi que mon Père céleste vous traitera, si
chacun de vous ne pardonne à son frère de tout son
coeur.
 [3]

Il y a une façon de comprendre ce texte qui, tout
bonnement, confond les victimes et les bourreaux ! J’ai
ainsi entendu un jour, dans un cercle des plus pieux,
qu’une jeune femme violée devait demander à être pardonnée.
L’auteur de la phrase s’est bien vitre repris, en jurant
ses grands dieux qu’il s’agissait d’un lapsus regrettable.
Mais le lapsus avait dit la logique implicite qui prévaut
dans bien des milieux chrétiens : une dette infinie qu’on
ne pourrait purger qu’en pardonnant le mal qui nous a
été fait. Une logique qui est le pendant religieux d’une
autre logique profondément ancrée dans l’humain : lier
le malheur à la culpabilité. Comme les jeunes enfants qui
s’imaginent être les responsables de la mésentente de leurs
parents. Est-ce pour tenter de donner un sens à l’absurde ?
Pour tenter d’avoir quelque prise sur le malheur, pour
obéir à ce « besoin de croire à une histoire qui, si horrible
fà »t-elle, [] feraient que les morts seraient morts de quelque
chose », comme le disait à l’instant Mendelsohn ? Ne
pouvant se soustraire au mal subi, on s’en rend coupable.
Alors, à la douleur s’ajoute le tourment de la culpabilité.
Le christianisme n’a pas le droit de se prêter à cette confusion.
La pression religieuse qui fait du pardon une obligation
morale : « il faut pardonner ! », cette logique du pardon
sur ordonnance banalise, sans même s’en apercevoir,
le crime et le malheur. Elle les rend relatifs, acceptables
puisque devant être pardonnés. L’offensé devrait s’excuser,
en quelque sorte, de ne pas parvenir à passer par dessus le
mal qu’on lui a fait.

C’est une logique qui va bien aux donneurs de leçons.
Ils s’adressent à des gens mis en situation d’infériorité
par leur statut de victimes. Et du haut de leur sagesse
intouchable, ils veulent les renvoyer vers la zone obscure
dont ils les pensent issus : au fond, ce ne sont que des
pécheresses et des pécheurs ! La façon dont on traitait les
filles engrossées par de riches propriétaires en Irlande, il y
a encore juste quelques années, est éclairante. On les enfermait
dans des couvents. On les confinait dans la honte,
coupables d’avoir, par leurs appâts trop généreux, détourné
ces bons messieurs. On leur enjoignait d’implorer le
pardon divin, avant de leur arracher leur enfant pour le
confier à quelque famille de bien. Il y a de la part de ces
conseilleurs bien-pensants, un incroyable mépris pour les
petits payeurs que nous sommes.

Le pardon par devoir n’affranchit pas de la dette, il
la consacre. Soit que l’offensé doive la payer en accordant
malgré lui un pardon qui conditionnerait son propre droit
à vivre. Soit qu’à l’inverse, il constitue une nouvelle dette
inversée : « après tout ce que je t’ai pardonné, tu me dois
bien ça ! » Là où la morale prétend avoir acquitté, elle a
au contraire constitué un lien de dépendance indélébile.
Le sceau du pardon a un prix exorbitant, on ne peut plus
jamais s’en affranchir. Le pardon compris comme une
morale religieuse ou une règle de vie ne libère donc pas.
Il enferme dans le jeu incessant de la culpabilité qui nous
poursuit.

D’une dette infinie à la promesse d’une libération sans fin

Pardonner par devoir, pardonner parce qu’il le faut,
parce que Jésus le commande et si, malgré les apparences,
c’était le contraire du pardon biblique ?

Dans l’évangile de Matthieu, Pierre demande à Jésus
 : « Seigneur, combien de fois pardonner à mon frère,
quand il péchera à mon égard ? Jusqu’ à sept fois ? Et Jésus
lui répond : je ne te dis pas sept fois, mais soixante dix fois
sept fois ! » [4]

Pierre vient vers Jésus avec inquiétude : la communauté
pour laquelle Matthieu écrit, est déjà en proie aux
divisions et dissensions. L’heure est à la blessure. Jusqu’où
faut-il pousser l’exigence du pardon ? Quelques versets
plus haut [5], on venait déjà de poser des limites : essaie seul
à seul, puis avec l’aide de médiateurs, puis devant la communauté
Et si ça échoue, et bien considère cet ennemi

pour ce qu’il est : un renégat [6]. Pierre sent bien que cette
façon de résoudre les conflits ne suffit pas pour vivre avec
le poids du mal subi. Que faire ? C’est ce qu’il vient demander
à Jésus.

Premièrement, Pierre fixe lui-même le cadre. Il
s’agit de pardonner « à mon frère », c’est-à -dire à un membre
de la communauté. à€¡a va de soi, mais on l’oublie vite.
La question ne vise donc pas une règle de droit commun.
D’ailleurs comment, dans la société, instaurer le pardon à 
l’infini sans se rendre complice du mal ? C’est donc, une
règle pour vivre entre chrétiens. Le mal y est aussi présent
qu’ailleurs : l’expérience le montre. Guerres de religion,
abus sexuels et abus de pouvoirs de toutes sortes, nous
rappellent à la réalité. Mais, s’il s’agit d’une façon de vivre
entre chrétiens, c’est parce que le pardon dont il est question
est lié à la foi en Jésus-Christ Le pardon ne relève pas
de l’éthique, mais du lien avec Jésus-Christ. Pour faire
court, c’est la foi qui pardonne, ce n’est pas moi.

Deuxièmement, Jésus répond par un excès dans
l’excès. Sept, chiffre de la perfection, c’est déjà beaucoup.
C’est déjà le maximum. Soixante dix fois sept fois, c’est
trop ! Ce n’est pas à ta portée ! Là où on a l’habitude d’entendre
cette phrase comme une dette infinie, je vous propose
de l’entendre comme une libération infinie. Comme
toujours, (et ceux qui ont suivi les émissions précédentes
n’en seront pas surpris) comme toujours la question tient
au rapport que nous entretenons avec Jésus-Christ : est-il
un maître qui impose une super-loi ou est-il est le Seigneur
de la grâce ? Si on s’adresse à lui en s’inquiétant
du comment faire pour bien faire, alors on ne peut être
qu’écrasé. Vivre au prix d’un effort sans fin ,œ dont on est
incapable ,œ ne peut pas être une Bonne Nouvelle ! Mais, si
on s’adresse à lui du fond de notre désespoir devant tant de
mal et tant d’impuissance à y faire face, alors, dans l’excès
de sa réponse, on entend une Bonne Nouvelle. C’est une
promesse dont le premier temps est : trop fort pour toi ! Et
le second : je m’en occupe pour toi ! Alors, le pardon n’est
plus un impératif éthique ou religieux, mais une mise en
circulation de la grâce.

Pardon ? Vous avez dit : par don ?

Le verbe « pardonner » lui même nous invite à cette
idée de mise en circulation. Devinez un peu, c’est le même
verbe que celui qu’on traduit par « laisse les morts enterrer
leurs morts » ! Laisse aller. Laisse circuler.

Le mal que nous avons subi nous fixe, nous immobilise
dans la souffrance. On est reclus dans sa rancoeur et
dans sa haine, malheureux d’être malheureux, recroquevillé
sur sa peine, même si elle est légitime. Il y a certaines
maladies comme ça, qui nous clouent dans une immobilité
douloureuse, dans un corps raidi par on ne sait quelle
contracture invisible qui du moindre mouvement fait une
plainte. Le pardon, ce serait comme un relâchement (c’est
d’ailleurs un des sens du verbe grec), comme un consentement
de nos mécanismes internes et inconscients à se
détendre. Rien à voir avec un impossible effort pour se
déployer par ses propres forces, mais avec quelque chose
de l’extérieur qui surviendrait à l’intérieur, qui abolirait
ces réflexes de protection qui nous tenaient dans une perpétuelle
crispation. Le propre du pardon, c’est de laisser
aller, de laisser circuler en nous un amour qui n’est pas le
nôtre.

Comme le fait Jésus sur la croix. Là , il connaît horreur,
torture à mort et solitude totale.

Ou bien vous en faites l’acte héroïque d’un jusqu’auboutiste
religieux, ou bien vous en faîtes la victime innocente
réclamée par un dieu sanguinaire comme le prix
monstrueux de son pardon, ou bien vous entendez que
Dieu lui-même choisit de passer par cette horreur pour
nous y ouvrir une voie. Qui est ton Christ ? Ce n’est pas
une question de théologiens, c’est tout bonnement vital.

Entre écrasement et respiration, entre mort et vie.

Sur la croix, Jésus ne dit pas : « je vous pardonne
soixante dix fois sept fois ». Il en appelle à un Autre :
« Père, pardonne-leur. Ils ne savent pas ce qu’ ils font ! » [7]

Triomphe des bourreaux ? Ils auraient réussi à 
anéantir l’humanité ? Non ! Ils auraient réussi, s’il n’y
avait pas eu ce recours à l’extérieur : « Père, pardonne-
leur. Ils ne savent pas ce qu’ ils font ! » Mot à mot : « Père,
laisse aller pour eux, car ils n’ont pas vu ce qu’ils font ! »
Face à l’horreur d’une humanité torturée et torturante, en
proie à une violence qui la déshumanise, Jésus n’a plus de
ressource en lui-même. Son humanité est laminée. C’est
exactement ce dont jouissent les auteurs de torture, réduire
à rien l’humanité dans l’autre. Et aussi en eux-mêmes,
mais ça ils ne le savent pas ! Ils ne l’ont pas vu.

Peut-être vous souvenez-vous qu’au tout début de sa
vie publique, Jésus est poussé au désert, pour y être tenté.
Et en quoi consistait la tentation ? à‚¬ être Dieu plutôt
qu’humain ! A chaque fois, Jésus repoussait cette tentation,
non par ses propres forces, mais en prenant appui sur une
Parole extérieure à lui, celle du Père. L’humanité passe par
une parole hors d’elle-même, une parole extérieure à elle.
Ce récit de tentation est à la fois initiation et programme
de toute son action future : choisir l’humain. Et de fait, à 
cet instant ultime, pour demeurer fidèle à son humanité,
Jésus fait appel à un autre que lui-même. Le pardon ne
vient pas de lui, mais est appel à une parole extérieure.
Face à ce qui menace l’humanité, il fait appel à ce qui
la fonde : la parole première qui toujours nous précède.
L’humanité vit d’être fondée ailleurs qu’en elle-même,
sauf à s’aveugler.

Pour comprendre le mot pardon, il faut garder en
tête que le mal nous aveugle. « Ils ne savent pas », c’est-à dire
littéralement : « ils n’ont pas vu ce qu’ils font », quasiment
au sens propre : la violence, la haine les aveuglent.
« Laisse aller pour eux », ça signifie : « ouvre un chemin
pour leurs yeux ! » Ouvre un chemin pour leurs yeux !
Fais-leur voir ce qu’ils font ! Ouvre un chemin, pour qu’ils
puissent aller, eux aussi. Ouvre un chemin pour qu’ils
puissent se mettre en marche. Pour qu’ils puissent laisser
derrière eux les tombeaux de folie qui les tiennent : « Laisse
les morts enterrer leurs morts ! Toi, quand tu es en marche,
tu annonces le Royaume de Dieu ! » Autrement dit :
que l’humanité ne soit pas retenue dans la mort, enterrée
dans les cimetières douloureux de l’histoire ! Car, comme
l’écrit encore Daniel Mendelsohn, « le grand danger, ce
sont les larmes, les sanglots, dont les Grecs, sinon l’auteur de
la Genèse, savaient qu’ ils n’ étaient pas seulement une douleur
mais aussi un plaisir narcotique : une contemplation
endeuillée si cristalline, si pure, qu’elle peut finalement vous
immobiliser. » [8] Dans l’appel qu’il lance à son Père, Jésus
dit : « Ouvre un chemin pour leurs yeux », autrement dit :
« que malgré l’horreur, il y ait encore un avenir. Quelque
chose à venir. » Et qu’est-ce qui vient ?

Vient d’abord une parole qui fait lumière, qui dit
le mal, qui l’identifie comme tel. Qui ouvre les yeux sur
la réalité du mal. Le pardon ne couvre pas la violence et
la méchanceté d’un voile d’oubli. Il n’a rien à voir avec
une amnistie par prescription, comme si d’être lointain
le crime en devenait anodin, ou supportable. Il faut dire
clairement ce qui a détruit, ce qui a nié l’humanité. C’est
non seulement une question d’équité pour rendre justice
aux victimes, c’est aussi une question d’avenir. Pour que
demain soit un autre jour. Il faut dissiper la confusion
équivoque entre bien et mal, sinon, ce ne serait même pas
un lendemain, ce serait toujours un passé, un passif.

Vient ensuite, une parole qui rend humain à nouveau.
Qui restitue l’humanité à l’humain. Une parole qui
dit aux victimes : on a bien pu te faire croire que tu étais
réduit à rien. Sache-le, pour moi, tu auras toujours un
nom propre, tu es toujours digne d’être aimé. Tu as une
dignité que rien ne peut t’enlever. Une parole qui dit aussi
aux bourreaux : tu as bien pu croire que tu étais maître du
monde, mais tu n’étais qu’esclave de ta haine. On a bien
pu te dire que tu n’étais plus digne d’être un humain, que
tu étais à ranger dans la catégorie des monstres : eh bien !
sache-le, pour moi, tu es toujours digne d’une parole. Tu
es toujours digne d’être aimé. Tu l’as toujours été, mais tu
ne le savais pas. Tu n’osais pas le croire. Tu as une dignité
que rien ne peut t’enlever.

Le recours à la parole extérieure, le recours au
pardon d’un Autre est la condition de la restauration de
l’humanité blessée, même blessée à mort.

Vient enfin une parole qui espère. « J’ai vu un
ciel nouveau, et une terre nouvelle » dit le visionnaire de
l’Apocalypse. Le pardon ne vise pas seulement le solde du
passé ni la sérénité d’aujourd’hui. Il est plus que cela, il est
déjà l’advenue d’une réalité nouvelle. Comme une trouée
d’éternité dans le présent, comme un monde nouveau au
coeur du monde d’aujourd’hui. Si ce monde est nouveau,
c’est que, comme le pardon, il ne vient pas de nous. Il
n’est pas l’aboutissement d’une volonté ni d’un progrès
humains. Il est nouveau parce qu’il n’est pas le résultat
de nos efforts, sinon, il ne serait que l’amoncèlement de
nos idoles.

La nouvelle terre n’est nouvelle que parce que le ciel
est nouveau.

C’est d’entendre Dieu d’une façon nouvelle qui
ouvre l’avenir. De l’entendre non comme le procureur qui
nous somme de pardonner, mais comme Celui qui pardonne
pour nous.

Alors, ça prendra le temps que ça prendra, mais un
jour, la douleur et la haine qui te tiennent encore dans
leurs griffes vont finir par s’évanouir. Et des jours neufs te
sont promis. Gratuits.

Dieu offre un avenir libre de toute dette.

Et, il arrive qu’un morceau d’éternité, une parcelle
du nouveau monde nous soit donnés. Il arrive, et cela nous
laisse dans une légèreté ébahie, qu’une haine qu’on croyait
résidente à jamais, se soit soudain évanouie. On ne sait
comment.

Juste par grâce. Juste par don !

Notes

[1Daniel Mendelsohn, Les disparus, Coll. J’ai lu, traduit de l’américain par
Pierre Guglielmina, Flammarion, Paris : 2007.

[2Daniel Mendelsohn, ibid. p. 274.

[3Matthieu 18.23-35, traduction Louis Segond.

[4Mt 18.21-22.

[5Mt 18.15-18.

[6C’est ainsi que nous interprétons : « un non-juif ou un collecteur de taxes »,
un traître à sa patrie spirituelle.

[7Lc 23.34. Le verset manque dans de nombreux manuscrits. On peut le
considérer comme un ajout tardif de moindre valeur. Ou au contraire,
comme une ultime touche pour nous éclairer. Le canon du NT l’a retenu.

[8Ibid. p. 809