Carême 2011 :

« Va d’abord te réconcilier avec ton frère »

Chapitre 2

« Va d’abord te réconcilier
avec ton frère »

Poursuivons ensemble notre chemin de Carême,
avec pour fil rouge la réconciliation. Le Carême est en effet
un temps privilégié, un Kairos, pour la réconciliation.
Réconciliation avec Dieu, réconciliation avec soi-même,
réconciliation avec son frère ou sa sœur, réconciliation
entre à€°glises, entre nations et entre peuples. Lors de notre
dernière rencontre, nous avons vu que nous étions déjà 
réconciliés avec Dieu, en Jésus-Christ, par l’oeuvre de Jésus-
Christ. Jésus-Christ s’est identifié au péché, il a pris
sur lui tout ce qui t’éloignait de Dieu, pour que tu sois de
nouveau tout proche de Dieu. Jésus-Christ t’a déjà réconcilié
avec Dieu. Il a déjà fait tout ce qu’il fallait pour que,
si tu acceptes cette réconciliation, si tu acceptes d’être accepté
tout en te sachant inacceptable, tu sois maintenant
en mesure de te réconcilier avec tes frères et soeurs. Car il
ne te suffit pas d’être réconcilié avec Dieu, il ne te suffit
pas de te sentir bien, d’être « zen », d’être comme dans
un cocon, au bénéfice de l’amour inconditionnel et de la
grâce de Dieu. Cette grâce, comme dit le théologien Dietrich Bonhoeffer, cette grâce a un coà »t. Ce n’est pas une
grâce à bon marché, c’est une grâce qui coà »t [1] .

Cela peut paraître curieux, de parler de grâce qui
coà »te, puisque par définition, la grâce est gratuite. Mais
si nous recevons cette grâce de Dieu pour ce qu’elle est,
comme un amour inconditionnel, sans aucune condition,
qui nous accepte comme nous sommes, qui nous rejoint
là où nous sommes, là où nous en sommes, alors nous ne
pouvons pas continuer à vivre comme avant. Le prix de la
grâce, c’est le fait d’être propulsé vers des oeuvres d’amour,
à la suite du Christ. C’est le fait d’obéir aux commandements
du Christ. Ce que le Christ nous demande, ce n’est
sans doute pas facile, sinon ce ne serait pas un commandement ;
mais ce n’est certainement pas impossible, sinon ce
ne serait pas non plus un commandement Et parmi ces
commandements, il y a la réconciliation avec nos frères et
sœurs.

Seigneur, notre Dieu, notre Père, donne-nous
d’entendre tes commandements pour ce qu’ils sont, de les
prendre au sérieux comme le prix de la grâce, et de leur
obéir avec joie et gratitude. Amen.

« Supposons ceci : tu viens présenter ton offrande à Dieu sur l’autel. à‚¬ ce moment-là , tu te souviens que
ton frère ou ta sœur a quelque chose contre toi. Alors,
laisse ton offrande à cet endroit, devant l’autel. Et
va d’abord te réconcilier avec ton frère ou ta sœur.
Ensuite, reviens et présente ton offrande à Dieu » [2] .

La réconciliation tient une place de choix dans le
Sermon sur la montagne, dans cet enseignement de Jésus
tel que nous le rapporte Matthieu. Et une place décisive,
puisque cette réconciliation semble bien l’emporter même
sur toute manifestation de la foi, sur toute attitude de piété.
Le culte est en effet conditionné à la restauration des
relations entre frères et sœurs. à‚¬ quoi bon aller au culte, à 
quoi bon porter une offrande sur l’autel, à quoi bon bénéficier
de la proximité de Dieu, de ta réconciliation avec
lui, si tes relations avec tes frères et sœurs, avec Henri ou
avec Brigitte, demeurent abîmées, demeurent rompues ? Si
tu continues à vivre comme s’ils n’existaient pas, comme
s’ils n’étaient pas des sujets de parole ni des êtres responsables
 ? Comme s’ils n’étaient pas eux aussi créés à l’image
de Dieu, et comme si Jésus n’était pas mort et ressuscité
pour eux aussi, comme pour toi ?

Mais attention : Jésus ne te dit pas : « Va te réconcilier
avec ton frère ou ta sœur, plutôt que de porter ton
offrande à Dieu sur l’autel ». Il te dit : « Va d’abord te
réconcilier, et ensuite, reviens, et présente ton offrande à 
Dieu ». La Bible ne nous parle ni d’une tour d’ivoire, où tu
serais bien au chaud, réconcilié avec Dieu, tout seul avec
Dieu, ni d’une simple fraternité humaine, où tous les êtres
humains seraient réconciliés, vivraient en bonne entente,
et construiraient eux-mêmes leur royaume sur terre, sans
avoir besoin de Dieu. La Croix a une dimension verticale
et une dimension horizontale. La vie chrétienne est une
alternance de prière et d’action, une respiration avec l’inspire
et l’expire : la réconciliation avec Dieu nous propulse
vers la réconciliation avec nos frères et sœurs, qui elle-
même nous renvoie à Dieu, nous renvoie au culte, pour
rendre grâces et pour reprendre souffle, pour reprendre
des forces et repartir au combat vers de nouvelles réconciliations.

« Laisse là ton offrande, et va d’abord te réconcilier
avec ton frère ou ta sœur » L’apôtre Paul nous dit-il
autre chose, lorsqu’il exalte la grandeur de l’amour : « Si je
n’ai pas l’amour, je ne suis rien. () Maintenant ces trois
choses demeurent : la foi, l’espérance et l’amour. Mais la
plus grande des trois est l’amour » [3] ? Ce n’est pas la foi, c’est
l’amour ! L’apôtre Paul, qui d’ordinaire met tant l’accent
sur le salut par la grâce, au moyen de la foi, voit donc
dans l’amour une chose plus grande encore ! Car la foi
est « agissante par l’amour » [4]. L’amour, la réconciliation, le
renouvellement des relations après une rupture, tout cela
n’est pas une option, n’est pas facultatif : c’est la mise en
œuvre de la foi, c’est, finalement, le cœur même de la foi,
c’est la foi elle-même, en tant que dynamique de réconciliation.

Si la réconciliation est au centre de la vie chrétienne,
si elle est si importante pour le témoignage de
l’Église, comment la mettre en pratique ? Si la réconciliation
est la mise en œuvre de la foi, comment mettre
en œuvre cette mise en œuvre ? Comment l’amorcer, et
comment persévérer, comment la poursuivre jusqu’à son
terme ? Ni Jésus ni Paul ne semblent nous donner le mode
d’emploi Mais la Bible nous propose quelques pistes.
Comment vas-tu faire pour te réconcilier avec Henri, ou
avec Brigitte ?

Le premier pas de la réconciliation, c’est la prière.
Il n’y a pas de réconciliation sans intercession. La prière
pour demander à Dieu qu’il t’éclaire, qu’il te donne l’humilité
et le courage nécessaires, qu’il purifie tes pensées,
qu’il inspire tes paroles. Et la prière pour présenter à Dieu
Henri ou Brigitte, pour demander à Dieu de prendre soin
d’Henri, ou de Brigitte. Car dès lors que tu prieras pour
Henri, tu ne pourras plus le voir comme avant. Si tu persévères
dans cette prière pour Henri, tout ce qui te le rend
odieux, détestable, insupportable, tout cela va s’effriter
peu à peu : en dépit de toutes les misères qu’il a pu te faire,
tu vas voir Henri dans toute son indigence, dans toute sa
souffrance, dans toute sa détresse. Demande à Dieu de te
présenter Henri comme l’un de ses enfants, comme un
homme fait à son image, comme un pécheur pour lequel
Jésus-Christ a donné sa vie, est mort et ressuscité, pour
lui comme pour toi. Son visage ignoble, qui ne méritait
jusqu’alors que mépris, dédain, ou insulte, son visage se
transforme au cours de la prière dans le visage du frère [5].
Alors, tu ne pourras plus haïr Henri aussi facilement.

*****

Pierre et Georges étaient deux membres de la même
Église. Mais ils ne se supportaient pas. Bien sà »r, ils étaient
très différents l’un de l’autre. Pierre était originaire d’un
pays du Nord, et Georges d’un pays du Sud. Ils n’avaient
donc pas eu la même éducation, ils ne partageaient pas
la même échelle de valeurs. La ponctualité, par exemple,
n’avait pas tout à fait la même importance pour l’un et
pour l’autre. Mais aussi la disponibilité, l’hygiène, l’autorité
des parents et l’obéissance des enfants, tout cela n’était
pas perçu de la même façon par l’un et par l’autre. Leur
manière de lire la Bible, aussi, différait assez largement :
pour l’un, les récits de la Création devaient être lus comme
des mythes, pour l’autre, ils étaient Parole de Dieu à recevoir
littéralement. Enfin, leur conception de l’Église, le
rôle du pasteur, le vêtement que celui-ci devait porter lors
des célébrations, la fréquence de la sainte Cène, la présence
systématique ou épisodique des conseillers presbytéraux
lors des activités de la paroisse, et jusqu’à l’horaire du
culte, tout était matière à discussion, à désaccord, à dispute.
Chacun des deux était exaspéré dès que l’autre ouvrait
la bouche. Décidément, Pierre et Georges n’étaient
pas faits l’un pour l’autre. Mais ils étaient membres de la
même Église. Que faire pour partager la même vie communautaire,
quand on est si différents ?

Oui, bien sà »r, on peut tout faire pour s’éviter. On
peut entrer dans le temple par la porte de gauche, quand
l’autre y entre par la porte de droite. On peut s’asseoir sur
l’un des bancs du fond, quand l’autre a pris l’habitude
de s’installer devant. On peut s’enfuir sitôt le culte terminé,
afin d’être sà »r de ne pas le croiser. On peut même
fréquenter un autre lieu de culte, lorsque la paroisse a la
chance d’en avoir deux. Et on peut parler de l’autre en
son absence en des termes peu amènes, pour le discréditer,
le dénigrer, monter un clan contre lui. Toutes choses
qui avaient été tentées par l’un et par l’autre, par Pierre et
par Georges. Mais la lassitude avait fini par les gagner. Et
Pierre avait voulu tenter de se réconcilier avec Georges.
Mais comment faire ?

Pierre s’était tourné vers Dieu, en lui demandant
dans la prière de l’aider sur ce rude chemin de réconciliation.
Et peu à peu l’image qu’il avait de Georges avait
commencé à changer. Et pourtant, un noyau dur résistait
Chaque fois qu’il voyait Georges, qu’il l’entendait
parler, il sentait au fond de lui une poussée d’adrénaline
incontrôlable, et il ne maîtrisait plus ses réactions et ses
propos. Il haussait le ton sans s’en rendre compte, il s’emportait
sans le vouloir. Et il en était le premier malheureux :
« Comment ai-je pu dire des choses pareilles ? Comment
ai-je pu me comporter d’une manière aussi minable,
aussi lamentable ? », regrettait-il par la suite. Il sentait bien
que la prière était pour lui un puissant soutien, mais il
avait besoin aussi d’être épaulé par un frère. Il décida alors
de solliciter une tierce personne : pas n’importe laquelle,
mais un membre de l’Église, Bernard, reconnu pour sa
sagesse, sa pondération, et dont il savait qu’il était aussi
proche de Georges que de lui, qu’il avait la totale confiance
des deux. Il lui dit ceci : « Écoute, Bernard, tu sais que j’ai
un problème avec Georges. Je voudrais faire un pas vers
lui, mais il n’y a pas moyen, c’est plus fort que moi ! J’ai
demandé à Dieu de m’aider, et j’ai déjà fait, grâce à lui,
de grands progrès, mais j’ai besoin de toi. Pourrais-tu me
parler de Georges ? Ne me raconte pas tous ses défauts, je ne
les connais que trop ! Mais parle-moi de lui en bien, rappelle-
moi toutes ses qualités, tout ce qu’il apporte à l’à€°glise,
tout ce que je pourrais apprécier chez lui. Car ce sont des
choses que je ne peux plus voir » Bernard réfléchit un
instant, et se mit à lui parler longuement de Georges, de
ses dons, de tout ce par quoi il enrichit la vie de l’Église,
et de tout ce qui chez lui pourrait avoir du prix aux yeux
de Pierre.

La suite de l’histoire, je te la laisse deviner. Il a fallu
encore quelques combats dans la prière, et quelques interventions
de Bernard auprès de Pierre, mais aussi auprès
de Georges. Et voilà qu’un beau jour, Pierre et Georges
sont tombés dans les bras l’un de l’autre, et aujourd’hui,
ils sont les meilleurs amis du monde. Ou bien plus exactement,
ils sont devenus réellement frères. Chacun des deux
a pu dire à l’autre : « Merci à toi pour ce que tu es. Merci à 
toi d’être toi. Ta différence m’enrichit ».

Pierre et Georges sont devenus réellement frères.
Mais ne l’étaient-ils pas déjà , puisqu’ils étaient membres
de la même Église ? On entend souvent dire : « Nous
sommes frères et soeurs en Christ, on ne devrait donc jamais
se disputer. Ce n’est pas bien d’être en conflit quand on
partage la même foi chrétienne » En réalité, les choses ne
sont pas si simples. Et dire cela, c’est courir le risque d’un
refoulement du conflit, qui va ressurgir un jour ou l’autre,
au moment où l’on s’y attendra le moins, sur un objet tout
à fait anodin, et personne ne comprendra rien. Chercher
à se raisonner avec des propos moralisants ne résout nullement
le problème.

Car au fond, que signifie : « Vivre en frères et
sœurs » ? Si tu as grandi, comme moi, avec des frères et
des sœurs dans ta famille, tu dois bien te souvenir que
ce n’était pas toujours un long fleuve tranquille ! Qu’il
y avait parfois des disputes, des tensions, des conflits, et
même des pleurs. Bien sà »r, les adultes cachent davantage
leur jeu. Mais qu’est-ce que vivre en frères et sœurs,
sinon se frotter, se heurter, se confronter, se disputer, et
apprendre à demander pardon et à pardonner, apprendre
à reconnaître ses torts et à accueillir à nouveau son frère
ou sa soeur, apprendre à se réconcilier ? Car se réconcilier,
cela s’apprend, et c’est de la responsabilité des parents de
l’enseigner à leurs enfants.

L’Église n’échappe pas à la règle. Dire que l’Église ne
devrait pas connaître de conflits, c’est confondre l’Église et
le Royaume, c’est sous-estimer la dimension proprement
humaine de notre « pauvrette Église ». L’Église est peut-
être même un lieu particulièrement « conflictogène », précisément
parce que l’on nie et que l’on refoule les conflits,
au lieu de les considérer comme un phénomène tout à fait
normal, un phénomène universel, et au lieu de les dépasser
par la réconciliation. La prière et le recours à une tierce
personne peuvent être de puissants vecteurs de réconciliation.
Une tierce personne qui n’est pas un arbitre, qui
n’est pas un juge, qui n’est pas là pour trancher ni pour
dire qui a raison et qui a tort, une tierce personne qui n’a
aucun pouvoir, mais dont la force réside précisément dans
sa faiblesse. « Ma force s’accomplit dans ma faiblesse » [6] :
telle est l’éthique paulinienne de la médiation.

Notes

[1e Cf. Dietrich Bonhoeffer, Vivre en disciple. Le prix de la grâce, op. cit.

[2Mt 5, 23-24

[31 Co 13, 2b +13.

[4Ga 5, 6.

[5Cf. Dietrich Bonhoeffer, De la vie communautaire et Le livre de prières de
la Bible, Genève, Labor et Fides, 2007, p. 77.

[62 Co 12, 9.