vous avez dit : Carême protestant ?
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vous avez dit : Carême protestant ?
Quel sens peut donc bien avoir le Carême dans
une perspective protestante ? Tel est le point de départ des
méditations qui nous sont ici proposées. Quel sens pour
le Carême protestant, dans les deux sens du mot « sens » !
Quelle signification, quelle valeur, quelle teneur sémantique
? Mais aussi quelle orientation, quel but, quelle finalité ?
Quelle réalité faut-il mettre derrière le terme « Carême
», et vers où cette réalité nous conduit-elle ?
Entre d’une part le légalisme scrupuleux, pointilleux,
en matière de règles de vie, de renoncements et de
restrictions, et notamment d’interdits alimentaires, et
d’autre part l’insignifiance et par conséquent l’indifférence,
ne pourrait-on imaginer une troisième voie ? Une
troisième voie qui serait enracinée dans l’Écriture, et
fidèle aux intuitions et aux principes de la Réforme du
xvie siècle : Sola gratia, Sola fide, Sola scriptura, Soli Deo
gloria.
L’identité protestante est trop souvent conçue et
vécue comme une identité négative : un protestant, c’est
un non-catholique C’est un chrétien qui ne va pas à la
messe, n’est pas soumis à l’autorité du Pape, ne prie pas
la Vierge Marie, et ne mange pas du poisson le vendredi.
Ne serait-il pas plus opportun de définir la foi protestante,
non par ce qu’elle n’est pas, mais par ce qu’elle est ? Et de
ce fait, l’expression « Carême protestant » cesserait d’être
considérée comme un oxymore, comme une contradiction
dans les termes.
Si le protestantisme prend l’audace d’assumer le
Carême, sans crainte d’incongruité ou d’infidélité à sa
propre identité, cela ne signifie pas pour autant que le
Carême protestant doit être une aventure purement intellectuelle,
strictement cérébrale. Il est temps de briser aussi
ce stéréotype-là . Le statut privilégié de la réflexion théologique,
nourrie de la Bible, dans la tradition protestante,
présente l’immense intérêt de nous aider à penser notre
foi. Mais à condition que cela débouche sur des impulsions
existentielles, sur des engagements de vie.
Le Carême est avant tout une séquence temporelle,
une période spécifique de l’année : les quarante jours qui
précèdent la fête de Pâques. La Réforme du xvie siècle a
désacralisé les lieux, les objets et les personnes, en abolissant
les pèlerinages, le culte des reliques et le sacerdoce
personnel du prêtre. Pour considérer que Dieu seul est
saint, que lui seul doit être glorifié. Mais ce désenchantement
du monde a conduit, avec les siècles (et avec la
sécularisation), à relativiser la portée du calendrier liturgique.
Or, une vie de foi ne peut se passer sans dommages
de cette précieuse structuration qu’offre un rapport qualifiant
à la temporalité. La tension eschatologique de notre
histoire, orientée par l’attente du retour du Christ, se
nourrit paradoxalement d’une représentation cyclique du
temps : jusqu’à la Parousie, nous célébrons chaque année
Noël et Pâques. Non seulement comme des commémorations
de la naissance et de la résurrection de Jésus-Christ,
mais aussi et surtout comme des occasions de reconsidérer
notre vie, et d’expérimenter hic et nunc les promesses
de notre propre résurrection, « les arrhes de l’Esprit » [1] , les arrhes du Royaume.
Or, cette expérience ne peut se traduire uniquement
par des « temps forts » à caractère festif, mais doit
s’inscrire dans une certaine durée. L’Avent est la préparation
de nos coeurs à recevoir le seul cadeau de Noël qui
puisse orienter notre vie, la venue de Dieu parmi nous.
Et le Carême est la montée vers le seul événement susceptible
de restaurer en profondeur nos relations, la victoire
du Christ sur la mort, la promesse pascale d’un renouveau
en nous et entre nous.
Le Carême est donc une occasion, une opportunité,
un temps favorable pour quitter nos chemins de
mort, et nous engager résolument sur des chemins de
vie. Et ce choix concerne au premier chef notre vie relationnelle.
Qu’est-ce que l’expérience de la mort au sein
même de notre vie, sinon la rupture, la fracture, le déchirement
et l’éloignement, la déréliction (c’est-à -dire le
sentiment d’abandon total) ? Le Christ lui-même a connu cette terrible épreuve avant la mort physique : trahi, renié,
délaissé par les siens, il s’est même cru rejeté par son Père
lorsqu’il s’écria sur la Croix : « Mon Dieu, mon Dieu,
pourquoi m’as-tu abandonné ? » [2] Il n’est pas question,
comme d’aucuns l’ont fait, d’édulcorer cette parole ni
tout ce qu’elle exprime, en relevant par exemple que Jésus
s’adresse à « mon Dieu », et qu’il garde par conséquent un
lien avec son Père dans cette prière ; ou bien qu’en citant
le début du Psaume 22 [3] , il devait bien savoir que si celui-
ci commence par un cri de détresse, il se termine par un
chant de louange. Non, Jésus a réellement vécu ce que
nous vivons aussi parfois : l’expérience de la rupture et la
sensation intime, irrépressible, d’être abandonné de tous.
Et pourtant, la Bonne Nouvelle de Pâques, c’est la
proclamation d’une réconciliation. Réconciliation avec
Dieu, tout d’abord. Malgré ce que nous sommes, malgré
tout ce que nous avons pu dire ou faire, malgré notre participation
active ou passive, par notre manière de vivre,
à la crucifixion du Christ, chacune et chacun d’entre
nous est aimé(e) de Dieu, de manière inconditionnelle et
irréfragable. La réconciliation avec Dieu est déjà faite, à
l’initiative de Dieu lui-même. Il ne nous reste plus qu’à
l’accepter. Et le Carême peut être un temps favorable pour
prendre conscience de cette oeuvre de réconciliation déjà
engagée, et pour lui répondre.
Cette réconciliation avec Dieu nous ouvre le chemin
d’une réconciliation avec les autres, avec notre prochain.
La Bible nous parle tant de réconciliation qu’il peut
sembler curieux que nous nous complaisions dans nos
divisions. Mais l’Écriture n’occulte en rien les obstacles
et les conditions sévères de la réconciliation, et même les
pièges tendus par certaines réconciliations. Il importe
donc de nous mettre à l’écoute de cette Parole si incisive,
si corrosive même à l’égard de nos tendances naturelles,
et si libératrice. Le Carême peut être une opportunité de
vivre concrètement la libération qu’annonce l’à€°vangile, à
travers le dénouement des noeuds relationnels qui nous
asservissent et nous oppressent. Qui niera combien les
tensions, les fâcheries, les médisances et les coups tordus
parasitent notre quotidien ? Lorsqu’ils ne s’expriment pas
physiquement (insomnies, brà »lures d’estomac, problèmes
de peau ou de respiration), les conflits relationnels affectent
nos pensées, notre sensibilité et notre vie émotionnelle.
Le message de réconciliation que porte l’Évangile
s’avère à cet égard un puissant vecteur de guérison de nos
relations.
Mais ce ne sont pas seulement les relations interpersonnelles
qui se trouvent concernées par les promesses
bibliques, et au bénéfice des graines de réconciliation semées
dans l’Écriture. Le Carême peut être aussi une occasion
de mesurer la dimension sociale, communautaire,
et même internationale, du message réconciliateur de la
foi chrétienne : « la foi agissante par l’amour » [4] . Utopie ?
Ou plutôt subversion de nos manières de voir, de penser,
de vivre ? Lorsque la parole du Christ qui nous demande
d’« aimer nos ennemis » [5] , aura été prise au sérieux dans
son impact intercommunautaire, interecclésial, mais aussi
sociopolitique, nous aurons fait un grand pas dans la résolution
de payer le « prix de la grâce » qu’évoquait Dietrich
Bonhoeffer [6]. C’est tout le bien que je vous souhaite à travers la lecture de ces méditations, qui se présentent
comme six rencontres : c’est la bénédiction que j’appelle
sur toi, mon lecteur, ma lectrice, au nom de Celui qui
nous a réconciliés avec notre Père pour que nous devenions
« ambassadeurs de réconciliation pour Christ » [7] .
Notes
[2] Mt 27, 46 ; Mc 15, 34.
[6] Cf. Dietrich Bonhoeffer, Vivre en disciple. Le prix de la grâce, Genève, Labor et Fides, 2009